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Éditorial – Kronos 2, 1987

Pourquoi Kronos ?

Les premiers adhérents à la Société d’archéologie, d’histoire et de témoignages de l’Albanais ont été intrigués par le patronage de Kronos et ils aimeraient en savoir plus sur les raisons du recours quelque peu insolite, à cette incarnation allégorique du Temps.

La langue française désigne par le même terme l’état atmosphérique « le Temps qu’il fait » et la mesure de la durée des phénomènes, autrement dit la durée limitée des Êtres et des choses par opposition à l’Éternité… « le Temps qui passe ».

Le « Temps qui passe » pleinement vécu par l’homme est souvent représenté de nos jours sous les traits d’un vieillard décharné, à la barbe et à la chevelure blanche, tenant une faux symbole de la puissance destructrice et le sablier emblème de la fuite inexorable des heures ; alors que Kronos des origines apparaît dans les mythologies anciennes comme un dieu créateur allié à la puissance créatrice de Gaïa, la Terre.

C’est bien évidemment sous le parrainage de Kronos créateur que s’est placé la Société d’archéologie, d’histoire et de témoignages de l’Albanais, puisqu’elle se propose, sur un canevas chronologique et au travers des faits et événements du passé d’établir la continuité du devenir des communautés de notre région. En effet, c’est le Temps, articulation du présent entre passé et avenir, qui donne à l’Homme la faculté de choisir entre les possibilités qui s’offrent à lui pour transformer la réalité et nous savons bien qu’avant d’aller plus loin il est parfois nécessaire de regarder en arrière pour préparer l’avenir en s’inspirant des exemples du passé.

La Province de Savoie est aujourd’hui profondément intégrée dans la Nation Française mais elle garde néanmoins une identité culturelle propre due pour une large part à la communauté de destin partagée durant des siècles sous l’autorité d’une Maison princière qui lui doit son nom, avec les peuples voisins du Val d’Aoste, du Valais,des Pays de Vaud et du Genevois…

Au cœur de la Savoie historique, la nature et les hommes ont façonné l’Albanais pour lui donner les caractères spécifiques qui lui ont valu pendant un temps très court il est vrai, d’être reconnu comme une véritable entité sous le nom de Province de Rumilly.

C’est au maintien de cette identité culturelle que Kronos convie tous les Albanais non pas pour une contemplation stérile du passé mais au contraire dans une attitude dynamique tenant compte du redéploiement perpétuel des êtres et des choses tant il est vrai que :
« L’AVENIR APPARTIENT AUX PEUPLES QUI AURONT LA PLUS LONGUE MÉMOIRE »

F. Levet

Le château de Longefan

Situé à l’ouest du village de La Biolle, au pied de la colline du même nom, le château de Longefan par son implantation contrôle le chemin qui permet de se rendre d’Antoger (Aix-les-Bains) à Saint-Germain la Chambotte via la Chautagne. Tout comme Montfalcon, Longefan a eu une réelle importance pour la surveillance des voies de circulation dans cette partie de l’Albanais.

Une situation privilégiée au pied de la montagne de la Biolle
Une situation privilégiée au pied de la montagne de la Biolle

