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Éditorial – Kronos 3, 1988

À la recherche des Amériques…

Une enquête Kronos

Mais à quoi sert de connaître, si ce n’est pour agir sur ce qui est,
agir sur ce qui sera.

René Huyghe
L’Art et l’Homme

La réputation souvent faite aux sociétés d’histoire d’être réservées à des personnes joignant à la dignité que donne l’âge et l’expérience, une érudition aussi réelle qu’ennuyeuse, peut priver ces associations de concours qui leur seraient pourtant fort utiles.

C’est précisément ce que veut éviter la Société Kronos – Archéologie, Histoire et Témoignages de l’Albanais, qui est ouverte à des hommes et des femmes de tous âges et de toutes conditions, à seule fin de découvrir, conserver et faire connaître le patrimoine légué par les générations qui nous ont précédé sur notre coin de terre savoyarde.

Dans cet esprit, Kronos entreprendra, au cours des mois à venir, une enquête sur l’aventure des Albanais qui, au siècle dernier, émigrèrent vers « les Amériques. »

Ce phénomène relativement important, qui a marqué la vie de nos bourgs et de nos villages risque, en effet, de tomber dans l’oubli. Il importe donc que sait recueillie, avant qu’elle ne disparaisse, toute une tradition orale encore vivante dans beaucoup de nos familles.

C’est pourquoi, nous demandons aux personnes susceptibles d’apporter des précisions sur cette page de notre histoire locale, de se faire connaître aux membres de notre association, qui prendront les dispositions nécessaires pour enregistrer leur témoignage.

Dans la restitution des traits et de la personnalité d’un aïeul parti « aux Amériques », tel ce Jacques Picon dont nous reproduisons « le contrat de transport », pour tenter fortune… ou plus sûrement dans l’idée de revenir un jour au pays avec un pécule suffisant pour fonder un foyer ; nous trouverons des raisons supplémentaires à notre enracinement…

Et qui sait, peut-être des réponses a quelques grands problèmes qui agitent notre temps !

Félix Levet

contratdetransport
Contrat de transport de Jacques Picon

Marie de Solms ou la splendeur passée du Vicomte d’Albens

Le but de ce récit n’est pas de retracer avec des éléments connus et déjà utilisés par des savants aussi respectables que Jean Secret ou Zoltan Etienne Harsany, toutes les péripéties de l’existence de la Princesse d’Aix-les-Bains, Marie Lætitia de Solms-Bonaparte, qui a, au siècle dernier, donné à la cité thermale un incomparable éclat.

Il s’agira ici davantage de montrer, par un stratagème que l’auteur estime intéressant, qui était le Vicomte d’Albens, pseudonyme utilisé par la princesse pour signer quelques-uns de ses ouvrages.

Car, si la vocation de Kronos est de découvrir et de faire connaître le passé de l’Albanais, sa revue ne doit pas devenir un fourre-tout où le moindre prétexte suffirait pour y introduire n’importe quel pédantesque magma. La forme utilisée par l’auteur a obtenu sa préférence, car elle semble ajouter à l’aspect vivant et dynamique de la Société et de sa revue. Pour ce qui est de la qualité du résultat, seuls les fidèles lecteurs de Kronos, comme les nouveaux, en seront juges.

Les libertés prises par l’auteur quant à la création de cet écrit et les extrapolations nécessaires à l’harmonie du tout, respectent pleinement les données historiques précises fournies par les travaux sérieux de ses prédécesseurs.

Marie de Solms
Marie de Solms

Mémoires albanaises d’un illustre inconnu

En 1858, après bien des années passées à courir la muse et le jupon à travers toute l’Europe, nanti d’un confortable viatique, je fus rappelé au pays natal par l’annonce du décès paternel. Aîné de la famille, je me vis obligé de laisser là frasques et courtisanes pour rejoindre expressément le domaine familial où d’urgentes affaires nécessitaient ma présence.

Médiocre poète et solide épicurien, j’avais conservé une tendre affection pour la famille dont j’étais issu.

Bien qu’alarmé et inquiet, je ne me laissais, sur le chemin du retour, d’admirer la fraîcheur et la richesse de ma Savoie, et surtout la douceur vallonnée de l’Albanais aux monts couronnés d’épaisses forêts.

Les affaires m’occupèrent toute la fin du printemps et une partie de l’été. Puis, une fois que leur fastidieux bourdonnement se fût tu, le vide morne de la verte campagne ne me convint plus et il me fallut aller chercher quelque animation hors de là.

Aix-les-Bains n’était guère éloigné d’Albens que de quelques lieues, et par un beau matin je décidais de m’y rendre, ayant ouï dire qu’il s’y trouvait une société des plus brillantes.

Hors ça, un matin de quinze août sonnant, les cloches de la cité battant dru le fer d’un ciel délicieux, j’entrais d’un pas allègre dans les rues animées, lorsque je croisais un copieux cortège tout riant et chantant, chargé de roses blanches, qui fila devant moi, me laissant étonné.

Marie de Solms
Marie de Solms

– « Ventre bleu, me dis-je, le cimetière n’est point de ce côté ! Où courent donc ces braves gens ? »
Un bourgeois passant l’air point pressé, je fis donc la question.

– « Ah l’ami, répondit-il enchanté de ma curiosité, vous n’êtes point d’ici pour l’ignorer encore ! C’est aujourd’hui la sainte Marie, et le cortège s’en va porter à la princesse ces myriades de fleurs qu’il dépose à ses pieds. »
– « Princesse ? répondis-je incrédule, quelle princesse ? »
L’autre me dévisagea, surpris puis goguenard.
– « Venez donc vous asseoir dessous la tonnelle de cet estaminet, invita-t-il. Je m’en vais vous conter tout ce qu’il faut savoir. »
Et, devant deux absinthes, j’écoutai mon bavard.

– « Voici cinq ans déjà, en notre bonne ville, la petite-nièce de Napoléon est venue s’établir avec son frère, Lucien Napoléon et son enfant, Alexis. Petite-fille de Lucien Bonaparte, elle a fui une France où Louis Napoléon ne voulait plus d’elle : foncièrement libérale, elle intriguait contre la politique de ce cousin qui se refusait à la considérer comme de la famille.
En effet, elle est née en Irlande en 1831, à Waterford, d’un diplomate anglais, sir Thomas Wyse, et de Lætitia Bonaparte.
Élevée à Paris, dans les jupons de Madame Récamier, elle y a reçu une éducation des plus brillantes : Chateaubriand, qui lui a appris à lire, s’écriait d’elle « c’est une enfant de génie ! »
Lamartine, notre grand poète, lui a enseigné les vers, George Sand, la dame de Nohant, le roman ; Chopin et Rossini la musique ; Béranger la critique ; Pradier la sculpture ; Daumier la caricature ; Revillon le journalisme !
En 1848, elle a épousé un riche aristocrate wurtembourgeois, Frédéric de Solms.
L’insensé l’a délaissée pour les Amériques, où il est encore.
Dans son salon parisien, outre les célébrités susnommées, on trouvait Hugo, Lammenais, Nerval, Alexandre Dumas qui d’ailleurs vient souvent ici la voir, Eugène Sue, Sainte-Beuve… »

Chalet de Marie de Solms à l’époque
Chalet de Marie de Solms à l’époque

« L’exil l’a chassée chez nous, mais beaucoup l’on suivie ici, maintenant, ce n’est plus qu’hommes du monde, marquis, comtes, princesses !
Elle a fait construire un chalet, la première année (1853), puis un petit théâtre, la seconde (1854).
Tout ce monde y joue les pièces qu’elle écrit en « six jours pour les jouer le septième » ; ces pièces se nomment « Quand on n’aime plus trop on n’aime plus assez », ou bien encore « Aux pieds d’une femme ». Elle écrit des romans, des vers, dessine, sculpte et vient même de créer une revue « Les Matinées d’Aix » où s’exprimaient littérature, philosophie et potins.
Si elle trouve un malin plaisir à épater les bourgeois, le produit de ses œuvres ne s’en va pas moins aux pauvres, pour qui elle est une providence. Ce sont eux que vous venez de voir passer en cortège, lui offrir des gerbes immaculées et l’applaudir dans une liesse chaleureuse. Elle va faire déboucher quelques bonnes bouteilles et donner ce soir, à ses amies, une fête remarquable, en l’honneur de la sienne.
Ah ça, l’ami, la princesse est un grand bonheur pour notre bourgade, elle en fait le charme et la gloire.
Et n’allez pas croire qu’elle ait pour autant cessé la politique ! Elle ne reçoit pas moins que le Roi lui-même, Victor Emmanuel II, des ministres italiens, Garibaldi en personne, le prince de Polignac, et nombre de patriotes hongrois, italiens, irlandais… On mène ici grand train contre la politique annexionniste de la France. La princesse craint sans doute la colère de son impossible cousin, et soutient les vues adverses. »

Voyant que le brave homme entrait dans un domaine où je n’entendais goutte, je terminai d’un coup mon verre, le remerciant vivement et me retirait, intrigué, attiré par cette remarquable femme autant que soulé par le flux verbeux de mon interlocuteur et l’absinthe.

Après quelques pas méditatifs dans les rues assoupies de soleil, je résolus de prendre des dispositions pour la voir. Mon renom d’homme de lettres me serait sans doute de quelque utilité.
Au bout de quelques jours, je parvins à me faire introduire au Chalet.

Chalet actuel de Marie de Solms.
Chalet actuel de Marie de Solms. © Région Rhône-Alpes

Elle était seule, dans un déshabillé qui me fit frémir. Allongée dans une bergère, elle était petite, très belle, les yeux pervenche sous une brune coiffure où d’opulentes nattes s’enroulaient à la grecque en faisant ressortir la blanche pureté de son front.

Sous des sourcils arqués, ses cils longs et royaux voilaient l’azur de son regard qui me contemplait, souriant à demi. Son pied, plus petit que la main effilée, était replié sous elle et faisait ressortir la grâce d’une taille fine et d’un sein dont la pudeur ne s’était pas envolée. Elle me tendit sa main ferme, délicate et blanche et me demanda d’où je venais.
– « D’Albens », lui répondis-je, quelque peu troublé par la douceur de sa voix.
– « Ah ça ! Cher ami, répliqua-t-elle égayée, c’est de ce charmant village que j’ai tiré un pseudonyme pour quelques-uns de mes ouvrages ! »
Nous nous mîmes alors à converser sur l’écriture, elle me montra ses œuvres, me demandant mon opinion. Point de chef-d’œuvre, mais un fouillis de choses intéressantes et évocatrices.
Elle me montra également des articles, biographies, études, vers et même un poème héroïque, « La Dupinade », qu’Hugo n’avait pas dédaigné dédicacer ! Elle ne me cacha pas son admiration pour l’exilé de Guernesey.
Elle m’avoua également son goût pour les promenades sur le lac ou dans les environs, Tresserve, Saint-Innocent, Albens, Alby, à Hautecombe où elle tentait de retrouver l’inspiration du grand Lamartine.
Tout au long de la soirée, je ne pus qu’admirer cette nature délicate et sensitive, généreuse, bonne et loyale. Cependant, la coquette perçait parfois dessous, et ses sauts du coq-à-l’âne indiquaient une frivolité qui n’était pas pour me déplaire.
Belle comme un ange, elle devait provoquer de terribles passions pour ensuite s’en amuser cruellement. Moi-même, aussi blasé qu’un Valmont (1) ou un Dolmance (2), n’était pas à l’épreuve de ses gestes alanguis, de son regard bouleversant ni de la voix issue de ce corps ravissant.
L’heure avançait, je pris congé ; elle ne me retint pas.

