Presqu’une année après « l’explosion de joie » de l’armistice, partout dans les villes et villages des fêtes et des banquets réunissent tout au long des mois de septembre à décembre 1919 les hommes qui viennent d’être, après une longue attente, démobilisés. Ce moment est très particulier car, venant à peine de quitter la vie militaire, ces hommes vont bientôt renouer avec la vie citoyenne en étant appelés aux urnes pour choisir maires puis députés, élection d’où sortira la célèbre « chambre bleu horizon ».
C’est à ce moment que les « ex-poilus », s’organisant en associations et militant pour l’édification de monuments du souvenir, multiplient les occasions de se retrouver un dimanche lors d’une fête ou dans un banquet afin de célébrer le retour à la vie sans pour autant oublier les frères d’armes disparus.
Dès octobre à Albens, tout au long du mois de novembre à Saint-Ours, Gruffy ou Saint-Félix, fin décembre à Cessens, on fête les démobilisés. Partout, un banquet et au cœur d’une journée bien remplie. Les établissements qui les hébergent sont toujours mentionnés dans de petits articles du Journal du Commerce. Ainsi à Gruffy, en novembre c’est « l’hôtel de la poste, chez M. Guévin » qui sert aux 120 convives un banquet offert par la commune. Parfois les anciens combattants choisissent un établissement tenu par des hôteliers démobilisés. C’est semble-t-il le cas pour le banquet du canton d’Albens qui se tient au restaurant Lansard. À Saint-Ours, c’est le restaurant Brun qui a été choisi tandis que les anciens poilus de Cessens se retrouvent chez Coudurier pour célébrer leur démobilisation.
Un repas de mariage en 1908 (archives privées)
Les menus que l’on propose sont bien éloignés du « rata » des tranchées. Avec un regard actuel ils peuvent nous sembler plus que démesurés, toutefois ils témoignent d’un « art de la table » qui s’était peu à peu imposé à la Belle époque tout en restant réservés aux évènements exceptionnels comme les noces. Sur ce menu de 1908 on découvre un repas en trois temps : hors d’œuvres, plats de résistance, desserts. La partie centrale est la plus nourrissante avec deux volailles, un poisson, une viande rouge et une blanche, deux légumes et quelques quenelles.
Le repas servi par le restaurant Lansard le dimanche 5 octobre est construit sur le même modèle. Son menu, imprimé par la maison Ducret de Rumilly, a été publié par Kronos en 2014 dans le livre « Se souvenir ensemble ». Les desserts servis furent plus que copieux avec pièces montées, fromages, corbeille de fruits sans parler des boissons avec café, liqueurs et vins à volonté. Autant « d’ingrédients » qui contribuèrent, rapporte la presse « au succès de cette réunion » dont on note qu’elle se déroula dans la « gaieté la plus franche » avec les incontournables chants et la prise de parole au moment du dessert. C’est « le capitaine Charles Magnin, un glorieux poilu d’Orient » qui « remercia ses compatriotes d’être venus nombreux, puis après avoir évoqué quelques souvenirs de la grande guerre leva son verre et but à la France victorieuse et à l’union de tous ses enfants. Le toast fut couvert d’applaudissements ».
Image illustrant les cartes postales de guerre (archives privées)
Dix mois après la fin des combats, place est ainsi donnée à la gaieté à travers bals et chansons. « Ce fut le tour des chanteurs qui obtinrent un joli succès » indique-t-on pour Albens comme pour Cessens où « la parole est donnée aux chanteurs ». Ils captent très certainement les applaudissements en entonnant « la chanson du Pinard » et bien sûr « La Madelon », autant d’hymnes au gros vin rouge qui avaient servi à chasser le cafard.
Enfin ces banquets ne se terminent pas sans qu’un bal soit prévu, « très animé » à Saint-Ours, « avec orchestre » à Saint-Félix, où « le meilleur accueil est réservé aux jeunes filles de la commune et des environs » pour Cessens.
Mais si partout la gaieté, l’entrain accompagnent cette journée, si tous ces hommes retrouvent un instant encore la fraternité des tranchées, la fête terminée, ils vont être accaparés par les soucis du quotidien. Devant renouer avec un milieu qui les a oubliés ou se battre pour obtenir des pensions bien modestes, beaucoup s’enfermeront alors dans le silence.
Avec le retour de la paix, l’injonction faite aux femmes en août 1914 de remplacer « sur le champ du travail ceux qui sont sur les champs de bataille » devient caduque. Mais pour autant, tout peut-il recommencer comme avant ? Mères, épouses, jeunes filles qui ont traversé les terribles épreuves de ce long conflit aspirent tout d’abord à retrouver une vie familiale traditionnelle.
Le manque de confiance dans l’avenir qui avait poussé les couples à retarder leurs projets de conception pour éviter de faire des orphelins s’efface et partout les naissances sont plus nombreuses. Ainsi la commune d’Albens où de 1919 à 1922 on enregistre quatre-vingt-dix naissances soit exactement le double de toutes celles advenues durant le conflit.
Quant aux mariages, partout dans l’Albanais les « promises » qui avaient en accord avec le fiancé retardé leurs noces vont être nombreuses à convoler dès 1919. Durant les quatre années d’après-guerre, les unions représentent plus de 70% des mariages enregistrés depuis 1913.
Dans une société essentiellement rurale, encore proche des valeurs de la religion, fortement structurée par des élites masculines, le rôle de la femme doit être celui de la bonne épouse, de la mère attentive. C’est dans ce contexte rapidement brossé que s’inscrit en 1922 l’élection de la première rosière d’Albens. D’après les dictionnaires de l’époque, la rosière est « une jeune fille vertueuse à laquelle, dans certaines localités, on décerne solennellement une récompense, souvent une somme d’argent ». Celle que peut remettre en 1922 la commune d’Albens à la jeune fille choisie provient d’un legs que Benoît Perret a fait par testament quelques années auparavant. Reprenant les conditions du donateur, le conseil municipal fixe par une délibération « au jour de la fête patronale la remise de la somme de 1000 francs à une jeune fille de 18 à 25 ans née dans la commune et y habitant depuis sa naissance qui aura la meilleure conduite envers sa famille et la société ». C’est le conseil municipal qui choisit parmi quatre candidates Marie Félicie pour avoir, après le décès de sa mère en 1916, élevé ses sept frères et sœurs.
Le Journal du Commerce relate ainsi la cérémonie : « À onze heures eut lieu le couronnement de la rosière devant une grande affluence. La fanfare prêtant son concours, M. Philippe Charles remplaçant M. le maire empêché, entouré de tout le conseil municipal après avoir félicité en terme « délicat » Melle Rey, lui remit le legs. Celle-ci, en un compliment des mieux composé remercie le donateur et tout le conseil municipal de l’avoir choisie comme rosière. Le défilé en musique et un vin d’honneur clôturèrent cette simple et touchante cérémonie ».
Cette célébration de la « jeune fille méritante » très répandue à cette époque a souvent un notable ou une personne aisée à l’origine de sa création. Benoît Perret en est un bel exemple, lui qui construisit sa fortune à Paris dans les milieux boursiers où il avait été coulissier. C’est peut-être à ce moment-là de sa vie qu’il a perçu l’importance sociale de ces fêtes particulièrement nombreuses en région parisienne. Revenu dans sa région d’origine, il a pu également s’inspirer d’exemples proches comme ceux de l’Albenc ou Vinay en Isère.
Si l’image traditionnelle de la femme semble encore dominer, il est des domaines dans lesquels des éléments de modernité s’imposent peu à peu comme la mode.
Publicité parue dans le Journal du Commerce en 1919
Dans tous les villages et les petites villes on trouve de nombreuses couturières et modistes qui proposent à leurs jeunes clientes des modèles au goût du jour. Ainsi peut on à côté de chez soi pousser la porte de ces ouvrières du vêtement. Le choix est important puisqu’on dénombre neuf couturières à Grésy-sur-Aix, cinq à Albens où l’on trouve aussi deux modistes, un magasin de vêtement, l’établissement Jacquet. Rumilly n’est pas en reste avec la maison Janin-Gruffat dont les encarts publicitaires, publiés dans le Journal du Commerce, informent des dernières tendances. Il est loin le temps de la Belle époque avec ses tenues corsetant le corps, ses chapeaux immenses. Des vêtements moins contraignants, adaptés aux travaux que les femmes ont assurés durant la guerre, se sont imposés. Dès lors, il n’est pas surprenant de voir la maison Janin-Gruffat proposer à ses clientes des coupes droites, des robes confortables, plus courtes, la taille juste soulignée par une ceinture. Si les bottines à lacets rappellent encore la Belle époque, tel n’est pas le cas du chapeau porté bas sur le front et de la coupe de cheveux plus courte.
Le monde du spectacle va fournir une dernière figure de la modernité féminine en la personne de Marie Minetti née en 1892 à Albens où son père était ferblantier.
Deux photographies de l’actrice Marie Minetti en costume dans deux de ses rôles en 1916 et 1925 ( archives en ligne)
En 1914, on la retrouve en Angleterre où elle fera une carrière d’actrice de théâtre et de music-hall. On parle souvent d’elle dans la presse britannique pour une interprétation de la Marseillaise sur scène en 1916 puis au sujet de ses nombreux rôles dans « Tina », « Carminetta » ou encore « Here comes the bride » qu’elle joue en 1925 au « Piccadilly theatre ». À travers ses tenues de scène, cette trentenaire illustre bien, loin de son « Albanais natal », la femme des années folles.