Le fief et le château (1) appartenaient, à l’origine, à Montfalcon, puis tout comme lui, à différentes familles nobles de la région, telles les La Balme, les Oddinet, les Seyssel…
Jean de La Balme, fils de Jacques, de 1478 à 1485, puis Aubert, fils de Jean de 1499 à 1509 en furent les occupants. En 1524, la femme d’Aubert et ses enfants vendent la moitié des terres de Longefan et le Colombier à Jean Oddinet. La première moitié était déjà parvenue à Oddinet par acceptation de la dot de la fille d’Aubert de la Balme et de Marie du Colombier, Jeanne, qui avait épousé Jean Oddinet. En 1554, leur descendant Gaspard Oddinet, écuyer et seigneur de Longefan, est syndic de Chambéry.
Aux Oddinet succèdent les Mouxy. Georges de Mouxy, seigneur de Saint Paul, comte de Montréal qui hérite en 1575 de son oncle Louis Oddinet, baron de Montfort, président du Sénat de Savoie, trouve dans l’héritage Montfalcon et Longefan. À sa mort en 1595, Georges de Mouxy ne laisse qu’une fille, Jullienne Gasparde, qui apportera le fief en dot en 1607 à son mari Louis de Seyssel, marquis d’Aix.
Après la famille de Seyssel, Longefan parvint aux Allinges, marquis de Coudrée qui en sont seigneur en 1700.
À la Révolution Française, le mobilier du château est vendu aux enchères à La Biolle le 22 Avril 1793. Les familles Canet et Rosset achètent une grande partie de ce mobilier. Le château est acquis par les familles Sostegno et Alfieri ; leurs héritiers le vendent entre 1850 et 1860 à Monsieur Girod, marchand de domaine, qui vendit le tout au détail aux paysans des des alentours en réalisant au passage un bénéfice de 80 000F. Le château fut acquis par Monsieur Rosset qui le démolit en partie pour en vendre les pierres.

État actuel et entrée de la salle basse, cachée par la végétation
État actuel et entrée de la salle basse, cachée par la végétation

L’enceinte générale, haute de plusieurs mètres, est visible sur tout le pourtour. Par son aspect global, la forme du château fait penser à l’avant d’un navire. Le portail, datant du XVIIIème siècle, situé dans la partie Ouest permet l’accès à l’intérieur du château. Au Nord-Nord-Est, le mur qui domine le nant des Plagnes ou nant de Savigny est marqué par une avancée demi-ronde dont l’utilité n’est pas véritablement connue mais ne gâchant en rien la beauté de cette partie du rempart.
À l’Est, le mur en forme de proue de navire domine le vallon et le hameau de Lapérière.
Au Sud, le mur est percé d’une porte et de fenêtres donnant accès dans ce que l’on peut appeler une salle basse et dont le plafond voûté attire l’œil du visiteur qui pénètre à l’intérieur.
La partie habitable a subi beaucoup de travaux aux XVIIème et XVIIIème siècles, à la suite notamment de l’incendie du 4 octobre 1649 qui détruisit les toitures, mais aussi pour l’amélioration du bâtiment, travaux entrepris par Louis de Seyssel et sa femme Adriane de Grammont entre 1622 et 1644.

Malgré ses vicissitudes et ses transformations successives, le château de Longefan garde sa place dans le patrimoine de l’Albanais et de la commune de La Biolle.

Eric Gaudiez

Que renfermait cette niche ?
Que renfermait cette niche ?
Porte d'entrée du XVème
Porte d’entrée du XVème

1) L’origine étymologique de Longefan peut recevoir deux hypothèses :
– LONGA FAMES qui signifie grande renommée ;
– LONGUE FAIM car il aurait été construit en période de famine par des ouvriers mal nourris.

longefan_plan

Albens… à la façon… virgilienne

Témoigner de son temps, de son époque constitue très souvent un exercice délicat. L’Art a ce pouvoir de convertir par son alchimie toute interrogation en appréciation flatteuse. Il en est ainsi du poème de Madame Jean Farnault qui s’inscrit parfaitement dans la « ligne » Kronos, en nous livrant une vision du village d’Albens à travers une sensibilité propre. Un témoignage plein de fraîcheur qui confirme les paroles de Shelley : « La poésie immortalise tout ce qu’il y a de meilleur et de plus beau dans le monde. »

Si du travail, du bruit, vous êtes fatigués,
Il est de jolis coins dans notre douce France ;
Je vous invite amis, êtes—vous décidés
Quand soleil et ciel bleu ont fait une alliance ?

Dans le vieux bourg d’Albens venez vous reposer ;
Ses maisons sont coquettes, au pied de la montagne
Qu’aucun bloc de ciment ne vient défigurer.
L’air est pur, embaumé, fertile sa campagne.