Mon retour au domaine fut, comme ma nuit, enchanté de songes et de rêves délicieux.
Las, je ne devais plus la revoir. Appelé en Allemagne pour une publication de poèmes, je fus pris par un tourbillon qui m’éloigna pour longtemps d’Albens et d’Aix. Je n’y revins, exceptionnellement, qu’en 1902. Je sus seulement, de loin en loin, quelques nouvelles de la princesse Beauté, comme l’appelait Lammenais, nouvelles que je gravais dans ma mémoire avant de les transcrire ici même.

En 1859, le « Vicomte d’Albens » voyagea beaucoup, principalement en Italie. Après l’Annexion, en 1860, Napoléon III l’autorisa à revenir à Paris. Les intercessions de Sainte-Beuve en sa faveur avaient payé. Elle reviendra l’été à Aix. À Paris, elle rouvre salon, sous haute surveillance : Morny et Persigny l’avaient à l’œil. Rue des vignes, aux champs Elysées, elle reçoit De Boissy, Lefèbvre, Mérimée, Dupin… Cependant, incorrigible, elle ne tarde pas à se répandre en articles retentissants, en aventures et en frasques irritant l’autorité qui la réexila à Aix dès 1862. En 1863, elle y créera « Le Journal du chalet ». Au début de cette même année, son mari revient des Amériques, pour mourir à Turin, lui léguant toute sa fortune. Le 3 février suivant, elle épouse, à 32 ans, un homme connu à Turin en 1859, Urbain Rattazzi, ministre plénipotentiaire de Cavour. En 1864 et 65, Napoléon III l’expulse de France. Elle crée encore « Les Soirées d’Aix » ; puis voyage de Turin à Florence, faisant la joie de tous les salons, le sien même, dans cette dernière ville étant très couru. Ses extravagances sont au goût du jour. En 1871, lui naît une fille Isabelle Roma. Soutenant la cause de l’Italie, Marie Lætitia fonde la même année « Le Courrier de Florence », « Les Matinées Italiennes ». En 1873, c’est la « Cara Patria » qui voit le jour. Son mari, actif fondateur de l’unité nationale, décède peu après. En 1877, à 46 ans, elle épouse, en troisième noces, Don Louis de Rute (1844-1889), député au Cortes espagnol. Suivant son nouvel époux, elle fonde à Madrid un salon luxueux, éclatant, au large rayonnement intellectuel, puis en 1883, une revue « Les Matinées Espagnoles ». Mais elle ne reste jamais longtemps loin de France où elle met au monde, en 1885, à Trouville, une fille, Lola (Lætitia Dolores Isabella Marguerite).
L’enfant mourra trois ans plus tard, le 14 septembre 1888, à Aix-les-Bains, écrasée par un omnibus, rue de la Gare. Elle sera enterrée à Aix-les-Bains, où sa tombe existe toujours, ornée d’un buste sculpté par sa mère.
En 1889, Rute meurt. Nombre de ses amis ont également disparu. Seule, elle trouve encore la force d’écrire dans « La Revue Internationale », où elle exprime son libéralisme et sa foi dans un idéal de justice et de paix. En 1897, elle assiste, à La Haye, au premier congrès pour la paix.

Tombe de Marie de Solms, son fils et sa fille à Aix-les-Bains
Tombe de Marie de Solms, son fils et sa fille à Aix-les-Bains

Marie Lætitia Bonaparte de Solms-Rattazzi-Rute est morte à Paris en 1902, âgée de 71 ans, le 6 février. M’y étant trouvé, j’appris la nouvelle avec consternation. Ayant exigé d’être ensevelie à Aix-les-Bains, son corps y fut transféré le 8. Je le suivis, la tête pleine d’un certain jour de 1858. La cérémonie a eu lieu dans l’indifférence générale, par une triste, froide et maussade journée d’hiver.
Trente personnes à peine, desquelles j’étais, suivirent le corbillard. Quelques-unes d’entre elles y avaient déposé, avec émotion, des gerbes de roses blanches.
Elle repose toujours au côté de sa fille, celle qui a donné à Aix-les-Bains ses fastes disparus.
Les gens d’Albens ne sauront lui en vouloir de s’être érigée, à leur insu, Vicomte de leur pays.
Tranquillement endormie dans la poussière des siècles, la Princesse méritait bien l’humble hommage de ces lignes, et d’être connue d’eux à travers Kronos.

Gilles Moine
Article initialement paru dans Kronos N° 3, 1988
illustration_solms

Ce poème de François Ponsard, dramaturge lyonnais, parut en 1858 dans les « Matinées d’Aix ».

Il révèle, outre la cour assidue que l’auteur faisait à la princesse, l’emprise que celle-ci exerçait sur ses sigisbées.

La ferme d’Albens

À Madame de Solms

Voyez cette blanche maison
Dont le toit sous les arbres fume,
Un jardin qui clôt un buisson
Des carrés où croît le légume

Un verger planté de pommiers
Dont les pommes tombent dans l’herbe
Une aire étroite où les fermiers
Battent en cadence la gerbe ;

Sous le jardin un ruisseau clair,
Où la laveuse qui se penche
Blanchit le linge qu’au grand air
Elle fait sécher sur la branche ;

Des champs de maïs chevelus
Que pendant l’hiver on égrène ;
Voilà tout : que faut-il de plus ?
Tout ce qu’enferme le domaine.

Ah ! Qu’il serait bon d’oublier
L’univers en cette chaumière ;
J’en voudrais être le fermier
si vous en étiez la fermière.

François Ponsard
1859

Notes annexes

(1) Valmont : héros cynique des « Liaisons dangereuses » de C. de Laclos
(2) Dolmance : libertin dans « La Philosophie dans le boudoir » de Sade
– Le chalet de Marie de Solms existe toujours : on peut le voir au 6 de la rue Alfred Garrod, deuxième à gauche en montant depuis la gare l’Avenue Charles
de Gaulle.
– Son théâtre était à l’emplacement des actuels Hôtel International et Hôtel de la Cloche, rue Marie de Solms.

Bibliographie

– Jean Secret, « Madame de Solms-Rattazzi et groupe littéraire en Savoie sous le second empire »
– Zoltan Étienne Harsany, « Marie de Solms, femme de lettres »
– Les Matinées d’Aix
– divers ouvrages de la Princesse

Ces livres sont disponibles à la bibliothèque Lamartine d’Aix-les-Bains.

Emplacement des chalet et théâtre de Marie de Solms
Emplacement des chalet et théâtre de Marie de Solms

Le rattachement du canton d’Albens au département de la Savoie, ou réflexion sur la relativité des limites administratives

À la différence du département ou de la commune, collectivités territoriales dotées de la personnalité juridique, le canton est une circonscription purement administrative utilisée pour l’élection du Conseil Général mais dépourvue de la personnalité morale (1).

Créé par une loi du 22 décembre 1789, le canton a perdu, dans un passé récent, son caractère de subdivision judiciaire dans le ressort de laquelle s’exerçait la juridiction du Juge de Paix. S’il demeure, de nos jours, le cadre de certains services publics, il ne sert plus aux opérations du tirage au sort et ne connaît plus les joyeux défilés de conscrits couverts de cocardes, venus au chef-lieu pour passer le conseil de révision.

Il n’apparaît pas que l’attribution du canton de La Biolle à l’un ou l’autre des deux départements, créés en 1795 par la partition du département primitif du Mont-Blanc, ait soulevé autant de réactions qu’en 1860, où la constitution et l’affectation de ce même canton, devenu entre-temps canton d’Albens, provoque de vives critiques de la part des populations concernées mais plus encore de celles de l’administration et de la classe politique et judiciaire annéciennes.

Pour apprécier plus justement la valeur et la pertinence des arguments développés à cette occasion, il convient de rappeler préalablement les différents découpages administratifs que conçurent pour la Savoie, au cours des siècles, les pouvoirs centraux de Turin et de Paris.

Les découpages administratifs de la Savoie vus de Turin et de Paris

Le traité de Lyon, du 16 janvier 1601, qui contraint le Duc Charles Emmanuel Ier à céder à la France, la Bresse, le Bugey, le Valromey et le pays de Gex, donne au Duché de Savoie les limites dans lesquelles se trouve l’édit du 1er janvier 1723 par lequel Victor-Amédée II met fin au système médiéval des châtellenies et bailliages (2) et organise ses états en provinces. Chaque province constitue alors un corps moral indépendant, placé sous l’autorité d’un intendant qui relève directement du pouvoir central de Turin.

Ce découpage est déterminé, pour le Duché de Savoie, par des réalités historiques et géographiques. Il maintient la paroisse comme unité de base et les répartit en six provinces :
* La Savoie propre, chef-lieu : Chambéry
* La Maurienne, chef-lieu : Saint-Jean-de-Maurienne
* La Tarentaise, chef-lieu : Moûtiers
* Le Genevois, chef-lieu : Annecy
* Le Chablais, chef-lieu : Thonon
* Le Faucigny, chef-lieu : Bonneville

En 1780, la volonté de Victor-Amédée III de faire du petit village de Carouge un centre économique susceptible de concurrencer Genève, entraîne la création d’une septième province formée par la réunion aux paroisses des anciens bailliages de Ternier et de Gaillard, des paroisses prélevées essentiellement sur la province du Genevois.

Ce système administratif fonctionne jusqu’à l’entrée en Savoie des troupes françaises, le 22 septembre 1792. Tout le Duché est alors occupé et le 27 novembre 1792, la Convention ratifie le vœu émis par « l’Assemblée Nationale des Allobroges » et envoie quatre commissaires pour organiser le nouveau et quatre-vingt-quatrième département de la République qui prend le nom de département du Mont-Blanc, chef-lieu Chambéry, et qui est divisé en sept districts correspondant aux provinces de l’ancien duché.

À cette époque, Albens cesse de faire partie du Genevois pour entrer dans le district de Chambéry, canton de La Biolle avec les mêmes communes que de nos jours, plus Grésy-sur-Aix.

En 1798, la réunion de Genève à la France entraîne la création du nouveau département du Léman, chef-lieu Genève, qui englobe les districts de Bonneville et de Thonon et qui absorbe le pays de Gex ; Annecy demeurant dans le département du Mont-Blanc, chef-lieu Chambéry.

En 1814, après la défaite de Napoléon, la Savoie est pendant un temps coupée en deux, une partie étant maintenue à la France et le reste rendu au Roi de Sardaigne. Partition étrange, qui soulève le mécontentement « des patriotes savoyards » et qui ne résiste heureusement pas aux « Cents Jours ». En 1815, le traité de Paris rend la totalité de la Savoie au Roi de Sardaigne qui rétablit l’ancienne administration mais crée, par lettre patente du 16 janvier 1816, une nouvelle province sous la dénomination de Haute-Savoie, dont le chef-lieu est Conflans-l’Hôpital qui deviendra Albertville en 1835.

Le 16 décembre 1816, l’Albanais voit reconnaître son identité par la création éphémère d’une province de Rumilly qui inclura le mandement (3) de La Biolle jusqu’à sa suppression le 10 novembre 1818. Le mandement de La Biolle devient, à cette époque, le mandement d’Albens, agrandi pour la circonstance des communes d’Alby, Chainaz, Cusy, Les Frasses (alors commune à part entière), Héry-sur-Alby et Saint-Félix, et demeure rattaché à la province du Genevois, chef-lieu Annecy.