Dans notre pays, faire revenir à la vie civile cinq millions d’hommes s’avère être une opération difficile qui provoque beaucoup de mécontentements car le processus s’étale dans le temps sur plus de dix mois.
Voici ce qu’écrit un poilu de Cessens à sa famille en juillet 1919 : « Heureusement que Mr Deschamp, le fameux secrétaire d’état à la démobilisation, prenait toutes les mesures nécessaires pour que toutes les classes de réserves, soient, une fois la paix signée, renvoyés dans leurs foyers, dans les plus brefs délais possibles ! il la copiera celle-là ».
Il est vrai que le gouvernement allait attendre jusqu’en juin 1919 que la paix soit signée avec l’Allemagne (traité de Versailles) pour franchement lancer la seconde vague de démobilisation, de juillet à septembre. La première démobilisation qui s’était déroulée entre novembre 1918 et avril 1919 n’avait permis de faire revenir au village qu’un petit nombre de soldats, soit pour des raisons familiales soit pour un impératif économique. Tel est le cas des cordonniers d’Albens, Favre et Garnier, qui font paraître dans le Journal du Commerce de petits encarts rédigés ainsi « démobilisé, a l’honneur de prévenir le public et son ancienne clientèle qu’il a repris son commerce ».
Dès février 1919, on peut voir l’annonce du médecin d’Albens « Le docteur J. Bouvier de retour des Armées a l’honneur de prévenir sa clientèle qu’il a réouvert son cabinet. Consultations : vendredi et samedi de 8h à 11h, les autres jours sur rendez-vous ».
Ce n’est qu’au long parcours que le soldat rentre chez lui, après avoir rejoint un centre de regroupement puis le dépôt le plus proche de son domicile. Quant aux jeunes classes 1918 et 1919, elles ne seront libérées qu’en mai 1920 et mars 1921.
Tout cela désorganise les régiments qui ne sont plus composés de façon homogène. Les anciens côtoient durant des mois les jeunes recrues. Pour ces vieux chevronnés, le temps est long comme s’en plaint l’un d’eux, en mai 1919, auprès de sa famille : « Aujourd’hui je n’ai pas grand-chose à faire, ce matin nous avons fait l’exercice. Inutile de vous dire si ça me déplaît, surtout qu’il faut manœuvrer avec les classes 18 et 19 ».
C’est à partir d’octobre 1919 qu’on va pouvoir dire que la plupart des poilus du canton d’Albens ont retrouvé familles et villages. Toutes ces années de guerre durant lesquelles ils ont vécu des heures terribles ne facilitent pas le retour à la vie civile. Il n’y a pas comme maintenant de cellule psychologique pour les aider à revenir dans le monde normal des « jours de paix ».
Bien vite ces hommes vont chercher à se regrouper en créant des associations « d’anciens combattants » et à se rencontrer en organisant des banquets. Dès octobre, novembre 1919, le Journal du Commerce annonce ceux qui se déroulent à Cessens, Saint-Ours, Albens, Gruffy, Saint-Félix. Ces banquets sont souvent précédés d’une cérémonie comme on peut le voir le 9 novembre à Saint-Ours : « Les poilus de la commune ont fêté leur retour. À 10 heures du matin, tous se réunissaient pour aller déposer une couronne sur la tombe de leurs chers camarades morts au champ d’honneur. M. Viviand, doyen d’âge prononça devant une foule considérable une patriote allocution. Il rappela en termes émus les évènements de la grande guerre et demanda à tous les assistants de ne jamais oublier ceux qui sont morts pour la France. Un délicieux banquet réunissait ensuite les poilus au restaurant Brun. Après un discours de M. Viviand François fils, la parole est donnée aux chanteurs. Un bal animé termina cette bonne journée. Une quête faite au profit des mutilés de la Savoie a produit la somme de 39F50 qui a été envoyée au trésorier ».
Dans cet article écrit un an après l’Armistice, on relève déjà bien des thématiques qui sont encore les nôtres aujourd’hui. On y parle de la « Grande Guerre », du « devoir de mémoire » et des « morts pour la France », des données qui furent abordées dans le livre « Se souvenir ensemble », publié par la société Kronos.
Si la vie reprend son cours avec un bon repas suivi de chants et d’un bal animé, on n’en oublie pas pour autant l’immense cohorte des mutilés. La France en dénombre plus de 380 000 dont environ 15 000 « Gueules cassées ». On peut se faire une idée de l’importance de ces souffrances dans le canton d’Albens en prenant pour référence les cinquante hommes de la classe 1915. Trois furent victimes des gaz, quatre gravement atteint à la face (nez, joue, mâchoire, perte de la vue) sans parler de cinq d’entre eux atteints d’infections (paludisme, bacillose, cystite) ni des amputés (main, jambe). Peu d’entre eux bénéficient d’une pension, l’État déjà impécunieux préfère distribuer des médailles ou leur laisser le soin de se procurer un casque Adrian avec sur la visière cette belle formule « Soldat de la Grande Guerre – 1914-1918 ».
Amputés de la jambe, de la main dans un hôpital en 1919 (archives privées)
On peut lire dans le Journal du Commerce en date du 27 avril 1919 un article expliquant « les modalités de la délivrance du casque-souvenir aux soldats de la grande guerre ». On y précise que « tout miliaire ou famille de tout militaire décédé ayant appartenu à une formation des armées, a droit au casque-souvenir et à une plaquette sur laquelle sont inscrits ses états de service ». De nombreuses familles de l’Albanais possèdent et conservent encore aujourd’hui de tels casques.
Il est toutefois une catégorie de combattants qui n’aura pas droit à ce casque-souvenir. Ce sont les prisonniers de guerre, tous ceux qui furent capturés dès les offensives de l’été 1914. C’est le cas pour trois soldats de la classe 1913 du canton qui se retrouvent en captivité dès la fin d’août 1914. Ils vont passer toute la guerre dans des camps à Stuttgart, Munster ou Leschfeld.
Bandeau d’un journal de camp (archives privées)
Un article du Journal du Commerce décrit en novembre 1918 le terrible état qui est celui de ces hommes qui regagnent alors le territoire national : « L’aspect physique de beaucoup de ces rapatriés porte le signe de longues souffrances. Les plus éprouvés sont ceux qui ont vécu de longs mois à l’arrière des lignes, soumis à de durs travaux… Après un court séjour à Nancy, les prisonniers vont être dirigés vers l’intérieur le plus tôt possible ».
Ils ne vont pas bénéficier de la reconnaissance de leurs épreuves souffrant de la comparaison avec les soldats héroïsés.
À la fin de la Grande Guerre, la plupart des communes de France, encouragées par l’État, construisirent des monuments aux morts. C’était l’occasion d’honorer les enfants du pays, de ne jamais oublier leur sacrifice et leur donner, à travers l’inscription de leur nom, la postérité pour leur contribution à la victoire de l’armée française. Pour certaines familles, le nom gravé est également, un siècle plus tard, la dernière trace de leur passage dans nos villages. L’inscription d’un soldat se justifie lorsqu’il est décédé au combat, est titulaire de la mention « Mort pour la France », qu’il est natif ou résident de la commune. Les soldats décédés après 1918 des suites de blessures ou maladies consécutives à la guerre n’ont généralement pas été considérés comme « Morts pour la France » et ne figurent pas sur les monuments.
Monument aux morts d’Ansigny
C’est pourtant le cas à Ansigny d’Auguste Germain, le dernier nom gravé sur le monument aux morts de la commune. Après avoir effectué son service militaire dans l’Escadron du train des Équipages entre 1890 et 1891, il avait travaillé au sein de la Compagnie des Chemins de Fer d’Annemasse. Au moment de la mobilisation générale, à 45 ans, il rejoint les troupes en août 1914 puis entre avril 1915 et juin 1916. Il est finalement réformé à cette date pour une hémiplégie droite et rentre à Ansigny où il décèdera en janvier 1919, la mention « Mort pour la France » figurant sur le registre des décès.
À Albens, les plus attentifs ont certainement remarqué les noms de deux soldats de la commune décédés en 1914 et rajoutés plus tard en fin de liste sur le monument. Une carte postale du monument réalisée dans les années 20 confirme l’absence de leurs noms à ce moment-là. Qui étaient donc ces deux soldats ?