Oubliez un instant vos soucis, vos tracas ;
Il s’étale non loin de deux grands lacs limpides…
À votre place amis je n’hésiterais pas
Et pour y parvenir point n’est besoin de guides.

Bordant des bois épais où pousse le fayard
Vous y rencontrerez, sur des chemins tranquilles
Qui vous feraient aimer le pays savoyard,
De jeunes cavaliers sur des chevaux dociles.

L’orge mure courbant ses longs épis nouveaux
Que l’on voit osciller sous la brise légère,
Faisant aussi frémir les tiges des roseaux
Qui s’étirent le long de la proche rivière.

Vous y verrez aussi des champs de mais blond,
Des champs où le tabac nourrit sa large feuille ;
Le cœur du paysan s’attriste et se morfond
Si la grêle parfois et brusquement l’effeuille.

Des vaches au corps lourd, le pis de lait gonflé,
Encombreront peut-être un instant votre route
Pour aller lentement et d’un pas martelé
Jusqu’à l’herbe des prés qui très vite se broute.

Pour vous laisser charmer par le chant des oiseaux
Vous vous arrêterez au bord d’une clairière
Qui rafraîchit souvent l’eau pure des ruisseaux
Où viennent scintiller des taches de lumière.

Et le soleil couchant mettra des rayons d’or
Sur les monts reverdis, aux vitres des fenêtres ;
Vous pourrez admirer le merveilleux décor
Lorsqu’il nous dit bonsoir avant de disparaître.

Dans le vieux bourg d’Albens venez vous reposer,
La nuit, sur la colline, est bien silencieuse :
Pour dormir dans le calme, à l’ombre du clocher,
Vous n’aurez pas besoin d’une douce berceuse.

LICE

Article initialement paru dans Kronos N° 2, 1987

Albens à l’époque romaine (I-Ve siècle)

L’origine gallo-romaine d’Albens est, je le pense, bien connue de tous. Mais que sait-on de plus à ce sujet ?

Il a paru bon de faire le point des connaissances et de présenter sous forme d’un article les résultats des recherches menées tant sur le terrain que dans les musées.

Ainsi, est-ce à un voyage dans un passé vieux de 18 siècles que je vous invite. Voyage qui nous mènera sur les chantiers archéologiques de ces dernières années, dans les musées de Chambéry et d’Annecy mais aussi dans les revues savantes pour y rencontrer les érudits d’autrefois, témoins de découvertes aujourd’hui perdues.
Au bout de ce voyage, nous aurons, je l’espère, beaucoup appris ; la vie quotidienne dans Albinnum, l’aspect d’ensemble du village, ses liens économiques avec le reste de l’empire romain nous seront plus familiers.

Les moyens de connaître un passé aussi lointain

Recherches archéologiques – Ramassage de surface – Visite dans les musées régionaux – Lecture des publications

1 La recherche archéologique

Nul ne l’ignore, cette étude des civilisations passées est devenue une science aux techniques bien définies, la principale étant la pratique des fouilles. Des fouilles ont été entreprises entre 1978 et 1981 par le Club d’archéologie du Collège Jacques Prévert. Elles ont permis à de nombreux élèves de mener une étude minutieuse des couches successives du sol (méthode stratigraphique), de mettre à jour un grand nombre d’objets, de vestiges et de les étudier.
On est en mesure à présent d’en donner les résultats.

Tout d’abord la stratigraphie (étude des couches successives).

stratigraphie

On distingue bien quatre niveaux :
* le plus ancien, donc le plus profond, se compose d’une épaisse couche de sable. Il ne renferme aucun vestige humain.
* sur ce niveau, les hommes sont venus s’installer, apportant avec eux de la céramique grise. Ce second niveau correspondrait à l’occupation Celte (entendez Gauloise), des Allobroges vivant là aux derniers siècles avant JC.
* le troisième niveau est celui de l’occupation romaine. Couche qui renferme le plus de vestiges : restes de murs grossiers, tuiles, clous, céramique. Grâce aux objets trouvés, on peut dire que cette occupation romaine s’étend du début du Ier siècle au IVième siècle de notre ère. Cette occupation est perturbée à partir du IIIième siècle par les invasions (on retrouve une couche renfermant beaucoup de cendres – les restes des destructions barbares ?)
* le dernier niveau, supérieur, le plus récent, correspond à la couche cultivée. Si on y trouve des objets romains (pièces/fragments de vase), c’est que les labours profonds atteignent la couche romaine toute proche et font remonter ces objets non sans mal pour eux.