Considérant que la ville de Carouge et quelques communes environnantes ont été cédées à la Suisse, le gouvernement de Turin supprime cette province le 2 septembre 1837 et par le même édit rattache le mandement de Faverges à la province de Haute-Savoie (Albertville) et celui d’Albens à la province de Savoie propre (Chambéry) ; ces deux mandements continuant toutefois à ressortir, sur la plan judiciaire, du tribunal d’Annecy, appartenance que le gouvernement de Turin remettra en cause en 1859, peu de temps avant l’annexion.

Le 25 août 1842, une nouvelle retouche est apportée à l’organisation administrative des États sardes et les provinces telles qu’elles ont été établies par la loi du 22 septembre 1837 sont regroupées en deux grandes entités administratives appelées « divisions ». Les provinces de la Haute-Savoie, de la Maurienne, de la Tarentaise et de la Savoie propre forment la division de Chambéry alors que celle du Faucigny, du Chablais et du Genevois constituent la division d’Annecy. À ces divisions vont correspondre les deux nouveaux départements savoyards créés en 1860 par le pouvoir impérial. Le canton d’Albens se trouve alors rattaché dans l’intégralité de la composition que lui a donnée la loi sarde de 1818 au département dont le chef-lieu est Chambéry.

Cette affectation va ranimer d’anciennes controverses et entraîner, notamment de la part des autorités annéciennes, des critiques ; dont après plus d’un siècle l’examen rétrospectif ne manque pas d’intérêt.

Canton d’Albens, Savoie… ou Haute-Savoie ?

Dans un recours adressé le 19 décembre 1859 au Conseil des Ministres de Turin, pour le maintien des mandements d’Albens et de Faverges dans le ressort du tribunal d’Annecy, le Conseil Communal d’Annecy rappelle une fois encore :
« Que dès l’acquisition par Amédée VIII de l’ancien Comté du Genevois, Annecy a toujours été un centre administratif et judiciaire d’une haute importance puisque les princes de l’auguste Maison de Savoie y avaient établi un Conseil Présidial donc la juridiction et celle de la chambre des Comptes du Genevois s’étendait sur toute l’ancienne province de ce nom, sur le Faucigny et sur le mandement de Beaufort, qui formaient l’apanage des Ducs de Nemours (4). »

Cette appartenance des mandements d’Albens et de Faverges au ressort judiciaire d’Annecy est à nouveau invoquée dans une délibération du 25 avril 1860 (deux jours après le plébiscite) de la « Junte Municipale » d’Annecy formant un recours :
« Au sujet des deux départements à former dans la Savoie »
et qui dans le but :
« d’obtenir le rattachement des deux mandements en cause au département dont Annecy sera le chef-lieu… relève que leur disjonction sur le plan administratif a constamment donné lieu aux plaintes et réclamations des populations… dont les rapports commerciaux et industriels ont lieu naturellement avec la ville d’Annecy en raison de leur proximité et la facilité des communications. »

Recours sans succès immédiat puisque les 23 et 25 juin 1860 l’Empereur signe les textes qui créent les départements de Savoie, chef-lieu Chambéry et de Haute-Savoie, chef-lieu Annecy, et leur division en arrondissements et cantons mais qui, nous l’avons vu, n’apporte aucune modification dans la composition et l’affectation du canton d’Albens.

Le 30 juin 1860 intervention du Préfet, M. Levainville, qui s’il invoque encore l’intérêt des populations en cause, met surtout l’accent sur la disparité démographique, génératrice d’inégalités fiscales qu’entraînerait pour le département de la Haute-Savoie le maintien, à celui de la Savoie, des cantons d’Albens et de Faverges. Pour remédier à cette situation le Préfet suggère, notamment le rattachement du canton d’Albens au département de la Haute-Savoie après séparation des communes de La Biolle, Epersy et Saint-Germain qui, plus proche de Chambéry, seraient intégrées au canton d’Aix-Les-Bains et demeureraient ainsi dans le département de la Savoie.

Le séjour à Annecy de M. Levainville est de courte durée. Remplacé par M. Petetin, ce dernier adresse le 16 octobre 1860 une lettre au Procureur Général de Chambéry dans laquelle il signale, au passage, la déplorable organisation de ses services due au traité du 24 mars (Turin) qui fait que sur un personnel de 21
employés il n’y a que trois français y compris le Préfet. Il souligne également :
« Les exigences impitoyables des bureaux de Paris, qui nous prennent pour un vieux département de Bourgogne ou de Normandie »
et suggère :
« la restitution du canton d’Albens ou du moins des communes de ce canton qui ont leurs attractions naturelles, historiques, quotidiennes avec Annecy ; restitution qui permettrait, après prélèvement de communes sur le canton de Duingt la constitution du canton d’Alby. »

Après avoir précisé que faute d’obtenir satisfaction par la voie hiérarchique, il s’adressera directement à l’Empereur, M. Petetin conclut en demandant au Procureur d’agir sur son collègue, le Préfet de Chambéry, afin que ce dernier donnât son assentiment à la cession des communes d’Alby, Chainaz, Cusy, Les Frasses, Héry-sur-Alby et Saint-Félix.

Le Procureur Général a des principes. Si dans sa réponse, il donne son accord pour que du point de vue de la justice de Paix et de l’organisation toute proche de la Compagnie des Notaires, le problème des résidences cantonales soit résolu en rendant au canton de Duingt l’appellation de canton d’Annecy-Sud qu’il a porté durant le Premier Empire, il se garde bien de se prononcer et de s’engager sur la question purement administrative des communes à réunir au département de la Haute-Savoie.

Beaucoup plus logiquement, le Préfet d’Annecy s’adresse le 27 octobre 1860 au Ministre de l’Intérieur. S’appuyant sur les pétitions remises à l’Empereur lors de son voyage dans les nouveaux départements savoyards, il demande à nouveau que le canton d’Albens soit adjoint au département de la Haute-Savoie. Problème dont M. Petetin souligne « la grande gravité pour des raisons matérielles mais également pour des raisons morales », à savoir :
« Une rivalité séculaire qui existe entre Annecy et Chambéry, celle-ci ville de loisirs aristocratique et cléricale (souligné par le Préfet) l’autre active, industrielle, libérale. »

Après avoir signalé que la prédominance accordée, selon lui, à Chambéry :
« est blessante pour l’amour-propre annécien et a envenimé d’anciennes jalousies », le Préfet relève que : « ce qui a porté au plus haut point l’amertume des sentiments chagrins de la Haute-Savoie c’est de s’être vu arracher le canton d’Albens qui avait toujours appartenu à la province d’Annecy et qui en avait été un instant détaché par une « loi sarde restée très impopulaire » en Savoie ».

Mais qui est responsable de cette affectation considérée comme « une faute grave » ?
Pour le Préfet Petetin, ce sont :
« les hommes d’affaires de Chambéry qui tenaient à réunir autour de leurs cabinets les plus forts éléments de clientèle et en voyaient d’importants dans le riche canton d’Albens ».

Après avoir souligné à nouveau les inégalités démographiques et fiscales existantes entre les deux départements savoyards par suite du rattachement du canton d’Albens au département de la Savoie, le Préfet propose un compromis en observant :
« Que le canton d’Albens se trouve divisé par le Chéran, torrent encaissé sur la plus grande partie de son cours, que les habitants des deux rives sont obligés de venir traverser sur le pont d’Alby.
Quels que titres légitimes qu’Annecy ait dans le passé à se rattacher le canton d’Albens entier, il faut, avant tout, tenir compte des intérêts, des souhaits des populations locales. Or, il est vrai que si les communes situées à portée du pont d’Alby, et, par conséquent, près d’Annecy, ont manifesté le plus vif et le plus unanime désir d’être incorporées dans la Haute-Savoie (désir qu’un coup d’œil jeté sur la carte et sur l’échelle des distances explique suffisamment), il est certain que les autres communes du même canton n’ont pas montré autant d’ardeur pour cette modification et qu’elles n’ont pas de motifs aussi grands pour la solliciter.
 »
« Négligeant les questions d’amour-propre », M. Petetin propose alors au Ministre une transaction basée « sur les intérêts sérieux des populations », soit :
« Un canton serait formé à Alby et donné à la Haute-Savoie ; Albens resterait ainsi chef-lieu de canton en continuant d’appartenir au département de la Savoie. Canton qui serait formé des communes d’Albens, Ansigny, Cessens, Epersy, La Biolle, Mognard, Saint-Germain, Saint-Girod, Saint-Ours soit 6 411 habitants… Alors que le nouveau canton d’Alby serait formé des communes d’Alby, Chainaz, Cusy, Les Frasses , Héry-sur-Alby, Saint-Félix, prises au canton d’Albens, et celles d’Allèves, Balmont, Gruffy, Mûres, Saint-Sylvestre, Viuz, La Chiésaz prises sur le canton de Duingt soit au total pour le nouveau canton 7 893 habitants. »

Modifications qui, suivant les comptes du Préfet, porteraient la population du département de la Haute-Savoie à « 265 593 âmes, la Savoie en gardant encore 276 053. »

Argumentation pertinente ? Sans doute, puisque sur le rapport du Ministre de l’Intérieur, Napoléon III, par décret du 21 décembre 1860, suit toutes les suggestions du Préfet de la Haute-Savoie et crée le nouveau canton d’Alby rattaché au département de la Haute-Savoie, le canton d’Albens amputé des communes d’Alby, Chainaz, Cusy, Les Frasses, Héry-sur-Alby et Saint-Félix, demeurant au département de la Savoie.
Il est passé beaucoup d’eau sous les ponts du Chéran depuis ces péripéties dont on peut penser que, si en leur temps elles ont passionné le personnel administratif et les membres des professions judiciaires en raison d’intérêts légitimes mais non moins particuliers, elles ont par contre, entraîné une attention plus restreinte pour la majorité de nos grands-parents et arrière-grands-parents demeurés certainement plus sensibles à la réalité et à l’unité de destin « de la Terre Savoyarde ».

Félix Levet
Article initialement paru dans Kronos N° 3, 1988

Notes de l’auteur

(1) Personnalité juridique :
Qualité d’un « être » titulaire de droits et obligations et qui de ce fait, a un rôle dans l’activité juridique (ex : capacité pour agir en justice). Tous les êtres humains sont des personnes juridiques.
Personnalité morale :
Qualité d’un groupement de personnes ou de biens ayant la personnalité juridique et titulaire par conséquent de droits et d’obligations.

(2) Châtellenies et bailliages :
Circonscriptions administratives, judiciaires et militaires mises en place au Moyen-Âge par les Comtes de Savoie.
La Savoie comprenait, au XIVe siècle, 77 châtellenies réparties en 10 bailliages. Dans ce système, le châtelain n’était pas nécessairement possesseur d’un château, mais un officier astreint à résidence ; son autorité se superposait à celle des vassaux proprement dits et lui conférait la responsabilité, par délégation du Comte, de la garde d’un château ainsi que de l’administration et de l’application de la Justice dans tout le territoire qui en dépendait.
À un niveau supérieur, le bailliage regroupait un nombre précis de châtellenies et le bailli avait prééminence administrative, judiciaire et militaire sur les châtelains de son bailliage.