Il y a tout d’abord Antoine Martin, fils de François et Louise (née Genoux, originaire de Boussy). Né en 1874 à Albens, il effectue son service militaire à Lyon au sein du Régiment de Dragons puis de l’Escadron du Train des Équipages entre novembre 1895 et octobre 1898 avant d’en sortir avec son certificat de bonne conduite accordé. Revenu dans la vie active, il habite successivement à Rumilly, Alby-sur-Chéran, Annecy, Aix-les-Bains – et exerce durant un temps le métier de boucher – avant de revenir aider ses parents à la ferme, à La Paroy, où il retrouve son frère missionnaire que nous évoquions dans un article précédent (Hebdo des Savoie n°964 / revue Kronos n°33). Une semaine avant de fêter son quarantième anniversaire, la mobilisation générale est décrétée et il rejoint le 14ème Escadron Territorial du Train à Lyon en août 1914. Le 26 septembre suivant, il décède à l’hôpital Desgenettes des suites d’un accident survenu en-dehors du service, il est alors enterré au cimetière de la Guillotière de Lyon avec la mention « Non mort pour la France ». Pourtant, en 1957, lors de la création de la Nécropole Nationale de la Doua à Villeurbanne, Antoine Martin y est enterré avec une tombe portant la mention « Mort pour la France » (d’autres enfants d’Albens sont dans le même cas). Environ 100 000 soldats français sont déclarés « Non Morts pour la France », parmi ceux-ci on retrouve des soldats décédés des suites de maladie, de blessures, des suicidés, des fusillés, des accidentés, des décédés en prison, …
Les deux noms ajoutés sur le monument aux morts et la tombe d’Antoine Martin à la Doua.
Le second nom rajouté tardivement sur le monument aux morts est celui de Guillaume Pianta, né en 1887 à Futenex. Petit-fils d’immigrés lombards plâtriers, Guillaume a déjà perdu ses deux parents lorsqu’il s’en va effectuer son service militaire en octobre 1908. Il fera également partie du 14ème Escadron du Train des Équipages avant de rejoindre le 99ème Régiment d’Infanterie jusqu’à la fin de son service en septembre 1910. En mai 1913, alors qu’il est désormais maçon, il se réengage dans l’armée au sein du 4ème Régiment d’Infanterie Coloniale au Maroc puis au 9ème Bataillon Colonial du Maroc et participe aux violents combats opposant l’armée française aux guerriers marocains « insoumis ». Lorsque la mobilisation générale est décrétée le 1er août 1914, « le journal des marches et opérations du bataillon » (consultable sur internet) permet de suivre au jour le jour le départ des troupes pour la France puis son entrée dans le conflit mondial. Le 28 août 1914, dans une citation du journal de marche, il est indiqué « Le bataillon se replie et prend position entre Dommery et la Fosse‑à-l’eau (Ardennes). Vif engagement, feu violent de l’artillerie allemande. Malgré de fortes pertes, le bataillon se maintient sur ses positions ». Le compte-rendu se poursuit avec le bilan des pertes, des blessés et des disparus. Guillaume Pianta fait partie de cette dernière catégorie. C’est dans un jugement transcrit en septembre 1921 qu’il est reconnu comme « Mort pour la France » le 28 août 1914. Les inscriptions sur le monument aux morts avaient-elles déjà été effectuées avant l’inauguration du mois en novembre 1921, d’où son rajout tardif ? Dans l’Église d’Albens, son nom est également rajouté en bas de liste sur les plaques commémoratives. La volonté de la famille qui espérait encore un retour du fils dont on avait perdu la trace ou un simple oubli ?
Un monument à la gloire de la division Marocaine à La Fosse-à-l’eau.
D’autres soldats originaires d’Albens, « Morts pour la France », figurant dans un registre envoyé par la commune au ministère des pensions dans les années 20, ne sont cependant pas présents sur le monument aux morts :
– Marius Abry, du 22ème Bataillon des Chasseurs Alpins, décédé à 33 ans à Wettstein (Haut-Rhin) en mars 1916. Son nom n’est a priori répertorié sur aucun monument de France.
– Léon Francisque Bel, 36ème Régiment d’Infanterie Coloniale, décédé à 32 ans en avril 1914 et enterré à la Nécropole Nationale de La Crouée dans la Marne. Son nom est présent sur le monument aux morts de la commune de Saint-Vincent-de-Barbeyrargues (Hérault) dont il était résident.
– Félix Joseph Buttin, militaire de carrière depuis son engagement à dix-huit ans. Lieutenant du 33ème Régiment d’Infanterie, décédé à 40 ans en avril 1916 et enterré à la Nécropole de Cerny-en-Laonnois dans l’Aisne. Son nom apparaît à Annecy sur une plaque commémorative à l’Hôtel de Ville.
Ces quelques éléments permettent de comprendre que tous les noms des soldats morts pour la France ne sont pas indiqués sur les monuments aux morts de nos communes.
Une dernière curiosité à propos du monument aux morts d’Albens. Le nom de Joseph Métral y figure, cependant, selon les recensements, aucune famille Métral ne vivait à Albens et aucun soldat de ce patronyme originaire d’Albens n’est présent dans les archives de l’armée. Absent de la plaque commémorative dans l’Église, il n’est pas non plus répertorié dans le document de la commune envoyé au ministère des pensions en 1929 ni même présent dans les registres d’état civil. Le mystère est entier concernant son identité.
Cette femme courageuse dont nous avons raconté le périple dans un précédent article allait être plusieurs fois décorée, en particulier pour son courage en Roumanie lors de la terrible épidémie de typhus qui frappe les armées tout au long de l’hiver 1917.
Clémence Brunet se trouve alors à Jassy dans le nord-est de la Roumanie. La ville est alors l’ultime réduit des forces roumaines qui ont dû abandonner successivement la capitale Bucarest puis les villes de Braïla et Galatz. Durant cette longue retraite notre infirmière major se signale par son courage comme l’écrit le préfet de Galatz « A rendu de très grands services dans les différentes évacuations et sous le bombardement, par son sang froid et son esprit d’initiative. A su accepter avec bonne grâce les difficultés d’installation matérielle très primitive en tirer parti pour l’organisation des services ».
Carte extraite de l’almanach Hachette 1918 (collection privée)
Dans une longue lettre expédiée à sa tante, Clémence Brunet relate tous les épisodes de la retraite qu’elle effectue avec les membres de la Mission française employant successivement pour se déplacer des chars à bœufs, un bateau hôpital russe qui descend le Danube et enfin un train spécial munition pour arriver à Jassy.
Voici la situation dramatique qu’elle y trouve : « Deux jours de voyage et nous arrivons à Jassy. Là, que de mal pour nous loger… Nous tombons dans des logis infectés ; nous étions si lasses que nous acceptons n’importe quoi… Devant nos ennuis les sœurs nous recueillent et depuis nous sommes logées à Sion, fort bien car le lit est propre, nous avons des draps… Nous sommes six dans un couloir, mais nous sommes contentes car cette vie de réfugiées n’a rien de bien gai ».
Devenue capitale provisoire du royaume et base arrière des troupes françaises, la ville qui comptait 80 000 habitants a vu sa population quintupler au cœur de l’hiver 1917. Une épidémie capable de faire grimper le taux de mortalité à 20% explose alors car les gens sont entassés dans des lieux infestés de poux et que l’hygiène est insuffisante. La multiplication des hôpitaux et le dévouement du corps médical ne peuvent rien face aux terribles conditions qui entraîneront la mort de 60 000 soldats. Voici comment un médecin français décrit la situation dans son service : « Un matin, en entrant dans une des salles, j’éprouve la sensation que le plancher ondule sous mes pas. Me penchant, je le vois recouvert d’un épais tapis de poux, véhicule du typhus ».
Pour affronter ce typhus, les médecins donnaient aux infirmières la consigne de ne pas quitter leurs gants, de ne parler qu’en cas de nécessité, et de retenir, autant que possible, leur respiration. La mort touche malgré tout le personnel médical à l’image du docteur Jean Clunet dont le décès fait la une du Figaro en mai 1917.
Clémence allait vivre durant près de six mois dans cet enfer où l’on désinfecte tous les vêtements comme l’on peut. Dans le courrier qu’elle écrit à sa famille depuis Jassy, elle évoque aussi le manque de nourriture : « La vie ici est terrible, ainsi aujourd’hui, impossible de trouver autre chose que de la polenta – le plat national appelé mamaligua ici, si elle était préparée comme chez nous encore ce serait un rêve, mais simplement cette semoule délayée dans l’eau. Pas de pain aujourd’hui, espérons que demain ce sera mieux ».
Pour son courage, elle allait à deux reprises être distinguée par la France. Le 14 avril 1917 elle reçoit la médaille d’honneur des épidémies, avant d’être à nouveau décorée le 27 décembre de la médaille d’or des épidémies, insigne que lui décerne le sous-secrétaire d’état du service de santé militaire, M. Justin Godart avec la citation suivante : « En raison de la durée et de l’assiduité des soins que vous avez prodigués à nos soldats blessés ou malades et du dévouement de tous les instants dont vous avez fait preuve à leur égard pendant la guerre ». On dit que cette décoration est pour une femme l’équivalent de la légion d’honneur.
Elle allait enfin recevoir une distinction de la part de la reine de Roumanie, la croix de la « Regina Maria ».
La reine de Roumanie entourée d’infirmières à Jassy (archives en ligne)
Une médaille où l’on voit la reine en tenue de service de santé, celle-ci étant devenue dès 1914 infirmière volontaire de la Croix-Rouge pour aider les malades et les blessés. Sans doute une décoration dans laquelle Clémence Brunet devait bien se retrouver, elle qui dans sa lettre du 15 janvier 1917 écrivait à propos de la souveraine : « Nous rencontrons souvent la reine qui est très aimable, très simple, dans la rue, elle nous salue ; elle est venue nous voir dans notre petit coin à Sion où nous raccommodions nos bas. À Bucarest, elle nous avait reçu au palais, nous faisant visiter son hôpital et nous remerciant si gentiment ».