Si on se résume, quatre niveaux, en partant de la surface :
– un niveau correspondant aux cultures actuelles, en surface.
– un niveau romain (I-IVe).
– un niveau gaulois (derniers siècles avant JC).
– un niveau sans occupation humaine, le plus profond (sable).
Tout l’intérêt de la stratigraphie est là ; un voyage dans le temps, au fur et à mesure que l’on s’enfonce dans le sol ; une mise en évidence des séquences d’occupation du village par ses lointains habitants.

2 Le ramassage en surface

* Comme son nom l’indique, il consiste à collecter à la surface du sol les vestiges anciens. La coupe stratigraphique nous l’a bien montré ; la couche cultivée renferme des objets des couches inférieures que les travaux agricoles ont ramenés à la surface.
Au moment des labours, après les grandes pluies, il est intéressant de circuler dans les champs ; un œil exercé et averti peut ainsi trouver de nombreux objets.
Ainsi :
– une marque de potier sur céramique rouge, celle de SALVETUS (nous en reparlerons) ;
-un beau décor sur un fragment de bol, représentant un lapin (sans doute une scène de chasse).
* Dans le même cadre d’activité, on peut parler du suivi des travaux. Albens se transforme de jour en jour, ce qui entraîne l’ouverture de nombreux chantiers (construction, voirie, travaux de l’ONF, …).
L’archéologue a intérêt à suivre ces travaux, à se rendre sur les chantiers car il pourra faire des découvertes ; il pourra également avertir, informer le personnel des chantiers de l’intérêt de ces découvertes (la collaboration avec ces personnels est toujours fructueuse). Ainsi furent découverts lors des travaux dans les marais un bol et deux belles assiettes (céramique beige).
On le voit, l’activité sur le terrain est porteuse d’informations. Elle nous permet de compléter nos collections (objets, vestiges, …), mais aussi de préciser nos connaissances sur l’étendue du périmètre archéologique romain.
Nous en verrons par la suite toute l’importance.

3 Les recherches dans les musées à la lumière des revues savantes

Les musées régionaux conservent de nombreux et beaux objets découverts à Albens dans les siècles passés.
La lecture des revues savantes nous permet d’en savoir plus sur ces découvertes anciennes (localisation de la découverte, contexte, état de l’objet, …).
À la lumière de toutes ces recherches, nous sommes en mesure de donner une idée de l’importance et de la richesse de ces objets :
* les bronzes sont bien représentés :
– deux pieds de chèvres ; bronze (fonte creuse) de patine vert clair, avec incisions figurant le pelage.

pieds de chèvre
Pieds de chèvre en bronze

Découverts au lieu-dit « La Tour », ils furent acquis par le musée d’Annecy en juillet 1905 et sont aujourd’hui présentés dans une de ses salles.
Charles Marteaux (archéologue du XIXe siècle) pensait qu’ils formaient les supports d’une table gallo-romaine, sans doute d’un trépied.
– un miroir en bronze, dont on ne connaît pas les circonstances de la découverte et qui est présenté dans une vitrine du musée savoisien (Chambéry). C’est un disque circulaire, plat, en bronze poli, d’un diamètre de 12cm (on ne connait pas à l’époque les miroirs en verre). Le manche qui est cassé devait s’insérer dans une poignée de bois ou d’ivoire.

* la verrerie :
Elle comprend essentiellement des bouteilles, mais aussi une magnifique urne cinéraire.
– l’urne cinéraire fut découverte en 1863 lors de la construction de la voie ferrée. Elle était renfermée dans un vase à rebord en terre rougeâtre, qui fut brisé lors de l’extraction.