(3) Mandement :
Subdivision administrative sarde. L’Édit du 10 novembre 1818 précisait : « Le mandement comprend une ou plusieurs communes et forme un arrondissement de territoire tant sous le rapport judiciaire que sous le rapport militaire et financier. Chaque mandement a son propre juge et son propre percepteur des contributions et les communes qui composent le mandement concourent, d’une manière indivisible, à fournir un contingent à l’armée, d’après les formes établies par la loi de levée militaire. »
Le mandement correspondait assez sensiblement, du point de vue de l’étendue territoriale, au canton actuel.

(4) Apanage :
Portion du domaine que les souverains assignaient à leurs fils cadets ou à leurs frères et qui devait revenir à la couronne après extinction des descendants mâles dans la branche apanagée.
Le Duc de Savoie, Charles III, avait remis en apanage à son frère Philippe, le Genevois, le Faucigny et le Beaufortin. Le Roi de France, François Ier, donne au même Philippe le Duché de Nemours (origine de la branche Savoie-Nemours).
L’apanage devait revenir à la couronne de Savoie par le mariage de Marie Jeanne Baptiste de Savoie-Nemours, nièce du dernier Duc de Genevois-Nemours, avec le Duc de Savoie Charles Emmanuel II, en 1665.

Sources : Archives départementales de la Haute-Savoie – dossier IM9

Bibliographie :
Les sources régionales de la Savoie, sous la direction de Jean Cusenier – Fayard Éditeur
La Savoie de l’an mil à la Réforme, sous la direction de Jean-Pierre Leguay – Ouest France Université Édition
La Savoie de la Réforme à la Révolution Française, sous la direction de Jean-Pierre Leguay – Ouest France Université Édition
Le Conseil Général de la Haute-Savoie, Pierre Soudan – Les Savoisiennes Curandera Éditeur

Victor-Amédée II
Victor-Amédée II, 14ème Duc de Savoie et 1er Roi de Piémont-Sardaigne, Promoteur des « Provinces de Savoie »

Préhistoire de l’Albanais – un abri du néolithique à la Biolle

Cet article se veut être le prolongement de la conférence donnée le samedi 14 février 1987 à La Biolle.

Dans le vaste domaine de la préhistoire en Savoie, La Biolle est célèbre par son site de la Grande Barme de Savigny qui a fourni une des plus anciennes dates de l’implantation des hommes du néolithique chez nous : 3 060 ans AV. JC.

Ce n’est pas le seul intérêt de ce site. L’étudier permet également de parler du peuplement de l’Albanais, des conditions de vie des premiers agriculteurs de Savoie, des techniques archéologiques qui conditionnent nos connaissances.

I La Savoie des derniers chasseurs aux premiers agriculteurs

Voyons tout d’abord ce qui se passe durant les derniers millénaires qui précèdent l’installation de ces agriculteurs chez nous.
Noue parlerons donc des grands changements qui caractérisent la fin de la préhistoire et qui s’accompagnent d’importantes migrations.

Pour mettre le lecteur à l’aise, quelques généralités préalables l’aideront à s’y retrouver.

La Préhistoire est la longue période de la vie des hommes durant laquelle l’écriture est inconnue. C’est l’archéologie qui fournit l’essentiel des documents non écrits (outils, restes alimentaires, poteries…) servant à reconstituer ce lointain passé.
Cette longue période se décompose en trois ensembles chronologiques, de plus en plus courte et inventifs.

– Le Paléolithique : des origines de l’homme à environ 10 000 avant JC. La fin du paléolithique (âge de la pierre taillée et des chasseurs nomades) connaît d’importantes glaciations.

– Le Néolithique (âge de la pierre polie) voit l’invention et la diffusion de l’agriculture à partir du Proche-Orient. Entre 8 000 et 2 500 avant JC. Les hommes se sédentarisent.

– L’âge des métaux (cuivre, bronze puis fer) : de 4 500 avant JC jusqu’à l’arrivée de l’écriture (qui correspond, en Savoie, avec l’occupation romaine, au Ier siècle avant JC.). Les hommes accroissent leurs capacités techniciennes.

Avec l’arrivée de l’écriture (inventée au Proche-Orient vers 3 500 avant JC), la Préhistoire prend fin et l’Histoire commence.

Parcourons maintenant, à travers quatre tableaux successifs les quelques millénaires qui séparent la fin du paléolithique de l’installation des néolithiques à La Biolle. Nous pourrons ainsi observer les importants changements qui viennent bouleverser la vie de nos ancêtres.

Le premier tableau noua conduira à St-Thibaud-de-Couz vers 11 000 ans avant JC, le second au Proche-Orient et dans l’Europe entière, le troisième à Charavines en Isère vers 4 000 ans avant JC et le dernier à La Biolle vers 3 000 ans avant JC.

A) En Savoie, à la fin du paléolithique

Reconstitution du paysage et de la faune près de la grotte de St-Thibaud-de-Couz à l'époque magdalénienne vers 10 000 avant JC. (Dessin A. Loebell et M. Colardelle dans Archéologie n° 121)
Reconstitution du paysage et de la faune près de la grotte de St-Thibaud-de-Couz à l’époque magdalénienne vers 10 000 avant JC. (Dessin A. Loebell et M. Colardelle dans Archéologie n° 121)

Ce paysage est une reconstitution réalisée a partir des pollens recueillis lors des fouilles par l’archéologue P. Binz. Noue sommes à St-Thibaud-de-Couz à l’époque du magdalénien.

Noue voyons une steppe froide coupée de quelques bouquets de pins et de bouleaux. Le fond de la vallée est occupée par des marécages. La température moyenne annuelle était inférieure de 4° à la température actuelle. De gigantesques calottes de glace recouvraient encore les Alpes, occupant l’actuelle cluse de Chambéry et tout l’Albanais.

Les hommes étaient, bien évidemment peu nombreux. Les quelques tribus vivant en Savoie s’étaient installées sur les contreforts de la Grande Chartreuse à Gerbex, St Christophe la Grotte, St-Thibaud-de-Couz.
C’étaient de petits groupes de chasseurs nomades venant du sud (Vercors) à la recherche de gibier : rennes, bouquetins, chamois qu’ils suivaient dans leurs migrations. Ils ont laissé dans ces abris les traces de leurs passages sous forme d’outils taillée dans le silex et le cristal de roche permettant de les
identifier.

B) L’agriculture arrive du Proche-Orient

fig02
Cette seconde étape de l’évolution préhistorique, nous la lirons au travers d’une carte du Proche-Orient, du bassin méditerranéen et de l’Europe entre 7 000 et 3  000 ans avant JC. (carte ci-dessus)

Durant les trois millénaires qui nous séparent du tableau précédent, le climat s’est considérablement réchauffé. Les glaciers ont fondu, les animaux, adaptés au froid, ont migré vers le nord (rennes), en altitude (chamois) ou ont disparu (mammouths). Le niveau des mers et océans est monté, donnant nos actuels profils côtiers.

Ces changements climatiques vont, entre autre, contraindre les communautés humaines à modifier leur mode de vie. La chasse au gros gibier devenant difficile, il est plus intéressant de conserver les animaux près de soi (domestication d’espèces plus petites : chiens, moutons, chèvres, bœufs…).
L’élevage voit le jour.
La cueillette permet de trouver de nouvelles plantes (graminées) adaptées au nouveau climat. Pourquoi ne pas faire comme pour les animaux et produira des graines sur place (blé, orge) ? L’agriculture est inventée.
Les hommes se fixent alors la où se trouvent leurs champs et leurs animaux domestiques. Les villages voient le jour en Palestine, en Mésopotamie, à Jéricho, à Jarmo.
C’est donc au Proche-Orient, entre Nil, Palestine et Euphrate, dans ce que l’on appelle le « croissant fertile » que le mode de vie des hommes change radicalement. C’est un ensemble de changements tellement fondamentaux qu’ils sont connus sous le nom de « Révolution néolithique ».

Très vite, les populations du croissant fertile vont augmenter. Les hommes en surnombre vont partir a la recherche de nouvelles terres. Ainsi s’expliquent les migrations qui vont conduire l’agriculture et les paysans jusqu’en France, longeant le Danube ou traversant la Méditerranés.
Vers 5 000 ans avant JC, les premiers agriculteurs atteignent l’Alsace. Venus de l’Est, ils ont remonté le Danube en suivant les zones de sols fertiles et faciles a travailler (les loess laissés par les glaciers).

Vers la même époque, ou un peu avant, l’autre courant de migration atteint les les cotes de Provence et du Languedoc. C’est ici une autre civilisation rurale, qui met davantage l’accent sur l’élevage, surtout celui du mouton. Elle a un caractère moins agraire, pratique plus la chasse. Les agriculteurs se mélangent facilement avec les descendants des chasseurs du paléolithique toujours en place.

Ainsi, vers 4 000 avant JC, deux civilisations agricoles indigènes s’étendent peu à peu sur toute la France et les Alpes. Le chasséen (du nom d’un site du Midi) et le Cortaillod (site suisse).
Ce sont ces nouveaux groupes d’agriculteurs qui vont lentement peupler l’espace Rhodanien et Alpin. Les chasséens venant du Sud par les couloirs du Rhône et de l’lsère, les Cortaillods venant du Nord-Est, du plateau suisse en direction de l’avant-pays savoyard.

C) À Charavines au début du IVe millénaire avant JC

Premiers villagas d'agriculteurs à Charavines (D'après « La vie au Néolithique » par A.Bocquet et A. Houot, Archéologie n° 54 - juin 1982)
Premiers villagas d’agriculteurs à Charavines (D’après « La vie au Néolithique » par A.Bocquet et A. Houot, Archéologie n° 54 – juin 1982)

Défrichement (D’après « La vie au Néolithique » par A.Bocquet et A. Houot, Archéologie n° 54 – juin 1982)
Défrichement (D’après « La vie au Néolithique » par A.Bocquet et A. Houot, Archéologie n° 54 – juin 1982)

Cette reconstitution d’un village a été rendue possible grâce aux minutieuses fouilles menées par les archéologues autour du lac de Charavines.

Le couvert végétal a changé, le climat s’étant réchauffé ; un climat tempéré très humide et chaud, qui entraîne la fonte des glaces et l’apparition de lacs. La forêt s’étend partout (aulnes, noisetiers, chênes) et les hommes qui arrivent là doivent défricher.
La foret est incendiée pour faire place à des champs (culture sur brûlis) après que les agriculteurs aient abattu les arbres avec leurs gros hachereaux de silex. Les archéologues constatent la régression brutale de la forêt vers 4 000 ans avant JC. Dans leurs recherches sur les pollens, ils constatent la diminution de la part revenant au chêne, tilleul et noisetier. (preuve de l’importance de la déforestation ?)

Les hommes sont plus nombreux, vivent en village, de l’agriculture, de l’élevage mais aussi de la pèche et de la chasse.
Ces hommes s’installent lentement dans la région. Les sites où l’on trouve leurs traces se multiplient dans l’avant pays savoyard ; déjà ces paysans remontent les vallées savoyardes (Tarentaise, Maurienne).

C’est un de ces groupes d’agriculteurs qui va s’installer à La Biolle vers 3 000 ans avant JC. (planche d’illustrations ci-dessous)

L'arrivée des populations du néolithique (D'après Archéologie n° 64, A. Bocquet et A. Houot)
L’arrivée des populations du néolithique (D’après Archéologie n° 64, A. Bocquet et A. Houot)

Vue de la Grotte de La Biolle (D'après Archéologie n° 64, A. Bocquet et A. Houot)
Vue de la Grotte de La Biolle (D’après Archéologie n° 64, A. Bocquet et A. Houot)

D) Des paysans à La Biolle

C’est un petit groupe qui arrive là avec ses animaux domestiques et ses réserves de céréales.