La guerre terminée, elle allait encore recevoir de nombreuses décorations, dont en 1920 la médaille de la Reconnaissance française décernée à titre civil envers tous ceux qui sans obligation légale ni militaire ont aidé les blessés et les invalides, et en 1938 la médaille d’honneur de l’Assistance publique.
Décédée en 1962, elle repose dans le cimetière d’Albens, à quelques mètres du monument aux morts de la Grande Guerre au pied duquel se dresse une belle statue de poilu. Elle a retrouvé la compagnie de ces soldats pour lesquels elle s’était tant dévouée un demi-siècle auparavant.
Le vendredi 21 décembre dernier, l’association Kronos présentait à l’Espace Patrimoine (Entrelacs) une conférence de Rodolphe Guilhot sur « Gautier, seigneur de Montfalcon et l’Albanais de l’an Mil ».
L’occcasion de revenir sur les origines du château de Montfalcon (La Biolle) et du prieuré de Saint Innocent (église actuelle de Brison-Saint-Innocent), aux alentours de l’an 1084.
La conférence fut l’occasion d’une « inauguration » de la nouvelle salle contigüe à l’Espace Patrimoine. Cette salle, qui jusqu’ici accueillait l’office de tourisme d’Albens, est désormais confiée à l’association Kronos qui se chargera de l’animer par diverses conférences et animations pour les scolaires autour de thématiques liées au patrimoine et à l’histoire locale.
La nouvelle salle était comble : une petite quarantaine de personnes étaient réunies pour l’occasion, en présence de Claude Giroud, maire délégué d’Albens et conseiller départemental. La soirée s’est achevée dans la bonne humeur autour du verre de l’amitié.
Le vendredi 21 décembre prochain, l’association Kronos vous proposera une conférence animée par Rodolphe Guilhot (professeur d’Histoire-Géographie et membre de Kronos), qui vous emmènera dans « Une plongée dans l’Albanais de l’An Mil avec Gautier, seigneur de Montfalcon ».
L’acte de fondation du prieuré de Saint-Innocent (1084) sera le point de départ permettant d’évoquer les origines de la seigneurie de Montfalcon, dont les ruines du château se trouve sur la commune de La Biolle. La famille de Montfalcon sera aussi replacée dans son contexte féodal entre un royaume de Bourgogne finissant, la suzeraineté des comtes de Genève et la cohabitation avec les comtes de Savoie.
En effet, si la châtellenie de Montfalcon des XIVème et XVème siècle est bien connue grâce aux travaux menés par l’Université Savoie-Mont-Blanc, les origines de cette seigneurie étaient restées jusqu’ici peu étudiées.
À 20h, à l’Espace Patrimoine, 177 rue du Mont-Blanc, à Albens (73410 Entrelacs). Entrée libre et gratuite.
Lorsqu’au milieu du flot des soldats démobilisés, l’infirmière major Clémence Brunet revient à Albens en 1919, il est vraisemblable que peu de gens sont alors en mesure d’imaginer le périple insensé que cette fille de commerçant du village a effectué durant les quatre ans de guerre européenne.
Certains ont alors possiblement en mémoire le court article paru deux ans auparavant dans le « Journal du Commerce » relatant son parcours de guerre sous le titre éloquent « Une infirmière deux fois citée à l’ordre de l’armée ». Les fidèles du journal pouvaient y lire ceci « Nous apprenons avec plaisir que la fille aînée de M. Joseph Brunet négociant à Albens, vient d’être l’objet de deux citations pour sa courageuse conduite : Mlle Clémence Brunet, infirmière major de l’Union des Femmes de France, débuta en 1914 en Belgique, à Bruxelles. La ruée teutonne l’obligea à se replier avec nos troupes ; elle soigna nos blessés à Epernay, Nancy etc…et fut désignée pour faire partie de la Mission militaire française en Roumanie, où elle reçoit la médaille d’honneur des épidémies le 14 avril 1917…Mlle Brunet est actuellement sur le front italien. Toutes nos félicitations à cette courageuse Femme de France ».
Clémence Brunet est une de ces figures féminines emblématiques de la Grande Guerre, l’ange blanc comme on surnomme alors les infirmières. Ces dernières côtoient dans l’imagerie de l’époque trois autres types de femmes, la munitionnette travaillant dans les usines d’armement, la marraine de guerre qui soutient le moral des soldats sans famille et enfin la douloureuse figure de la veuve murée dans son malheur sous ses voiles noirs.
Grâce aux archives que la famille Brunet a mis à notre disposition nous pouvons voir Clémence, en tenue d’infirmière, photographiée sans doute lors d’un de ses retours à Albens en 1916.
Clémence Brunet
Cette femme de 31 ans est alors une infirmière confirmée qui a débuté dans le métier bien loin de son albanais natal en 1911 au Maroc à l’hôpital Saint-Martin de Casablanca. Elle a quitté son statut d’infirmière professionnelle dès août 1914 pour effectuer un service bénévole pendant toute la durée de la guerre. C’est à ce moment là qu’elle incorpore l’Union des Femmes de France, une des trois sociétés de la Croix rouge française, la plus populaire. Elle se démarque ainsi de la SSBM (Société de Secours aux Blessés Militaires) et surtout de l’aristocratique ADF (Association des Dames de France).
Son parcours d’infirmière de guerre va d’abord la conduire de 1914 à 1916 dans de nombreux hôpitaux du front occidental (Bruxelles, Lille, Nancy, Compiègne) où elle soigne la plupart du temps les contagieux. Partout on relève son zèle et son dévouement.
Est-ce ces qualités ou sa capacité à se retrouver à la tête d’unités de 80 à 100 lits qui la qualifie pour partir en Roumanie avec la Mission militaire française en octobre 1916.
Pourquoi un départ si loin de la France et que va faire cette mission en Roumanie ? Ce pays qui vient de rentrer en guerre à nos côtés se trouve aux prises avec les armées des empires centraux (Autriche-Hongrie et Allemagne). La mission française va apporter à l’armée roumaine une aide logistique indispensable d’autant plus indispensable que la Roumanie voit son front enfoncé. C’est au cours de cet épisode dramatique que Clémence Brunet va faire preuve d’un remarquable courage dont nous avons un aperçu à la lecture de la citation qui accompagne sa médaille d’honneur des épidémies en avril 1917 « A fait preuve d’un grand dévouement et d’une complète abnégation dans les différents services des hôpitaux de Bucarest, Braïla, Galatz et Jassy, où elle a été affectée. S’est particulièrement distinguée en prodiguant ses soins aux malades atteints de typhus exanthématique pendant l’épidémie qui a sévi à Jassy en février-avril 1917 ».
Le récit de son séjour effroyablement dangereux à Jassy mérite un plus long développement que nous nous proposons d’aborder une autre fois. Il suffit de savoir qu’elle ne quitte ce lieu qu’à la dernière extrémité pour partir terminer son service d’infirmière de guerre sur le front italien. Elle est envoyée en septembre 1917 à l’hôpital français de Livourne où elle va assurer le service de la salle d’opération et de pansements avec une compétence absolue, un dévouement de tous les instants toujours prête à rendre service et à seconder ses collègues. En 1919, elle est toujours en Italie et s’occupe d’une unité de 80 lits pour soigner les malades atteints de la grippe, la fameuse grippe espagnole qui allait faire plus de 274 000 morts dans la péninsule et toucher un italien sur sept. Le directeur de l’hôpital la voit partir à regret, appelée « chez elle par des raisons impérieuses ». De retour en Savoie, on la retrouve très vite en activité dans un hôpital temporaire n°103 de Chambéry où elle dirige une unité d’une centaine de lits.
Cette « courageuse Femme de France » comme on la nomme dans l’article du « Journal du Commerce » de février 1918 fait partie de l’immense cohorte des oubliées de l’histoire que sont les femmes de la Grande Guerre.
Clémence Brunet avait reçu de nombreuses médailles attestant de son courage et de son dévouement, un siècle plus tard on peut penser qu’il lui manque peut-être une dernière distinction, celle de voir une rue de son village natal porter son nom.
Cet article se veut être le prolongement de la conférence donnée le samedi 14 février 1987 à La Biolle.
Dans le vaste domaine de la préhistoire en Savoie, La Biolle est célèbre par son site de la Grande Barme de Savigny qui a fourni une des plus anciennes dates de l’implantation des hommes du néolithique chez nous : 3 060 ans AV. JC.
Ce n’est pas le seul intérêt de ce site. L’étudier permet également de parler du peuplement de l’Albanais, des conditions de vie des premiers agriculteurs de Savoie, des techniques archéologiques qui conditionnent nos connaissances.
I La Savoie des derniers chasseurs aux premiers agriculteurs
Voyons tout d’abord ce qui se passe durant les derniers millénaires qui précèdent l’installation de ces agriculteurs chez nous.
Noue parlerons donc des grands changements qui caractérisent la fin de la préhistoire et qui s’accompagnent d’importantes migrations.
Pour mettre le lecteur à l’aise, quelques généralités préalables l’aideront à s’y retrouver.