Urne cinéraire
Urne cinéraire

C’est une urne de petite dimension (15cm de hauteur et 9cm de largeur à l’ouverture) ornée de cordons en losanges, coulés avec le verre, le pied est godronné (Godron : ornement qui affecte la forme d’un œuf très allongé).
– les bouteilles sont plus nombreuses. Trois d’entre elles nous sont parvenues intactes. Elles sont plus petites que leurs sœurs actuelles (10 à 17cm). Elles ont une panse carrée et sont munies d’une anse. Le fond est décoré de cercles concentriques en relief, d’une croix à l’intérieur d’un cercle.

Bouteille
Bouteille

La couleur du verre est très belle, dans les verts ou les bleus, avec des nuances pastels.
Le verre était connu dans l’antiquité, mais c’est à partir de la découverte du soufrage (vers 100 avant JC) que cette industrie se développe.
À la fin du Ier siècle de notre ère, il y a des officines dans la basse vallée du Rhône, puis à Lyon et à Vienne.
On peut penser que ces bouteilles proviennent de ces ateliers.
Au IIe siècle, ce type de bouteille devient très abondant pour disparaître ensuite.

* la vaisselle :
Il s’agit ici d’une très belle pièce en céramique sigillée qui se trouve exposée dans les vitrines du musée savoisien.

Bol en terre sigillée
Bol en terre sigillée

C’est un bol, décoré de motifs en relief (d’où le nom de sigillée) provenant des ateliers du centre de la Gaule (Lezoux) datant du IIe siècle de notre ère.
Cette céramique sigillée est une véritable banque d’images. Véhicule de romanisation, elle a contribué à la diffusion d’une imagerie populaire fondée sur la religion, les jeux, les combats guerriers, les scènes de chasse.
Ici, sous une rangée d’oves (ornement en forme d’œuf), un médaillon contenant un Amour ou une Victoire, un demi médaillon contenant deux masques et un oiseau puis en dessous, un animal courant, une tige de palmier stylisée.
L’étude des objets présentés dans les musées régionaux nous informe sur le niveau de vie d’un groupe social aisé à Albens, mais aussi nous renseigne sur les liaisons économiques avec les diverses régions de la Gaule et de l’Empire.
À partir de la, nous pouvons imaginer le luxe dont bénéficie ce petit groupe : la céramique sigillée serait à comparer à notre porcelaine ; le verre devait être encore cher à l’époque.
Ce luxe est attesté par un autre objet présenté au musée savoisien. Il s’agit d’une applique de cuivre étamée, recouverte d’une mince feuille d’argent dorée et doublée d’une plaque d’argent ajouré ; les rivets de cuivre étaient recouverts d’une calotte d’argent ?
Qui étaient ces personnes aisées ? Nous tenterons d’en présenter quelques-unes par la suite.
Il est également possible de savoir d’où l’on faisait venir ces beaux objets (verrerie des ateliers du couloir rhodanien, vaisselle des ateliers de l’Allier) et partant de là, de dresser une carte des liaisons commerciales aux premiers siècles de notre ère.

Quelles informations tirer des objets archéologiques ? Voilà le fil conducteur de la suite de l’article.

À la recherche des liaisons commerciales antiques
Des monnaies replacent Albens dans le cadre de la Grande Histoire

La céramique dévoile les itinéraires commerciaux. Deux monnaies d’Aurélien et Tétricus replace Albens dans le contexte de la crise de l’Empire au IIIe siècle de notre ère.

1 La céramique

Celle découverte à Albens appartient à plusieurs catégories qu’il serait bon de présenter avant d’aller plus avant.
On peut en distinguer quatre :
– la sigillée, de couleur rouge vif, ornée de motifs en relief.
– la céramique grise ou céramique allobroge.
– les amphores pour le transport des liquides et des grains.
– la céramique commune, de couleur claire.
Pour la clarté de l’exposé, nous ne retiendrons que deux catégories, la sigillée et les amphores. Les raisons en sont simples : par leurs formes, leurs marques ou leurs décors, elles permettent de savoir de façon précise la date et le lieu de fabrication.