Il est porteur de la civilisation de Cortaillod, reconnaissable à ses vases (munis de boutons perforés) et ses pointes de flèches particulières.
Ce petit groupe est un élément avancé de la nappe de population, qui à partir du lac de Neuchâtel, s’est étendue sur la Haute-Savoie et la Savoie, des bords du lac Léman jusqu’à Génissiat et La Balme sur le Rhône.
Au Sud, ce groupe va entrer en contact avec les chasséens, qui s’avancent alors jusqu’à Challes et au lac d’Aiguebelette.

La rencontre entre les deux civilisations se serait effectuée à partir de Saint-Alban-Leysse ou La Biolle. C’est dire l’importance du site.

Ce petit groupe s’installe dans un abri sous roche qui domine l’Albanais, faisant face au Revard et au Semnoz.
Un s’attendrait plutôt à les voir construire cabanes et villages, mais comme le disait le grand historien F. Braudel « au début, pas de rupture : grottes et abris sont toujours fréquentés mais les campements de plein air se stabilisant ».
L’abri est vaste, s’ouvrant en plein nord sur le versant de la montagne de La Biolle. La grotte s’enfonce sur plus de 80m, haute de 6m pour 15m de large environ. Elle possède une source qui s’écoule vers l’entrée. Les avis sont partagés quant à la valeur de cet abri.

Voici les témoignages des archéologues qui l’ont fouillé depuis un siècle.
– Celui du Vicomte Lepic qui, au 19ème siècle, insiste sur la position dominante du site :
« de l’entrée, le regard embrase toute la vallée de La Biolle jusqu’aux ruines de l’ancien château de Longefan ; des prairies fraîches et verdoyantes, parsemées de bouquets d’arbres et de petits cours d’eau, rappellent la Normandie ; une succession de collines boisées sépare cette vallée de la vallée d’anneau, dont les montagnes dénudées se découpent sur le ciel et semblent une ville en ruines, à l’horizon, le Grand Salève et les montagnes de Bonneville se perdent dans la brume bleue, particulière aux pays alpestres ».

L’aspect spacieux de la grotte, la présence d’eau à 300m au dessus du fond de la vallée sont présentés aussi comme des avantages non négligeables.

– A. Beeching, attaché de recherche au CNRS, qui a repris des fouilles dans l’abri en 1975, est moins persuadé de ces avantages.
Les conditions d’exposition (plein nord, à 450m d’altitude) ne lui semblent pas très favorables ; l’eau qui traverse la grotte sur toute sa longueur est, pour lui, un élément d’inconfort supplémentaire.
Il précise d’ailleurs que cet abri n’a été habité qu’à deux ou trois reprises au cours des temps (néolithique, age du Bronze, âge du Fer) et qu’il s’agissait à chaque fois de passages assez brefs. Il faut donc plutôt voir dans cet abri un habitat de secours devant les menaces extérieures.

En fait, c’est en termes de « géographie préhistorique » que la position de ce site apparait comme remarquable : à la fois proche du cours du Rhône et de l’Isère et en bordure des voies de passages obligées entre le plateau suisse et le couloir rhodanien.
Encore aujourd’hui, les hommes de l’Albanais tirent parti de cette situation privilégiée.

Nous avons commencé a donner la parole aux fouilleurs de la Grande Barme de Savigny, il est temps maintenant de parler des recherches archéologiques qu’ils y ont ménées et qui conditionnent ce que nous savons du mode de vie des paysans néolithiques d’il y a 5 000 ans.

II Du Vicomte Lepic (1872) à Beeching (1976) ou l’évolution des recherches archéologiques sur un siècle

La grotte a été fouillée à trois reprises de façon connue ; en 1872, 1942 et 1976. Il est intéressant de comparer une fouille du 19ème siècle aux recherches actuelles pour voir de quelle manière le problème archéologique s’est déplacé, de la recherche de l’objet à une recherche scientifique visant à conserver le plus possible le souvenir du sol que l’on détruit en fouillant.

A) Fouiller au XIXème siècle

Le Vicomte Lepic est un des pionniers de 1s recherche préhistorique en Savoie. Il mène des campagnes de fouilles à La Biolle entre 1872 et 1873.
Où en est la recherche préhistorique à ce moment ?
Cette jeune science commence juste à être prise au sérieux. L’existence de l’homme préhistorique et son origine reculée ne sont plus mises en doute.
Aussi, 1s recherche va-t-elle connaître ses grandes heures entre 1870 et 1914 et le Vicomte Lepic s’inscrit dans cette séquence.

Les méthodes de fouilles sont alors plus que sommaires.
Un article de la revue Sabaudia de 1872 résume bien l’esprit de l’époque.
« Des découvertes plus intéressantes pour nous et pour le pays sont celles que cet explorateur a faites dans la grotte de Savigny. Trois vitrines sont remplies des objets recueillis dans le foyer de la grotte… C’est là une bonne fortune pour le musée d’Aix-Les-Bsins, et un bon exemple à suivre pour les explorateurs et les savants. »

L’archéologue est qualifiés d’explorateur, accessoirement de savant. Le but de sa recherche, c’est le recherche des objets – l’objet étant une bonne fortune – pour les musées ou les collectionneurs particuliers.
Cette conception de la recherche peut conduire à des débordements déplorables. Les stations lacustres que l’on commence à mettre à jour en feront les frais.
Gravures et textes de l’époque en témoignent.

La pêche aux « antiquités lacustres » au XIX<sup>ème</sup> siècle, d'après une gravure ancienne in « Il y a 3 000 ans. Les artisans du Lac du Bourget à la fin de l'âge du Bronze »
La pêche aux « antiquités lacustres » au XIXème siècle, d’après une gravure ancienne in « Il y a 3 000 ans. Les artisans du Lac du Bourget à la fin de l’âge du Bronze »

« Les derniers explorateurs ont fait connaître deux exemplaires d’un objet nouveau curieux en bronze. Une place d’honneur doit être réservée aux objets lacustres dans le musée d’Aix-Les-Bains. Il est déplorable que quelques bateliers se soient substitués aux savants explorateurs pour la continuation des sèches lacustres et en aient fait un objet d’industrie et de commerce. »

Qu’est-ce qui différencie le savant explorateur du batelier ? Rien au niveau de la méthode ; la seule différence réside dans le sort réservé aux objets, le musée dans un cas, le commerce de l’autre.
En tous cas, aucune conscience de ce que l’on détruit en pratiquant pêches lacustres ou fouilles. Il faudra attendre le milieu de XXème siècle pour qu’une conception véritablement scientifique l’emporte.

Une publication précieuse

Toutefois, le Vicomte Lepic présente un immense intérêt, c’est d’avoir consacré à ses fouilles, fait assez rare pour l’époque, une monographie de douze pages, illustrée de cinq planches.
Publiée en 1874, sous le titre « Grottes de Savigny », elle est une source d’informations très précieuse sur les objets mis à jour, dont la plupart ont disparu depuis.

Noua présentons ici quelques unes de ces planches, dont les titres sont éloquents « objets en os et cornes – céramique, silex, matériel en os – outils. armes. céramique ». Leur qualité graphioue est remarquable.

– La céramique est caractéristique du néolithique ancien. Le tour n’était pas employé, le vase monté au colombin. L’argile mêlée de grains de quartz et de mica a une pâte grossière. Les vases cuits dans un foyer portent des traces de cuisson directe. Leurs formes sont diverses : jarre, marmite, gobelets, coupes. À noter les trous de suspension (proche du col des céramiques) percés.

Objets néolithiques de la Grande Barme de Savigny, à la Biolle, figurés en 1874 par le Vicomte Lepic. A. Anses percées pour suspension ; B. Orifice d'un pot ; C. Lampe en terre ; D. Diverses décorations de vases
Objets néolithiques de la Grande Barme de Savigny, à la Biolle, figurés en 1874 par le Vicomte Lepic. A. Anses percées pour suspension ; B. Orifice d’un pot ; C. Lampe en terre ; D. Diverses décorations de vases

Ces formes sont à rattacher à la civilisation de Cortaillod.

– Les objets d’os, sont présentés comme des perçoirs. Il semble en fait que ce soit tout simplement des os éclatés.

– Les objets de silex, présentés par le Vicomte Lepic comme des couteaux semblent être en réalité des lamelles chasséennes.
Ces objets attestent bien, qu’à la Biolle, les deux civilisations néolithiques se sont rencontrées et mélangées pour la première fois.

Objets néolithiques de la Grande Barme de Savigny, à la Biolle, figurés en 1874 par le Vicomte Lepic. A. Côte aiguisée ; B. Os de cerf portant des traces de travail ; C. Deux silex ; D. Dent percée pour suspension ; E. Fragment de collier, analogue à ceux d’Ilallstatt et Golasecca ; F. Ossement taillé, peut-être un manche d’outil ou d’arme ; G. Débris de poterie
Objets néolithiques de la Grande Barme de Savigny, à la Biolle, figurés en 1874 par le Vicomte Lepic. A. Côte aiguisée ; B. Os de cerf portant des traces de travail ; C. Deux silex ; D. Dent percée pour suspension ; E. Fragment de collier, analogue à ceux d’Ilallstatt et Golasecca ; F. Ossement taillé, peut-être un manche d’outil ou d’arme ; G. Débris de poterie

– Une mention spéciale pour le poignard de Bronze. Présenté avec des objets néolithiques, il met en évidence l’absence d’intérêt pour la classification chronologique des vestiges à cette époque.
Ce poignard, qui ne nous est plus connu que par cette gravure, est caractéristique de l’âge du bronze moyen (1 500 – 1 200 avant JC) avec une soie et deux rivets intacts. Ainsi, il témoigne d’une nouvelle occupation du site, plus d’un millénaire après ses premiers habitants.

poignard de bronze
poignard de bronze

B) Le saccage d’un site

Durant soixante-dix ans, l’abri n’est plus visité officiellement par des fouilleurs lorsqu’en 1942, une équipe de scouts, « la tribu d’étude de la nature », réalise entre janvier et mars six séances de fouilles.

Leurs techniques n’ont pas beaucoup évolué depuis les recherches du Vicomte Lepic. Ils recherchent des objets et pour cela réalisent trop rapidement de nombreux sondages à l’entrée et au fond de la grotte. Ces fouilles furent très dommageables pour le site. On comprend mieux pourquoi une législation précise a été élaborée de nos jours afin de préserver les sites et de garantir le suivi scientifique des recherches.

Nos scouts publient la même année, dans le n°2 de le Revue de Savoie, sous le titre « Exploration aux grottes de Savigny », le résultat de leurs aventures.

Si le contenu scientifique de cette littérature est plus que sommaire (la stratigraphie publiée est sans intérêt), cet article a le mérite de nous faire connaître les objets recueillie ainsi que l’existence de sépultures dans la grotte.