La Préhistoire est la longue période de la vie des hommes durant laquelle l’écriture est inconnue. C’est l’archéologie qui fournit l’essentiel des documents non écrits (outils, restes alimentaires, poteries…) servant à reconstituer ce lointain passé.
Cette longue période se décompose en trois ensembles chronologiques, de plus en plus courte et inventifs.
– Le Paléolithique : des origines de l’homme à environ 10 000 avant JC. La fin du paléolithique (âge de la pierre taillée et des chasseurs nomades) connaît d’importantes glaciations.
– Le Néolithique (âge de la pierre polie) voit l’invention et la diffusion de l’agriculture à partir du Proche-Orient. Entre 8 000 et 2 500 avant JC. Les hommes se sédentarisent.
– L’âge des métaux (cuivre, bronze puis fer) : de 4 500 avant JC jusqu’à l’arrivée de l’écriture (qui correspond, en Savoie, avec l’occupation romaine, au Ier siècle avant JC.). Les hommes accroissent leurs capacités techniciennes.
Avec l’arrivée de l’écriture (inventée au Proche-Orient vers 3 500 avant JC), la Préhistoire prend fin et l’Histoire commence.
Parcourons maintenant, à travers quatre tableaux successifs les quelques millénaires qui séparent la fin du paléolithique de l’installation des néolithiques à La Biolle. Nous pourrons ainsi observer les importants changements qui viennent bouleverser la vie de nos ancêtres.
Le premier tableau noua conduira à St-Thibaud-de-Couz vers 11 000 ans avant JC, le second au Proche-Orient et dans l’Europe entière, le troisième à Charavines en Isère vers 4 000 ans avant JC et le dernier à La Biolle vers 3 000 ans avant JC.
A) En Savoie, à la fin du paléolithique
Reconstitution du paysage et de la faune près de la grotte de St-Thibaud-de-Couz à l’époque magdalénienne vers 10 000 avant JC. (Dessin A. Loebell et M. Colardelle dans Archéologie n° 121)
Ce paysage est une reconstitution réalisée a partir des pollens recueillis lors des fouilles par l’archéologue P. Binz. Noue sommes à St-Thibaud-de-Couz à l’époque du magdalénien.
Noue voyons une steppe froide coupée de quelques bouquets de pins et de bouleaux. Le fond de la vallée est occupée par des marécages. La température moyenne annuelle était inférieure de 4° à la température actuelle. De gigantesques calottes de glace recouvraient encore les Alpes, occupant l’actuelle cluse de Chambéry et tout l’Albanais.
Les hommes étaient, bien évidemment peu nombreux. Les quelques tribus vivant en Savoie s’étaient installées sur les contreforts de la Grande Chartreuse à Gerbex, St Christophe la Grotte, St-Thibaud-de-Couz.
C’étaient de petits groupes de chasseurs nomades venant du sud (Vercors) à la recherche de gibier : rennes, bouquetins, chamois qu’ils suivaient dans leurs migrations. Ils ont laissé dans ces abris les traces de leurs passages sous forme d’outils taillée dans le silex et le cristal de roche permettant de les
identifier.
B) L’agriculture arrive du Proche-Orient
Cette seconde étape de l’évolution préhistorique, nous la lirons au travers d’une carte du Proche-Orient, du bassin méditerranéen et de l’Europe entre 7 000 et 3 000 ans avant JC. (carte ci-dessus)
Durant les trois millénaires qui nous séparent du tableau précédent, le climat s’est considérablement réchauffé. Les glaciers ont fondu, les animaux, adaptés au froid, ont migré vers le nord (rennes), en altitude (chamois) ou ont disparu (mammouths). Le niveau des mers et océans est monté, donnant nos actuels profils côtiers.
Ces changements climatiques vont, entre autre, contraindre les communautés humaines à modifier leur mode de vie. La chasse au gros gibier devenant difficile, il est plus intéressant de conserver les animaux près de soi (domestication d’espèces plus petites : chiens, moutons, chèvres, bœufs…).
L’élevage voit le jour.
La cueillette permet de trouver de nouvelles plantes (graminées) adaptées au nouveau climat. Pourquoi ne pas faire comme pour les animaux et produira des graines sur place (blé, orge) ? L’agriculture est inventée.
Les hommes se fixent alors la où se trouvent leurs champs et leurs animaux domestiques. Les villages voient le jour en Palestine, en Mésopotamie, à Jéricho, à Jarmo.
C’est donc au Proche-Orient, entre Nil, Palestine et Euphrate, dans ce que l’on appelle le « croissant fertile » que le mode de vie des hommes change radicalement. C’est un ensemble de changements tellement fondamentaux qu’ils sont connus sous le nom de « Révolution néolithique ».
Très vite, les populations du croissant fertile vont augmenter. Les hommes en surnombre vont partir a la recherche de nouvelles terres. Ainsi s’expliquent les migrations qui vont conduire l’agriculture et les paysans jusqu’en France, longeant le Danube ou traversant la Méditerranés.
Vers 5 000 ans avant JC, les premiers agriculteurs atteignent l’Alsace. Venus de l’Est, ils ont remonté le Danube en suivant les zones de sols fertiles et faciles a travailler (les loess laissés par les glaciers).
Vers la même époque, ou un peu avant, l’autre courant de migration atteint les les cotes de Provence et du Languedoc. C’est ici une autre civilisation rurale, qui met davantage l’accent sur l’élevage, surtout celui du mouton. Elle a un caractère moins agraire, pratique plus la chasse. Les agriculteurs se mélangent facilement avec les descendants des chasseurs du paléolithique toujours en place.
Ainsi, vers 4 000 avant JC, deux civilisations agricoles indigènes s’étendent peu à peu sur toute la France et les Alpes. Le chasséen (du nom d’un site du Midi) et le Cortaillod (site suisse).
Ce sont ces nouveaux groupes d’agriculteurs qui vont lentement peupler l’espace Rhodanien et Alpin. Les chasséens venant du Sud par les couloirs du Rhône et de l’lsère, les Cortaillods venant du Nord-Est, du plateau suisse en direction de l’avant-pays savoyard.
C) À Charavines au début du IVe millénaire avant JC
Premiers villagas d’agriculteurs à Charavines (D’après « La vie au Néolithique » par A.Bocquet et A. Houot, Archéologie n° 54 – juin 1982) Défrichement (D’après « La vie au Néolithique » par A.Bocquet et A. Houot, Archéologie n° 54 – juin 1982)
Cette reconstitution d’un village a été rendue possible grâce aux minutieuses fouilles menées par les archéologues autour du lac de Charavines.
Le couvert végétal a changé, le climat s’étant réchauffé ; un climat tempéré très humide et chaud, qui entraîne la fonte des glaces et l’apparition de lacs. La forêt s’étend partout (aulnes, noisetiers, chênes) et les hommes qui arrivent là doivent défricher.
La foret est incendiée pour faire place à des champs (culture sur brûlis) après que les agriculteurs aient abattu les arbres avec leurs gros hachereaux de silex. Les archéologues constatent la régression brutale de la forêt vers 4 000 ans avant JC. Dans leurs recherches sur les pollens, ils constatent la diminution de la part revenant au chêne, tilleul et noisetier. (preuve de l’importance de la déforestation ?)
Les hommes sont plus nombreux, vivent en village, de l’agriculture, de l’élevage mais aussi de la pèche et de la chasse.
Ces hommes s’installent lentement dans la région. Les sites où l’on trouve leurs traces se multiplient dans l’avant pays savoyard ; déjà ces paysans remontent les vallées savoyardes (Tarentaise, Maurienne).
C’est un de ces groupes d’agriculteurs qui va s’installer à La Biolle vers 3 000 ans avant JC. (planche d’illustrations ci-dessous) L’arrivée des populations du néolithique (D’après Archéologie n° 64, A. Bocquet et A. Houot) Vue de la Grotte de La Biolle (D’après Archéologie n° 64, A. Bocquet et A. Houot)
D) Des paysans à La Biolle
C’est un petit groupe qui arrive là avec ses animaux domestiques et ses réserves de céréales.
Il est porteur de la civilisation de Cortaillod, reconnaissable à ses vases (munis de boutons perforés) et ses pointes de flèches particulières.
Ce petit groupe est un élément avancé de la nappe de population, qui à partir du lac de Neuchâtel, s’est étendue sur la Haute-Savoie et la Savoie, des bords du lac Léman jusqu’à Génissiat et La Balme sur le Rhône.
Au Sud, ce groupe va entrer en contact avec les chasséens, qui s’avancent alors jusqu’à Challes et au lac d’Aiguebelette.
La rencontre entre les deux civilisations se serait effectuée à partir de Saint-Alban-Leysse ou La Biolle. C’est dire l’importance du site.
Ce petit groupe s’installe dans un abri sous roche qui domine l’Albanais, faisant face au Revard et au Semnoz.
Un s’attendrait plutôt à les voir construire cabanes et villages, mais comme le disait le grand historien F. Braudel « au début, pas de rupture : grottes et abris sont toujours fréquentés mais les campements de plein air se stabilisant ».
L’abri est vaste, s’ouvrant en plein nord sur le versant de la montagne de La Biolle. La grotte s’enfonce sur plus de 80m, haute de 6m pour 15m de large environ. Elle possède une source qui s’écoule vers l’entrée. Les avis sont partagés quant à la valeur de cet abri.
Voici les témoignages des archéologues qui l’ont fouillé depuis un siècle.
– Celui du Vicomte Lepic qui, au 19ème siècle, insiste sur la position dominante du site :
« de l’entrée, le regard embrase toute la vallée de La Biolle jusqu’aux ruines de l’ancien château de Longefan ; des prairies fraîches et verdoyantes, parsemées de bouquets d’arbres et de petits cours d’eau, rappellent la Normandie ; une succession de collines boisées sépare cette vallée de la vallée d’anneau, dont les montagnes dénudées se découpent sur le ciel et semblent une ville en ruines, à l’horizon, le Grand Salève et les montagnes de Bonneville se perdent dans la brume bleue, particulière aux pays alpestres ».
L’aspect spacieux de la grotte, la présence d’eau à 300m au dessus du fond de la vallée sont présentés aussi comme des avantages non négligeables.
– A. Beeching, attaché de recherche au CNRS, qui a repris des fouilles dans l’abri en 1975, est moins persuadé de ces avantages.
Les conditions d’exposition (plein nord, à 450m d’altitude) ne lui semblent pas très favorables ; l’eau qui traverse la grotte sur toute sa longueur est, pour lui, un élément d’inconfort supplémentaire.
Il précise d’ailleurs que cet abri n’a été habité qu’à deux ou trois reprises au cours des temps (néolithique, age du Bronze, âge du Fer) et qu’il s’agissait à chaque fois de passages assez brefs. Il faut donc plutôt voir dans cet abri un habitat de secours devant les menaces extérieures.
En fait, c’est en termes de « géographie préhistorique » que la position de ce site apparait comme remarquable : à la fois proche du cours du Rhône et de l’Isère et en bordure des voies de passages obligées entre le plateau suisse et le couloir rhodanien.
Encore aujourd’hui, les hommes de l’Albanais tirent parti de cette situation privilégiée.
Nous avons commencé a donner la parole aux fouilleurs de la Grande Barme de Savigny, il est temps maintenant de parler des recherches archéologiques qu’ils y ont ménées et qui conditionnent ce que nous savons du mode de vie des paysans néolithiques d’il y a 5 000 ans.
II Du Vicomte Lepic (1872) à Beeching (1976) ou l’évolution des recherches archéologiques sur un siècle
La grotte a été fouillée à trois reprises de façon connue ; en 1872, 1942 et 1976. Il est intéressant de comparer une fouille du 19ème siècle aux recherches actuelles pour voir de quelle manière le problème archéologique s’est déplacé, de la recherche de l’objet à une recherche scientifique visant à conserver le plus possible le souvenir du sol que l’on détruit en fouillant.
A) Fouiller au XIXème siècle
Le Vicomte Lepic est un des pionniers de 1s recherche préhistorique en Savoie. Il mène des campagnes de fouilles à La Biolle entre 1872 et 1873.
Où en est la recherche préhistorique à ce moment ?
Cette jeune science commence juste à être prise au sérieux. L’existence de l’homme préhistorique et son origine reculée ne sont plus mises en doute.
Aussi, 1s recherche va-t-elle connaître ses grandes heures entre 1870 et 1914 et le Vicomte Lepic s’inscrit dans cette séquence.
Les méthodes de fouilles sont alors plus que sommaires.
Un article de la revue Sabaudia de 1872 résume bien l’esprit de l’époque.
« Des découvertes plus intéressantes pour nous et pour le pays sont celles que cet explorateur a faites dans la grotte de Savigny. Trois vitrines sont remplies des objets recueillis dans le foyer de la grotte… C’est là une bonne fortune pour le musée d’Aix-Les-Bsins, et un bon exemple à suivre pour les explorateurs et les savants. »
L’archéologue est qualifiés d’explorateur, accessoirement de savant. Le but de sa recherche, c’est le recherche des objets – l’objet étant une bonne fortune – pour les musées ou les collectionneurs particuliers.
Cette conception de la recherche peut conduire à des débordements déplorables. Les stations lacustres que l’on commence à mettre à jour en feront les frais.
Gravures et textes de l’époque en témoignent. La pêche aux « antiquités lacustres » au XIXème siècle, d’après une gravure ancienne in « Il y a 3 000 ans. Les artisans du Lac du Bourget à la fin de l’âge du Bronze »
« Les derniers explorateurs ont fait connaître deux exemplaires d’un objet nouveau curieux en bronze. Une place d’honneur doit être réservée aux objets lacustres dans le musée d’Aix-Les-Bains. Il est déplorable que quelques bateliers se soient substitués aux savants explorateurs pour la continuation des sèches lacustres et en aient fait un objet d’industrie et de commerce. »
Qu’est-ce qui différencie le savant explorateur du batelier ? Rien au niveau de la méthode ; la seule différence réside dans le sort réservé aux objets, le musée dans un cas, le commerce de l’autre.
En tous cas, aucune conscience de ce que l’on détruit en pratiquant pêches lacustres ou fouilles. Il faudra attendre le milieu de XXème siècle pour qu’une conception véritablement scientifique l’emporte.
Une publication précieuse
Toutefois, le Vicomte Lepic présente un immense intérêt, c’est d’avoir consacré à ses fouilles, fait assez rare pour l’époque, une monographie de douze pages, illustrée de cinq planches.
Publiée en 1874, sous le titre « Grottes de Savigny », elle est une source d’informations très précieuse sur les objets mis à jour, dont la plupart ont disparu depuis.
Noua présentons ici quelques unes de ces planches, dont les titres sont éloquents « objets en os et cornes – céramique, silex, matériel en os – outils. armes. céramique ». Leur qualité graphioue est remarquable.
– La céramique est caractéristique du néolithique ancien. Le tour n’était pas employé, le vase monté au colombin. L’argile mêlée de grains de quartz et de mica a une pâte grossière. Les vases cuits dans un foyer portent des traces de cuisson directe. Leurs formes sont diverses : jarre, marmite, gobelets, coupes. À noter les trous de suspension (proche du col des céramiques) percés. Objets néolithiques de la Grande Barme de Savigny, à la Biolle, figurés en 1874 par le Vicomte Lepic. A. Anses percées pour suspension ; B. Orifice d’un pot ; C. Lampe en terre ; D. Diverses décorations de vases
Ces formes sont à rattacher à la civilisation de Cortaillod.
– Les objets d’os, sont présentés comme des perçoirs. Il semble en fait que ce soit tout simplement des os éclatés.
– Les objets de silex, présentés par le Vicomte Lepic comme des couteaux semblent être en réalité des lamelles chasséennes.
Ces objets attestent bien, qu’à la Biolle, les deux civilisations néolithiques se sont rencontrées et mélangées pour la première fois. Objets néolithiques de la Grande Barme de Savigny, à la Biolle, figurés en 1874 par le Vicomte Lepic. A. Côte aiguisée ; B. Os de cerf portant des traces de travail ; C. Deux silex ; D. Dent percée pour suspension ; E. Fragment de collier, analogue à ceux d’Ilallstatt et Golasecca ; F. Ossement taillé, peut-être un manche d’outil ou d’arme ; G. Débris de poterie
– Une mention spéciale pour le poignard de Bronze. Présenté avec des objets néolithiques, il met en évidence l’absence d’intérêt pour la classification chronologique des vestiges à cette époque.
Ce poignard, qui ne nous est plus connu que par cette gravure, est caractéristique de l’âge du bronze moyen (1 500 – 1 200 avant JC) avec une soie et deux rivets intacts. Ainsi, il témoigne d’une nouvelle occupation du site, plus d’un millénaire après ses premiers habitants. poignard de bronze
B) Le saccage d’un site
Durant soixante-dix ans, l’abri n’est plus visité officiellement par des fouilleurs lorsqu’en 1942, une équipe de scouts, « la tribu d’étude de la nature », réalise entre janvier et mars six séances de fouilles.
Leurs techniques n’ont pas beaucoup évolué depuis les recherches du Vicomte Lepic. Ils recherchent des objets et pour cela réalisent trop rapidement de nombreux sondages à l’entrée et au fond de la grotte. Ces fouilles furent très dommageables pour le site. On comprend mieux pourquoi une législation précise a été élaborée de nos jours afin de préserver les sites et de garantir le suivi scientifique des recherches.
Nos scouts publient la même année, dans le n°2 de le Revue de Savoie, sous le titre « Exploration aux grottes de Savigny », le résultat de leurs aventures.
Si le contenu scientifique de cette littérature est plus que sommaire (la stratigraphie publiée est sans intérêt), cet article a le mérite de nous faire connaître les objets recueillie ainsi que l’existence de sépultures dans la grotte.
Pointes de flèches
Fouilles de 1942 a le Grande Barme de Savigny Forme losangique ; L : 39 mm ; 1 : 23 mm ; retouches sur les deux faces ; arêtes supérieures portent des retouches verticales (aspect finement dentelé) ; roche : silex Forme : losange allongé ; L : 45 mm ; 1 : 16 mm ; Les deux arêtes supérieures portent des retouches ; Pédoncule bien visible ; roche : silex
– Des flèches, qui d’après leurs formes, appartiendraient à la civilisation Saône Rhône succédant aux premières civilisations néolithiques. Cette civilisation se développe entre 2 650 et 1 950 ans avant JC, la grotte de Savigny aurait connu alors de nouveaux occupants.