Pointes de flèches

Fouilles de 1942 a le Grande Barme de Savigny

Forme losangique ; L : 39 mm ; 1 : 23 mm ; retouches sur les deux faces ; arêtes supérieures portent des retouches verticales (aspect finement dentelé) ; roche : silex
Forme losangique ; L : 39 mm ; 1 : 23 mm ; retouches sur les deux faces ; arêtes supérieures portent des retouches verticales (aspect finement dentelé) ; roche : silex

Forme : losange allongé ; L : 45 mm ; 1 : 16 mm ; Les deux arêtes supérieures portent des retouches ; Pédoncule bien visible ; roche : silex
Forme : losange allongé ; L : 45 mm ; 1 : 16 mm ; Les deux arêtes supérieures portent des retouches ; Pédoncule bien visible ; roche : silex

– Des flèches, qui d’après leurs formes, appartiendraient à la civilisation Saône Rhône succédant aux premières civilisations néolithiques. Cette civilisation se développe entre 2 650 et 1 950 ans avant JC, la grotte de Savigny aurait connu alors de nouveaux occupants.

– Un galet poli, percé en son milieu, intrigue beaucoup nos scouts, qui ne reconnaissent pas une fusaïole (partie lourde d’un fuseau servant a filer la laine).

– Les sépultures les occupent beaucoup ; ils découvrent de nombreux squelettes et trois cranes bien conservés.
Le squelette d’une fillette était accompagné d’un bracelet en bronze. Ce bracelet fermé, de 69 mm de diamètre, est décoré d’une série d’incisions où alternent des traits perpendiculaires ou parallèles à une liane centrale.
bracelet

Il s’agit d’un bracelet du bronze final (900 à 750 ans avant JC) ; à cette époque, la grotte a pu être utilisée comme lieu de sépulture.

Une partie de ces objets (des fragmente de céramique surtout) est présentée dans les vitrines du Musée Savoisien ; le reste semble avoir disparu.

C) Une véritable recherche scientifique

Lorsqu’en 1976, A. Beeching et son équipe s’intéressèrent à leur tour à la grotte de Savigny, ce fut dans une perspective scientifique précise.

Les archéologues ont demandé une fouille de sauvetage au Ministère des Affaires Culturelles, qui devant les menaces pesant sur le site (fouilles clandestines, extension d’une carrière), donne une autorisation pour l’année 1977.
L’objectif de l’équipe sera l’étude d’un site où deux civilisations néolithiques (Cortaillod, Chasséen) ont dû se rencontrer. Elle devra préciser les caractères particuliers et l’appartenance des néolithiques de La Biolle.
La situation de départ est difficile, comme le raconte A. Beeching dans la brochure « 10 ans d’Archéologie en Savoie » :

« Compte tenu des fouilles anciennes et excavations intempestives diverses, une grande partie du gisement avait déjà beaucoup souffert. Il a fallu cinq sondages prospectifs pour trouver les sols anciens conservés et pour en fouiller un petit échantillon de 2m³. Il est évident que c’est bien insuffisant pour tirer des leçons de grande envergure sur le mode de vie de ces néolithiques, l’organisation de leur habitat… il faut pour cela une fouille de grande surface ».

Toutefois, ces propos montrent à quel point la recherche a changé de sens. Il s’agit de « trouver les sols anciens conservés », de les étudier à fond avec le concours de nombreuses sciences auxiliaires, afin d’en tirer le maximum d’informations sur le néolithique.
L’archéologie a réalisé que « fouiller, c’est se renseigner en lisant un livre (le site) qui se détruit au fur et à mesure qu’on en tourne les pages (les couches) ».

1) La recherche archéologique scientifique et méthodique
Une fouille méthodique :

les archéologues décapant les couches de terrain en les suivant et notent la position des objets (silex, poteries), des vestiges très petits (pollens, micro-faune) comme celle des structures (foyers, troue de piquets).
Afin de garder la trace de la position de chaque objet, on doit dessiner des plans ; le terrain est donc divisé en carrés dont les limites sont maintenues verticales pour qu’on puisse contrôler la lecture de la stratigraphie. Un matériel simple (truelles, pinceaux) permet un travail délicat ; de petits sachets, boites permettent de ranger au cours de la fouille les tessons de céramique ou les autres objets, vestiges de la vie quotidienne.

Grande Barme de Savigny, à La Biolle (Savoie). Coupe stratigraphique nord-sud, relevée dans le sondage 3 situé sous le porche de la grotte. L'ensemble formé par les couches IIa, IIc et IId paraît combler une fosse creusée dans les couches IIb et IIh. - D'après A. Beeching, Études Préhistoriques 1976
Grande Barme de Savigny, à La Biolle (Savoie). Coupe stratigraphique nord-sud, relevée dans le sondage 3 situé sous le porche de la grotte. L’ensemble formé par les couches IIa, IIc et IId paraît combler une fosse creusée dans les couches IIb et IIh. – D’après A. Beeching, Études Préhistoriques 1976
Une fouille scientifique :

– Elle fait d’abord appel à la pédologie pour l’étude des sol.
Elle permet de voir la succession des installations humaines, mais aussi de retrouver les traces des climats d’autrefois (plafond de la grotte qui s’effondre à cause du froid, par exemple).

– La physique nucléaire à son tour, intervient. Elle a permis, par la méthode du radiocarbone ou C14 de dater les charbons de bois recueillis dans les foyers et les sédiment charbonneux (voir coupe stratigraphique). C’est elle qui a permis de faire remonter l’établissement des paysans néolithiques à 3 060 ans avant JC.

– Un aurait pu faire appel à d’autres disciplines, si le site n’avait pas été autant perturbé. Signalons pour mémoire, la pollénologie (étude des pollens permettant de reconstituer, par statistique, le couvert végétal d’autrefois. (voir la reconstitution présentée par P. Binz pour le magdalénien) et la dendrochronologie qui permet de dater des pieux ou des piquets par l’étude des cernes du bois. Cette méthode utilisée à Charavines, en Isère, a permis de savoir a quelle saison de l’année le buis a été coupé.

L’étude des objets recueillis, en particulier les fragments de céramique, a permis de reconstituer les formes de ces céramiques (illustration ci-après), de les identifier et de disposer d’informations sur les techniques de fabrication. D’après l’aspect de la pâte, on sait que la température de cuisson n’était ni élevée ni régulière. Le finition reste imparfaite, bien maîtrisée pour le modelage, sommaire pour le lustrage.
Ces récipients étaient décorés, munis d’anses à plusieurs perforations verticales (système de suspension).

Tous ces éléments, formes, décors, anses ont permis à A. Beeching et son équipe d’apporter une réponse aux questions qu’ils se posaient au départ de leur recherche.

L’origine de ces paysans

Les marmites se retrouvent le plus souvent dans la civilisation chasséenne, alors que les jarres appartiennent à la civilisation de Cortaillod. Leur fabrication remonte aux alentours de 3 060 ans avant JC. Ce qui permet à A. Beeching d’écrire :
« La céramique situe très nettement cet habitat dans la tranche chronologique néolithique moyen – IVè millénaire, en frontière de deux cultures d’une même grande civilisation : celle dite de « Chassey » occupant sous sa forme originelle tout le sud de la France avant de s’étendre au reste du pays et celle dite de Cortaillod, centrée sur le plateau suisse et dont les influences sont encore sensibles jusqu’en Savoie ».

Ainsi, l’archéologie moderne, en retrouvant ici moins d’objets importants, mais en considérant tous les indices possibles, les étudiant à la lumière des sciences les plus modernes, a été en mesure de dater l’arrivée des paysans à La Biolle et d’en déterminer leurs provenances.
Le site est donc bien caractéristique de l’Albanais, lieu de passage en rapport avec le monde alpin, les espaces méridionaux et rhodanien et le monde germanosuisse ; cela il y a déjà 5 000 ans.

On reste rêveur à l’idée de ce qu’A. Beeching et son équipe auraient pu tirer de l’étude de ce site important, si de multiples fouilles sauvages ne l’avaient pas irrémédiablement endommagé.
Aussi est-il bon de rappeler ici au lecteur curieux, enthousiasmé par l’archéologie que cette dernière n’est plus affaire d’amateur mais de spécialiste. Respectons les sites archéologiques comme autant de « réserves du passé » et sachons que l’on peut, tous les étés, participer à des chantiers de fouilles officiels (liste publiée dans la revue Archéologie).

Les différents campagnes de fouilles permettent, même de façon insuffisante, de se faire une idée sur le mode de vie de ces néolithiques. À partir des objets et vestiges découverts a La Biolle et à la lumière de ce qui a été reconstitué ailleurs (Charavines surtout) voyons comment on vivait dans ces temps reculés.

III La vie d’une petite communauté de paysans il y a 5 000 ans

Outre l’habitat et les ressources alimentaires, nous pourrons étudier les activités artisanales et artistiques de ces premiers agriculteurs.
fig14

A) L’habitat

Les paysans s’installent à l’entrée de la grotte, sur le porche où ils établissent leurs foyers.
Peut-être construisent-ils un petit mur de 1m de large à l’entrée de la caverne afin de se protéger.
Comme le plus grand nombre d’objets a été trouvé le long de la paroi Est, on peut penser qu’ils la préféraient, étant la plus abritée et exposée au soleil.
On ne sait rien d’autre sur l’habitat. On ignore s’ils avaient construit des abris en bois et peaux, même si on est en droit de le supposer.

B) Les ressources alimentaires

Les ressources alimentaires vont nous occuper plus longuement. On abordera les activités (agriculture, élevage, chasse) de l’alimentation et de la préparation des alimente.

1) Agriculture, cueillette, élevage et chasse

Les paysans pratiquent l’agriculture et l’élevage, sans négliger la cueillette et la chasse.
Après un défrichement préalable par brûlis, on cultive le blé et l’orge dans les clairières.

Culture - D'après Archéologie n° 64 - A. Bocquet et A. Houot
Culture – D’après Archéologie n° 64 – A. Bocquet et A. Houot

Moisson - D'après Archéologie n° 64 - A. Bocquet et A. Houot
Moisson – D’après Archéologie n° 64 – A. Bocquet et A. Houot

La moisson s’effectue à l’aide de faucilles de silex. On scie les blés plutôt qu’on ne les coupe à l’aide de lames de 20 cm environ, qui portent encore aujourd’hui l’usure provoquée par les tiges de céréales ; cela donne à la lame un lustré particulier.
La cueillette procure une grande part de la nourriture. Des glands, qui avaient été stockés dans des vases, ont été retrouvés dans la grotte, ainsi que des noisettes.
Ainsi, la grande forêt fournissait une nourriture diverse (fruits, baies) et les nombreux chênes, la base de l’alimentation du troupeau de porcs, dont on va voir maintenant l’importance.

Si la cueillette et la culture des céréales fournissent une grande part de l’alimentation des paysans, l’élevage et la chasse sont également importants.
Un peut s’en faire une idée grâce aux nombreux restes osseux découverts et minutieusement décrits par le Vicomte Lepic. Grâce à ces indications, j’ai pu réaliser le tableau ci-dessous.
fig17
À travers lui, on voit l’importance accordé a l’élevage du bœuf et du porc.
L’importance du bœuf, qui demande des pâturages durant l’été et du foin en hiver, laisse supposer l’existence de pâturages.
Le porc, animal robuste qui s’accomode de conditions difficiles, devait vivre en semi-liberté dans la vaste chênaie environnante ; il pouvait même être élevé à proximité de la grotte, comme pourrait l’indiquer la réserve de glands.
La chasse au gros gibier, cerf et chevreuil, se pratiquait, entre autre, à l’arc (quatre pointes de flèches ont été découvertes) avec l’aide des chiens, dont la présence dans l’abri est attestée par une métacarpe de bœuf rongée.

Voici donc les ressources alimentaires mais avant de passer a table, voyons comment elles étaient préparées.

2) Cuisiner au néolithique – Techniques de cuisson et préparation des grains

Ce sont les femmes qui broient les grains, à l’aide d’une meule et d’un broyeur dont on a trouvé deux exemplaires dans l’abri. Le farine obtenue permet de confectionner des galettes.

Les grains sont moulus par un mouvement de va-et-vient du broyeur sur la meule - D'après Archéologie n° 64 - A. Bocquet et A. Houot
Les grains sont moulus par un mouvement de va-et-vient du broyeur sur la meule – D’après Archéologie n° 64 – A. Bocquet et A. Houot

Il faut ensuite faire cuire ces galettes ainsi que les autres aliments végétaux.
Les foyers sont établis sur des pierres plates, à l’entrée de l’abri. Allumés à l’aide d’un silex et d’une pyrite que l’on frappe ensemble, ils sont alimentés avec bois blancs et résineux ; comme l’indiquent les restes de charbon de bois.
Les néolithiques jettent dans ces foyers toutes sortes de débris.

Certains aliments sont cuits sur des pierres chaudes, d’autres dans des pots en terre. Ces derniers, résistant mal à la chaleur directe du foyer, les néolithiques font chauffer des pierres qu’ils jettent ensuite dans l’eau des récipients afin qu’elle entre en ébullition.
De telles pierres ont été trouvées près des foyers de l’abri (cailloux roulés portant les traces du feu). Elles pouvaient être utilisées plusieurs fois.

Des galets de quartzite, pierre réfractaire siliceuse, ramassée sur les moraines alentour, étaient chauffés très fort dans le foyer. - D'après Archéologie n° 64 - A. Bocquet et A. Houot
Des galets de quartzite, pierre réfractaire siliceuse, ramassée sur les moraines alentour, étaient chauffés très fort dans le foyer. – D’après Archéologie n° 64 – A. Bocquet et A. Houot

Ils étaient jetés dans les vases où ils communiquaient leur chaleur à l'eau de cuisson. Pour entretenir l'ébullition,il suffit de rajouter un galet chaud de temps à autre. - D'après Archéologie n° 64 - A. Bocquet et A. Houot
Ils étaient jetés dans les vases où ils communiquaient leur chaleur à l’eau de cuisson. Pour entretenir l’ébullition,il suffit de rajouter un galet chaud de temps à autre. – D’après Archéologie n° 64 – A. Bocquet et A. Houot

« Passons à table ». Les aliments peuvent être servis dans des coupes, des bols. On boit dans des gobelets.
On apporte les aliments dans des marmites dont les formes sont déjà celles que nous connaissons encore aujourd’hui.

Un dernier aspect non négligeable est l’apparition de nouvelles techniques comme le filage et la cuisson des céramiques, dont nous parlerons maintenant.

C) Les activités artisanales et artistiques

Les paysans d’alors avaient trois activités artisanales essentielles : le filage, la céramique et la réalisation de parures et de bijoux.

Le filage est attesté par la découverte de fusaïoles. On devait filer et donc tisser la laine. Mais on n’a pas d’élevage de moutons bien attesté ; de même métiers a tisser, peignes, fabriqués en bois, ont disparu.
L’allure que devait avoir les vêtements est méconnue.

Pour obtenir des fils, les femmes employaient la quenouille et le fuseau. Le fuseau en bois est lesté avec une fusaïole de pierre ou de terre. - D’après Archéologie n° 64 - A. Bocquet et A. Houot
Pour obtenir des fils, les femmes employaient la quenouille et le fuseau. Le fuseau en bois est lesté avec une fusaïole de pierre ou de terre. – D’après Archéologie n° 64 – A. Bocquet et A. Houot

La céramique était fabriquée selon la technique du colombin ; on n’utilise pas encore le tour. Comme on l’a déjà dit, les vases portent des traces de cuisson directe. La cuisson des céramiques devait avoir lieu en plein air, dans un feu à ciel ouvert. La température atteinte (inférieure à 600°) ne permettait pas d’obtenir des vases très solides.
L’argile devait provenir des marais voisins, la forêt fournissant un abondant combustible.

Cuisson des céramiques - D'après Archéologie n° 64 - A. Bocquet et A. Houot
Cuisson des céramiques – D’après Archéologie n° 64 – A. Bocquet et A. Houot

Ayant déjà parlé de la forme de ces céramiques, voyons plutôt leurs décors et parlons des activités artistiques.
Les vases présentent des décors incisés ; comme dans le plupart des productions artistiques de l’époque, les motifs sont géométriques. L’art du néolithique se caractérisait par une simplification et une stylisation des formes. Ainsi les décors en relief, les petits mamelons que l’on trouve sous la lèvre des jarres à La Biolle.

Des restes de parures, de bijoux ont été retrouvés (des dents de cochons percées, pouvant constituer des colliers). Des bracelets en pierre devaient être produits sur place, tels ceux mis à jour par le Vicomte Lepic et que nous pouvons voir sur l’une des planches qu’il a publiée.

On peut penser que le travail du bois devait être important, dans une civilisation si proche de la foret, sans pouvoir en dire plus ici.

Ainsi vivaient ces premiers agriculteurs de l’Albanais il y a 5 000 ans.
Déjà, ils étaient sédentaires, producteurs, même si la foret et ses ressources étaient encore très présentes, préparant leur nourriture selon des recettes précises, usant de vaisselle aux formes actuelles… On peut dire que ce sont les bases matérielles de notre civilisation qui se mettent en place dans ces temps reculés et que nous sommes les descendants de ces petits groupes de paysans.

En guise d’épilogue, je vous renvoie à une chronologie plus générale, replaçant le site de La Biolle dans une large perspective, allant du paléolithique supérieur au début de l’Antiquité en Savoie.

La Préhistoire dans l'Albanais
La Préhistoire dans l’Albanais

Jean-Louis Hébrard 1987

Bibliographie
I Pour une vision d’ensemble

– La Savoie des Origines à l’An mil – Ouest France Édition
– La vie au Néolithique. Charavines, un village au bord d’un lac il y a 5 000 ans – Histoire et Archéologie n° 64 juin 1981
– Les grandes étapes de la préhistoire en Savoie – Archéologie n°121 août 1978

II Pour approfondir

– A. Beeching in « 10 ans de recherche archéologique en Savoie »
– A. Beeching : La grande Barme de Savigny à La Biolle (Savoie) – premiers résultats in Études préhistoriques n° 13. 1976
– Vicomte Lepic : monographie « Grottes de Savigny » 1874

Article initialement paru dans Kronos N° 3, 1988

Haute-Combe ou la vie monastique à Cessens au XIIème siècle

NDLR : l’auteur a pris la responsabilité d’écrire le nom de l’abbaye de Cessens, Haute—Combe en deux mots, afin d’éviter toute confusion avec l’actuelle abbaye d’Hautecombe, située sur les bords du lac du Bourget.

L’abbaye d’Hautecombe, lieu de recueillement pour certains et de curiosité pour d’autres, possède un passé qui nous permet, en cette fin du XXe siècle, de mieux comprendre les raisons qui poussent actuellement les moines de la communauté à quitter l’abbaye. Avant de s’établir sur les rives du Lac du Bourget, les moines, venant du Chablais, ont séjourné sur le territoire de la commune de Cessens.

Origine

La fondation de l’abbaye d’Haute-Combe se situe à une époque (fin du XIème siècle) où un mouvement pousse certains moines à revenir aux sources de leur vocation.

Ainsi, en 1075. Saint Robert fonde le Monastère de Molesme (1). C’est de là que vers 1090, deux moines partent pour s’établir dans une vallée calme du Chablais et y érigent, en 1097, l’abbaye d’Aulps. Certains documents nous apprennent que des moines, venus de l’abbaye d’Aulps, s’installèrent à Cessens, avant de gagner les rives du Lac du Bourget.

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Migration des moines à travers les Alpes

Implantation de Haute-Combe à Cessens

Les moines venus d’Aulps élevèrent l’ancien monastère d’Haute-Combe sur le plateau de Paquenôt, situé entre les hameaux actuels de Topis et des Granges.

La Haute-Combe, anciennement appelée Combe de Vandebert ou de Valpert, est située sur le territoire de la commune de Cessens, à une altitude de 675 m (2). Elle est située sur un chaînon jurassien qui s’avance dans l’avant-pays alpin. Cette montagne s’étire du Nord au Sud, sur une trentaine de kilomètres, du Val de Fier à Aix-Les-Bains, sous les noms successifs de Gros Foug (3), Clergeon, Sapenay, La Biolle et Corsuet.
Elle sépare à l’Ouest, la plaine de Chautagne et le lac du Bourget et, à l’Est, le bassin fertile de l’Albanais où se pratiquent depuis des siècles l’élevage et la culture. Il fut longtemps dénommé le grenier à blé de la Savoie.

C’est dans ce cadre, en lisière de la forêt de feuillus qui couvre la montagne, que s’établirent les moines. Cet emplacement correspond bien aux vœux de la vie monastique des religieux qui dans leur quête de solitude fuyaient les terres déjà surpeuplées.

Abbaye_Aulps
Abbaye de Saint Jean d’Aulps – Wikipédia / OT Vallée d’Aulps

Fondation d’Haute-Combe

C’est dans ce cadre que les moines d’Haute-Combe menèrent une vie solitaire, se séparant complètement du monde, recherchant la solitude afin de mieux suivre la règle de leur guide Saint Benoit. Ils vivaient par petits groupes dans des ermitages disséminés dans la montagne, autour du monastère.

Il n’existe pas de charte sur la fondation d’Haute-Combe : les moines restant assez indifférents aux soucis juridiques et administratifs découlant de l’incertitude sur la réussite d’une telle entreprise.
Il est donc difficile d’avancer une date concernant la fondation même du monastère. Si l’on en croit un récit anonyme du XVème siècle (document relatif aux origines d’Haute-Combe, Archives de Turin), la fondation d’Haute—Combe remonterait au début du XIIème siècle, en 1101.