– Un galet poli, percé en son milieu, intrigue beaucoup nos scouts, qui ne reconnaissent pas une fusaïole (partie lourde d’un fuseau servant a filer la laine).
– Les sépultures les occupent beaucoup ; ils découvrent de nombreux squelettes et trois cranes bien conservés.
Le squelette d’une fillette était accompagné d’un bracelet en bronze. Ce bracelet fermé, de 69 mm de diamètre, est décoré d’une série d’incisions où alternent des traits perpendiculaires ou parallèles à une liane centrale.
Il s’agit d’un bracelet du bronze final (900 à 750 ans avant JC) ; à cette époque, la grotte a pu être utilisée comme lieu de sépulture.
Une partie de ces objets (des fragmente de céramique surtout) est présentée dans les vitrines du Musée Savoisien ; le reste semble avoir disparu.
C) Une véritable recherche scientifique
Lorsqu’en 1976, A. Beeching et son équipe s’intéressèrent à leur tour à la grotte de Savigny, ce fut dans une perspective scientifique précise.
Les archéologues ont demandé une fouille de sauvetage au Ministère des Affaires Culturelles, qui devant les menaces pesant sur le site (fouilles clandestines, extension d’une carrière), donne une autorisation pour l’année 1977.
L’objectif de l’équipe sera l’étude d’un site où deux civilisations néolithiques (Cortaillod, Chasséen) ont dû se rencontrer. Elle devra préciser les caractères particuliers et l’appartenance des néolithiques de La Biolle.
La situation de départ est difficile, comme le raconte A. Beeching dans la brochure « 10 ans d’Archéologie en Savoie » :
« Compte tenu des fouilles anciennes et excavations intempestives diverses, une grande partie du gisement avait déjà beaucoup souffert. Il a fallu cinq sondages prospectifs pour trouver les sols anciens conservés et pour en fouiller un petit échantillon de 2m³. Il est évident que c’est bien insuffisant pour tirer des leçons de grande envergure sur le mode de vie de ces néolithiques, l’organisation de leur habitat… il faut pour cela une fouille de grande surface ».
Toutefois, ces propos montrent à quel point la recherche a changé de sens. Il s’agit de « trouver les sols anciens conservés », de les étudier à fond avec le concours de nombreuses sciences auxiliaires, afin d’en tirer le maximum d’informations sur le néolithique.
L’archéologie a réalisé que « fouiller, c’est se renseigner en lisant un livre (le site) qui se détruit au fur et à mesure qu’on en tourne les pages (les couches) ».
1) La recherche archéologique scientifique et méthodique
Une fouille méthodique :
les archéologues décapant les couches de terrain en les suivant et notent la position des objets (silex, poteries), des vestiges très petits (pollens, micro-faune) comme celle des structures (foyers, troue de piquets).
Afin de garder la trace de la position de chaque objet, on doit dessiner des plans ; le terrain est donc divisé en carrés dont les limites sont maintenues verticales pour qu’on puisse contrôler la lecture de la stratigraphie. Un matériel simple (truelles, pinceaux) permet un travail délicat ; de petits sachets, boites permettent de ranger au cours de la fouille les tessons de céramique ou les autres objets, vestiges de la vie quotidienne.
Grande Barme de Savigny, à La Biolle (Savoie). Coupe stratigraphique nord-sud, relevée dans le sondage 3 situé sous le porche de la grotte. L’ensemble formé par les couches IIa, IIc et IId paraît combler une fosse creusée dans les couches IIb et IIh. – D’après A. Beeching, Études Préhistoriques 1976
Une fouille scientifique :
– Elle fait d’abord appel à la pédologie pour l’étude des sol.
Elle permet de voir la succession des installations humaines, mais aussi de retrouver les traces des climats d’autrefois (plafond de la grotte qui s’effondre à cause du froid, par exemple).
– La physique nucléaire à son tour, intervient. Elle a permis, par la méthode du radiocarbone ou C14 de dater les charbons de bois recueillis dans les foyers et les sédiment charbonneux (voir coupe stratigraphique). C’est elle qui a permis de faire remonter l’établissement des paysans néolithiques à 3 060 ans avant JC.
– Un aurait pu faire appel à d’autres disciplines, si le site n’avait pas été autant perturbé. Signalons pour mémoire, la pollénologie (étude des pollens permettant de reconstituer, par statistique, le couvert végétal d’autrefois. (voir la reconstitution présentée par P. Binz pour le magdalénien) et la dendrochronologie qui permet de dater des pieux ou des piquets par l’étude des cernes du bois. Cette méthode utilisée à Charavines, en Isère, a permis de savoir a quelle saison de l’année le buis a été coupé.
L’étude des objets recueillis, en particulier les fragments de céramique, a permis de reconstituer les formes de ces céramiques (illustration ci-après), de les identifier et de disposer d’informations sur les techniques de fabrication. D’après l’aspect de la pâte, on sait que la température de cuisson n’était ni élevée ni régulière. Le finition reste imparfaite, bien maîtrisée pour le modelage, sommaire pour le lustrage.
Ces récipients étaient décorés, munis d’anses à plusieurs perforations verticales (système de suspension).
Tous ces éléments, formes, décors, anses ont permis à A. Beeching et son équipe d’apporter une réponse aux questions qu’ils se posaient au départ de leur recherche.
L’origine de ces paysans
Les marmites se retrouvent le plus souvent dans la civilisation chasséenne, alors que les jarres appartiennent à la civilisation de Cortaillod. Leur fabrication remonte aux alentours de 3 060 ans avant JC. Ce qui permet à A. Beeching d’écrire :
« La céramique situe très nettement cet habitat dans la tranche chronologique néolithique moyen – IVè millénaire, en frontière de deux cultures d’une même grande civilisation : celle dite de « Chassey » occupant sous sa forme originelle tout le sud de la France avant de s’étendre au reste du pays et celle dite de Cortaillod, centrée sur le plateau suisse et dont les influences sont encore sensibles jusqu’en Savoie ».
Ainsi, l’archéologie moderne, en retrouvant ici moins d’objets importants, mais en considérant tous les indices possibles, les étudiant à la lumière des sciences les plus modernes, a été en mesure de dater l’arrivée des paysans à La Biolle et d’en déterminer leurs provenances.
Le site est donc bien caractéristique de l’Albanais, lieu de passage en rapport avec le monde alpin, les espaces méridionaux et rhodanien et le monde germanosuisse ; cela il y a déjà 5 000 ans.
On reste rêveur à l’idée de ce qu’A. Beeching et son équipe auraient pu tirer de l’étude de ce site important, si de multiples fouilles sauvages ne l’avaient pas irrémédiablement endommagé.
Aussi est-il bon de rappeler ici au lecteur curieux, enthousiasmé par l’archéologie que cette dernière n’est plus affaire d’amateur mais de spécialiste. Respectons les sites archéologiques comme autant de « réserves du passé » et sachons que l’on peut, tous les étés, participer à des chantiers de fouilles officiels (liste publiée dans la revue Archéologie).
Les différents campagnes de fouilles permettent, même de façon insuffisante, de se faire une idée sur le mode de vie de ces néolithiques. À partir des objets et vestiges découverts a La Biolle et à la lumière de ce qui a été reconstitué ailleurs (Charavines surtout) voyons comment on vivait dans ces temps reculés.
III La vie d’une petite communauté de paysans il y a 5 000 ans
Outre l’habitat et les ressources alimentaires, nous pourrons étudier les activités artisanales et artistiques de ces premiers agriculteurs.
A) L’habitat
Les paysans s’installent à l’entrée de la grotte, sur le porche où ils établissent leurs foyers.
Peut-être construisent-ils un petit mur de 1m de large à l’entrée de la caverne afin de se protéger.
Comme le plus grand nombre d’objets a été trouvé le long de la paroi Est, on peut penser qu’ils la préféraient, étant la plus abritée et exposée au soleil.
On ne sait rien d’autre sur l’habitat. On ignore s’ils avaient construit des abris en bois et peaux, même si on est en droit de le supposer.
B) Les ressources alimentaires
Les ressources alimentaires vont nous occuper plus longuement. On abordera les activités (agriculture, élevage, chasse) de l’alimentation et de la préparation des alimente.
1) Agriculture, cueillette, élevage et chasse
Les paysans pratiquent l’agriculture et l’élevage, sans négliger la cueillette et la chasse.
Après un défrichement préalable par brûlis, on cultive le blé et l’orge dans les clairières. Culture – D’après Archéologie n° 64 – A. Bocquet et A. Houot Moisson – D’après Archéologie n° 64 – A. Bocquet et A. Houot
La moisson s’effectue à l’aide de faucilles de silex. On scie les blés plutôt qu’on ne les coupe à l’aide de lames de 20 cm environ, qui portent encore aujourd’hui l’usure provoquée par les tiges de céréales ; cela donne à la lame un lustré particulier.
La cueillette procure une grande part de la nourriture. Des glands, qui avaient été stockés dans des vases, ont été retrouvés dans la grotte, ainsi que des noisettes.