« Anonyme turinois (XVème siècle). L’an 1101, quelques hommes animés de l’esprit de Dieu, désirant embrasser la vie érémitique, arrivèrent en un lieu, alors plein d’horreur et de solitude, appelé Hautecombe. Là, Ils bâtirent un oratoire et menèrent une vie sainte et solitaire jusqu’à la fin de l’année 1125 du seigneur, où, suivant les conseils de saint Bernard, qui alors passait dans cette direction, et à cause d’une lumière qui, pendant la nuit, se rendait de l’ancien monastère au lieu nommé Charaia, situé de l’autre côté du lac du Bourget, ils se transférèrent sur cette rive et l’appelèrent Hautecombe, nom du lieu qu’ils venaient d’abandonner. »

Par contre, deux chartes en confirment l’existence ; l’une de 1121 dans laquelle, un certain Gauterin d’Aix donne à Guérin, l’abbé de Notre Dame d’Aulps (1113-1136) « la terre naguère appelée le Fornet et maintenant Hautecombe, située dans le pays de l’Albanais, sur la montagne où se trouve la château de Cessens. »

« Au nom du Seigneur. Moi, Gauterin, je donne à Dieu et à Notre-Dame et à l’église d’Aulps ainsi qu’à dom Guérin, abbé de cette église, pour le salut de mon âme et de celles de tous mes ancêtres, la terre naguère appelée le Fornet et maintenant Hautecombe, située dans le pays de l’Albanais, sur la montagne où se trouve le château de Cessens. Voici les limites de ce lieu. À l’orient, la voie qui, du château de Verdet, passe au pied de cette montagne. À l’occident, du faîte de cette montagne, le cours du ruisseau Vinan qui descend du Grand Foug qui est au sommet de la montagne. À l’aquilon, de ce sommet et du foug par la colline suivante que l’on a coutume d’appeler de Verdet jusqu’à la voie qui passe au pied de la montagne. Au midi, une ligne droite partant du sommet de la montagne où est le foug jusqu’à la voie qui passe au pied de la montagne. Le seigneur Gauterin a également accordé à ceux de ses hommes qui le voudraient de donner à cette église en libre aumône comme de leur propre alleu les terres qu’ils tiennent de lui. Ont approuvé cette donation : les fils de Gauterin, Albert et Guillaume, ainsi que son épouse Guillauma ; Rodolphe, seigneur du Château de Faucigny, ainsi que sa femme, son père et ses fils ; Aymon de Grésy et ses frères, le prêtre Didier et Aymon de Venaise ; le prêtre Borno, qui a en outre cédé des dîmes. Ont signé les témoins suivants : Gantier, vidomne de Rumilly, témoin ; Nantelme, témoin ; Amblard, témoin ; Nantelme et Hugues leur frère, neveux du seigneur Gauterin, qui ont approuvé et ont été témoins ; Pierre, fils de Gauterin, témoin ; Ulric de Mouxy, témoin ; Guillaume des Échelles, témoin ; Girard Arborerius, témoin. Moi, Amédée, comte, j’approuve et je confirme, pour le salut de mon âme et de celles de mes parents, la donation faite à Dieu et à l’église d’Aulps par Gauterin, de terres qui font partie de mon propre alleu. Fait en présence de dom Humbert, évêque de Genève ; de dom Pons, évêque de Belley ; de dom Boson, abbé de Suse. Ont signé les témoins suivants ; Boson d’Allinges, témoin ; Aymon de Briançon, témoin , Albert de Cruseilles, témoin. Et moi, Vivian, par ordre du chancelier Amaldric et sur requête du comte Amédée et du seigneur Gauterin, j’ai écrit cette charte l’an de l’incarnation du Seigneur 1121. »
(Traduction de le charte rédigée en latin en 1121)

La seconde de 1126, dans laquelle, les familles d’Aix, de Savoie et du Faucigny confirment cette donation aux frères d’Haute-Combe.

« 1126. Gauterin d’Aix a fait plusieurs donations aux frères d’Hautecombe, entre autres une terre qu’il possédait dans le pays de l’Albanais, au lieudit Combe de Vandebert et maintenant Hautecombe. Ont approuvé toutes ces donations : sa femme Guillauma, ses fils Albert, Amédée, Guillaume, Aimon et Gauterin, et sa sœur Ermengarde, le comte Amédée, Guillaume de Faucigny et son fils Rodolphe ainsi que les fils de ce dernier, et Louis, fils d’Amédée de Faucigny. Témoin Hugues de Lescheraines et d’autres, l’an du seigneur 1126. »
(Traduction de la charte rédigée en latin en 1126)

Ces chartes présentent un double intérêt :
– Le nom de Haute-Combe apparaît dans les deux, ce qui atteste une fondation antérieure à ces deux dates.
– On peut aussi noter la distinction faits entre les bénéficiaires. D’abord l’abbé d’Aulps, puis les frères d’Haute-Combe ; ce qui démontre le progrès et l’importance prise par la fondation.

Cette fondation est certainement antérieure à 1119 car l’évêque de Genève, Guy de Faucigny (1078-1119) avait conféré à son frère Aymon, l’investiture de plusieurs villages et châteaux parmi lesquels figuraient deux monastères : Bommont et Haute-Combe. Pour vivre en milieu féodal, Haute-Combe devait être reconnue par tous ; ce qui semble le cas puisque la famille Gauterin approuve cette donation ainsi que les Faucigny, les Grésy, le comte de Genève, le comte Amédée III qui ne porte pas encore le titre de Comte de Savoie (a).

L’autorité ecclésiastique reconnaît Haute-Combe, puisque la charte de 1121 stipulait la présence d’Humbert de Gramont, évêque et seigneur de Genève, en effet, Haute-Combe dépendait à cette époque de ce diocèse.

Affiliation à l’abbaye de Clairvaux

Il est importent de revenir un peu en arrière afin de mentionner la fondation en 1098 de l’abbaye de Citeaux (4) par Robert de Molesme (5).
En 1115, Saint Bernard (6), jusque là moine à Citeaux, fonde l’abbaye de Clairvaux (7), qui lui confère l’autorité sur de nombreuses autres abbayes.

À cette époque, l’ordre cistercien est en pleine prospérité et Saint Bernard ne manque aucune occasion de lui gagner de nouvelles recrues. En janvier 1133, Saint Bernard traverse les Alpes pour répondre a l’appel du pape Innocent II. Il rendit visite aux moines d’Haute-Combe et les invita à embrasser, à son exemple, la vie cénobitique (vie communautaire). Sa parole fit impression car les moines d’Haute-Combe décidaient d’adhérer à la réforme de Citeaux. Le 14 juin 1135, Haute-Combe s’affine à Clairvaux. Durant le même été, une petits colonie de moines de Clairvaux rejoint Haute-Combe pour initier leurs frères à l’ordre cistercien. Un peu plus tard, l’abbé Vivien, ancien abbé bénédictin et premier abbé cistercien du monastère, prit le chemin de Rome, certainement afin de faire approuver par le pape l’incorporation d’Haute-Combe à l’ordre cistercien.

Cette affiliation marqua pour les moines d’Haute-Combe le début d’une vie monastique communautaire. Saint Bernard, qui recherchait la solitude pour ses monastères, la craignait pour ses moines.

Transfert d’Haute-Combe au bord du lac

Les raisons qui détermineront les moines de Cessens à s’établir au bord du lac du Bourget ne nous sont pas connues.

D’après le récit anonyme du XVème siècle, une manifestation céleste serait à l’origine de ce transfert. « Une lumière s’élevait de la Combe de Cessens et se dirigeait sur la rive occidentale du lac du Bourget ».
Il est plus vraisemblable que le transfert réponde a un besoin d’isolement plus grand.

Tout comme a Cessens, il n’existe pas de charte relative à la fondation d’Hautecombe à son nouvel emplacement, mais seulement un document qui confirme l’existence du monastère déjà installé. Il n’est donc pas possible de donner une date précise à cette migration.

La seule chose que l’on peut affirmer, c’est qu’ils baptisèrent leur nouvel emplacement du nom de celui qu’ils quittèrent : Hautecombe.

Eric Gaudiez

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« Généalogie » de Haute-Combe à Cessens

Bibliographie

– /Les Origines de l’Abbaye d’Hautecombe/ » de Romain Clair, 1984

– /Histoire de l’Abbaye d’Hautecombe en Savoie/ de Blanchard 1874

Nous remercions Monsieur le Curé d’Albens qui a bien voulu nous prêter le /Livre des Chrétiens/.

La charte du monachisme

Imitant Pacôme, Benoit sa retire à l’âge de 20 ans dans une grotte près de Subiaco et, comme lui, attire de nombreux disciples dont il doit organiser la vie. Il y fonda son premier monastère, puis vers 529 un autre au mont Cassin, en Campanie, où il demeura jusqu’à sa mort.

C’est au mon Cassin, à mi-chemin entre Rome et Naples, que Benoit rédige sa règle. Comme d’autres moines évangélisateurs de l’époque, Benoit ne parcourut pas l’Europe, dont il devait devenir le saint patron en 1964.
Il marque pourtant l’Occident chrétien par le rayonnement de sa règle.
Celle-ci s’inspire de celles de Pacôme, Augustin, Cassien, de Césaire et d’un autre texte anonyme connu sous le nom de « Règle du Maître ». Elle trace un chemin équilibré entre la prière et l’ascèse, entre le travail et l’étude. Si la vie d’Antoine fut diffusée grâce a Athanase d’Alexandrie, la règle de Benoit devint la « charte du monachisme » grâce à l’action du premier pape bénédictin, Grégoire le Grand (540-604).

Elle a pour principe de faire de l’abbaye une vraie famille dont l’abbé est le père. Élu par ses frères, il les aide à « chercher Dieu » dans le travail et la prière. C’est d’ailleurs dans ces deux mots de la devise « Ora et Labora » que se concentra l’ensemble de l’esprit de la règle.

De toutes les règles monastiques, celle de saint Benoit est considérée comme la plus achevée. Elle n’obéit pas pour autant à un plan logique, mais s’attache à l’expérience quotidienne. Elle sa divise en 73 petits chapitres. Au chapitre 2, la description de la charge abbatiale est l’un des plus beaux morceaux de la législation monastique. Saint Benoit y ajoute une énumération de bonnes œuvres qui ne lui est pas propre. Avant de présenter son traité sur l’obéissance, il donne une longue série de vertus et de mises en garde contre les vices que l’on peut rencontrer dans le monastère. Dom Bernard Maréchaux a résumé en ces termes la règle bénédictine : « Saint Benoit présente le monastère sous trois aspects : il est, dit-il, une école du service divin, il est un atelier de bonnes œuvres, il est la maison de Dieu… Une école, on s’y instruit ; un atelier de même ne se conçoit pas sans la direction d’un chef, auquel tous sont soumis, apprentis, ouvriers, contremaîtres ; enfin, la maison de Dieu ne saurait exister sans que Dieu y ait son représentant. Ce maître, ce chef d’atelier, ce représentant de Dieu, investi de son autorité, revêtu de sa paternité, c’est l’abbé. »
(Saint Benoit, sa vie, sa règle, sa doctrine spirituelle, Paris, 1928).

La règle de saint Benoit ne s’applique pas seulement aux hommes. Au pied du mont Cassin, la propre sœur de Benoit, Scholastique, fonde un monastère de femmes. Un peu partout on voit se développer des monastères jumelés. Des exemples existent encore aujourd’hui.

Extrait du Livre des Chrétiens – Tome 6 – Édition Hachette

(1) Abbaye bourguignonne
(2) Le village de Cessens s’érigeait à l’époque plus près du sommet de la montagne à proximité du château qui commandait le passage du col de Cessens. Les ruines subsistent encore, dénommées maladroitement « Tours de César ».
(3) Sur la montagne se dressait un hêtre (du latin fagus : hêtre). Il servait de repère et marquait la limite entre les terres des seigneurs de Cessens et de Châtillon en Chautagne.
(4) Abbaye de Citeaux (Côte d’Or) fondée en 1098 par Robert de Molesme. Ordre de Citeaux (cistercien). Saint Robert fonde Citeaux pour revenir à la règle de Saint Benoit (pauvreté, uniformité, travaux des champs).
(5) Robert de Molesme, moine et réformateur bénédictin, fondateur de l’abbaye de Molesme et de Citeaux.
(6) Saint Bernard : moine de Citeaux, fondateur de l’abbaye de Clairvaux.
(7) Abbaye de Clairvaux (Aube) : abbaye fondée par Saint Bernard en 1115, « sœur jumelle » des abbayes de La Ferté, Pontigny, Morimond

Article initialement paru dans Kronos n°3, 1988

(a) La maison de Savoie possède le titre de Comte dès 1003, mais n’y accolera pas l’indication géographique « de Savoie » avant la deuxième moitié du XIIè siècle.