Ainsi, la grande forêt fournissait une nourriture diverse (fruits, baies) et les nombreux chênes, la base de l’alimentation du troupeau de porcs, dont on va voir maintenant l’importance.
Si la cueillette et la culture des céréales fournissent une grande part de l’alimentation des paysans, l’élevage et la chasse sont également importants.
Un peut s’en faire une idée grâce aux nombreux restes osseux découverts et minutieusement décrits par le Vicomte Lepic. Grâce à ces indications, j’ai pu réaliser le tableau ci-dessous.
À travers lui, on voit l’importance accordé a l’élevage du bœuf et du porc.
L’importance du bœuf, qui demande des pâturages durant l’été et du foin en hiver, laisse supposer l’existence de pâturages.
Le porc, animal robuste qui s’accomode de conditions difficiles, devait vivre en semi-liberté dans la vaste chênaie environnante ; il pouvait même être élevé à proximité de la grotte, comme pourrait l’indiquer la réserve de glands.
La chasse au gros gibier, cerf et chevreuil, se pratiquait, entre autre, à l’arc (quatre pointes de flèches ont été découvertes) avec l’aide des chiens, dont la présence dans l’abri est attestée par une métacarpe de bœuf rongée.
Voici donc les ressources alimentaires mais avant de passer a table, voyons comment elles étaient préparées.
2) Cuisiner au néolithique – Techniques de cuisson et préparation des grains
Ce sont les femmes qui broient les grains, à l’aide d’une meule et d’un broyeur dont on a trouvé deux exemplaires dans l’abri. Le farine obtenue permet de confectionner des galettes. Les grains sont moulus par un mouvement de va-et-vient du broyeur sur la meule – D’après Archéologie n° 64 – A. Bocquet et A. Houot
Il faut ensuite faire cuire ces galettes ainsi que les autres aliments végétaux.
Les foyers sont établis sur des pierres plates, à l’entrée de l’abri. Allumés à l’aide d’un silex et d’une pyrite que l’on frappe ensemble, ils sont alimentés avec bois blancs et résineux ; comme l’indiquent les restes de charbon de bois.
Les néolithiques jettent dans ces foyers toutes sortes de débris.
Certains aliments sont cuits sur des pierres chaudes, d’autres dans des pots en terre. Ces derniers, résistant mal à la chaleur directe du foyer, les néolithiques font chauffer des pierres qu’ils jettent ensuite dans l’eau des récipients afin qu’elle entre en ébullition.
De telles pierres ont été trouvées près des foyers de l’abri (cailloux roulés portant les traces du feu). Elles pouvaient être utilisées plusieurs fois. Des galets de quartzite, pierre réfractaire siliceuse, ramassée sur les moraines alentour, étaient chauffés très fort dans le foyer. – D’après Archéologie n° 64 – A. Bocquet et A. Houot Ils étaient jetés dans les vases où ils communiquaient leur chaleur à l’eau de cuisson. Pour entretenir l’ébullition,il suffit de rajouter un galet chaud de temps à autre. – D’après Archéologie n° 64 – A. Bocquet et A. Houot
« Passons à table ». Les aliments peuvent être servis dans des coupes, des bols. On boit dans des gobelets.
On apporte les aliments dans des marmites dont les formes sont déjà celles que nous connaissons encore aujourd’hui.
Un dernier aspect non négligeable est l’apparition de nouvelles techniques comme le filage et la cuisson des céramiques, dont nous parlerons maintenant.
C) Les activités artisanales et artistiques
Les paysans d’alors avaient trois activités artisanales essentielles : le filage, la céramique et la réalisation de parures et de bijoux.
Le filage est attesté par la découverte de fusaïoles. On devait filer et donc tisser la laine. Mais on n’a pas d’élevage de moutons bien attesté ; de même métiers a tisser, peignes, fabriqués en bois, ont disparu.
L’allure que devait avoir les vêtements est méconnue. Pour obtenir des fils, les femmes employaient la quenouille et le fuseau. Le fuseau en bois est lesté avec une fusaïole de pierre ou de terre. – D’après Archéologie n° 64 – A. Bocquet et A. Houot
La céramique était fabriquée selon la technique du colombin ; on n’utilise pas encore le tour. Comme on l’a déjà dit, les vases portent des traces de cuisson directe. La cuisson des céramiques devait avoir lieu en plein air, dans un feu à ciel ouvert. La température atteinte (inférieure à 600°) ne permettait pas d’obtenir des vases très solides.
L’argile devait provenir des marais voisins, la forêt fournissant un abondant combustible. Cuisson des céramiques – D’après Archéologie n° 64 – A. Bocquet et A. Houot
Ayant déjà parlé de la forme de ces céramiques, voyons plutôt leurs décors et parlons des activités artistiques.
Les vases présentent des décors incisés ; comme dans le plupart des productions artistiques de l’époque, les motifs sont géométriques. L’art du néolithique se caractérisait par une simplification et une stylisation des formes. Ainsi les décors en relief, les petits mamelons que l’on trouve sous la lèvre des jarres à La Biolle.
Des restes de parures, de bijoux ont été retrouvés (des dents de cochons percées, pouvant constituer des colliers). Des bracelets en pierre devaient être produits sur place, tels ceux mis à jour par le Vicomte Lepic et que nous pouvons voir sur l’une des planches qu’il a publiée.
On peut penser que le travail du bois devait être important, dans une civilisation si proche de la foret, sans pouvoir en dire plus ici.
Ainsi vivaient ces premiers agriculteurs de l’Albanais il y a 5 000 ans.
Déjà, ils étaient sédentaires, producteurs, même si la foret et ses ressources étaient encore très présentes, préparant leur nourriture selon des recettes précises, usant de vaisselle aux formes actuelles… On peut dire que ce sont les bases matérielles de notre civilisation qui se mettent en place dans ces temps reculés et que nous sommes les descendants de ces petits groupes de paysans.
En guise d’épilogue, je vous renvoie à une chronologie plus générale, replaçant le site de La Biolle dans une large perspective, allant du paléolithique supérieur au début de l’Antiquité en Savoie. La Préhistoire dans l’Albanais
Jean-Louis Hébrard 1987
Bibliographie
I Pour une vision d’ensemble
– La Savoie des Origines à l’An mil – Ouest France Édition
– La vie au Néolithique. Charavines, un village au bord d’un lac il y a 5 000 ans – Histoire et Archéologie n° 64 juin 1981
– Les grandes étapes de la préhistoire en Savoie – Archéologie n°121 août 1978
II Pour approfondir
– A. Beeching in « 10 ans de recherche archéologique en Savoie »
– A. Beeching : La grande Barme de Savigny à La Biolle (Savoie) – premiers résultats in Études préhistoriques n° 13. 1976
– Vicomte Lepic : monographie « Grottes de Savigny » 1874
Les premiers adhérents à la Société d’archéologie, d’histoire et de témoignages de l’Albanais ont été intrigués par le patronage de Kronos et ils aimeraient en savoir plus sur les raisons du recours quelque peu insolite, à cette incarnation allégorique du Temps.
La langue française désigne par le même terme l’état atmosphérique « le Temps qu’il fait » et la mesure de la durée des phénomènes, autrement dit la durée limitée des Êtres et des choses par opposition à l’Éternité… « le Temps qui passe ».
Le « Temps qui passe » pleinement vécu par l’homme est souvent représenté de nos jours sous les traits d’un vieillard décharné, à la barbe et à la chevelure blanche, tenant une faux symbole de la puissance destructrice et le sablier emblème de la fuite inexorable des heures ; alors que Kronos des origines apparaît dans les mythologies anciennes comme un dieu créateur allié à la puissance créatrice de Gaïa, la Terre.
C’est bien évidemment sous le parrainage de Kronos créateur que s’est placé la Société d’archéologie, d’histoire et de témoignages de l’Albanais, puisqu’elle se propose, sur un canevas chronologique et au travers des faits et événements du passé d’établir la continuité du devenir des communautés de notre région. En effet, c’est le Temps, articulation du présent entre passé et avenir, qui donne à l’Homme la faculté de choisir entre les possibilités qui s’offrent à lui pour transformer la réalité et nous savons bien qu’avant d’aller plus loin il est parfois nécessaire de regarder en arrière pour préparer l’avenir en s’inspirant des exemples du passé.
La Province de Savoie est aujourd’hui profondément intégrée dans la Nation Française mais elle garde néanmoins une identité culturelle propre due pour une large part à la communauté de destin partagée durant des siècles sous l’autorité d’une Maison princière qui lui doit son nom, avec les peuples voisins du Val d’Aoste, du Valais,des Pays de Vaud et du Genevois…
Au cœur de la Savoie historique, la nature et les hommes ont façonné l’Albanais pour lui donner les caractères spécifiques qui lui ont valu pendant un temps très court il est vrai, d’être reconnu comme une véritable entité sous le nom de Province de Rumilly.
C’est au maintien de cette identité culturelle que Kronos convie tous les Albanais non pas pour une contemplation stérile du passé mais au contraire dans une attitude dynamique tenant compte du redéploiement perpétuel des êtres et des choses tant il est vrai que :
« L’AVENIR APPARTIENT AUX PEUPLES QUI AURONT LA PLUS LONGUE MÉMOIRE »