La sigillée

Ce type de céramique romaine, d’allure très caractéristique, a été fabriqué pendant toute la durée de l’Empire romain exclusivement (Ier au Ve siècle de notre ère).
Les grands ateliers de fabrication sont tous situés en Gaule romaine et appartiennent à trois grands groupes : Ateliers du Sud, Ateliers du Centre, Ateliers de l’Est.

Répartition des officines de sigillée
Répartition des officines de sigillée

Ils produisent des vases selon des techniques qui évoluent peu. Les vases comportent presque toujours un décor en relief, obtenu à partir d’un moule en creux. Ces vases sont recouverts d’un vernis rouge donné par une très mince couche d’argile fine à forte teneur en oxyde de fer. Ce vernis confère au vase un très grand degré de résistance à la corrosion, si bien que lorsqu’on en découvre aujourd’hui, leur aspect semble presque neuf.
Les principales formes produites (coupe, bol, assiette, pichet, …) ont été classées par certains érudits comme Dragendorf ou Oswald. Les formes variant avec la mode et la technique, on peut les dater. Le bol trouvé à Albens date du second siècle de notre ère.
Les décors ayant déjà été présentés, il vaut mieux parler des estampillés que l’on trouve sur ces vases. Les estampillés ou marques de potiers sont placées soit sur la paroi externe du vase au milieu du décor, soit sur le fond au dos du vase.
Les potiers ayant travaillé dans un nombre restreint d’ateliers (25 environ pour la Gaule) dont les plus célèbres sont la Graufesenque et Lezoux, on a pu établir les époques d’activité de ces artisans et partant de là, la date de réalisation.

Tableau chronologiques des potiers dont les marques ont été trouvées à Albens
Tableau chronologiques des potiers dont les marques ont été trouvées à Albens

Les céramiques sigillées d’Albens ont été fabriquées dans les Ateliers du Sud et du Centre, de 50 à 160 après JC.

Les amphores

Découvertes en grand nombre à Albens, elles sont souvent en mauvais état. On a conservé surtout le col et les anses.
Par leur forme, que l’on peut déduire des éléments précédents, il est possible de dire que certaines proviennent d’Espagne. Ce sont de grosses amphores à huile, de forme très ronde, et dont les grosses anses à section ronde portent souvent des marques. Sur l’une d’elle, on peut lire S. C. Elle provient de Bétique (Andalousie actuelle).

Il devient alors possible d’esquisser une carte des échanges commerciaux à l’époque.

Les échanges commerciaux
Les échanges commerciaux

Cette carte ne nous renseigne que sur les importations, les achats effectués par les habitants du village. Nous ignorons si des produits fabriqués à Albens étaient vendus à l’extérieur.
Ces importations viennent de la province de Narbonnaise, dont fait partie Albens, pour les verreries. La sigillée provient du Massif Central : Allier et Aveyron. L’huile et les amphores viennent de plus loin, du sud de l’Espagne, province de Bétique.

* On peut se faire une idée de la circulation de ces produits.
On sait pour la sigillée de la Graufesenque qu’elle était commercialisée par les NEGOCIATORES REI CRETARIAE, grands négociants de terres cuites, dont les réseaux commerciaux étaient solidement établis, avec relais de stockage aux points de rupture de charge, et des entrepôts de redistribution (tels ceux de Fos-sur-mer, Clermont-Ferrand, Feurs, …).
Cette céramique était commercialisée fort loin : Méditerranée Orientale, mer Baltique, mer Noire et jusqu’en Inde.
Ces grands négociants avaient recours, tant qu’ils le pouvaient, au transport par voie d’eau.
Une voie d’échanges privilégiée comme celle du Rhône ne pouvait manquer de jouer son rôle dans l’essor des échanges qui caractérise la « Paix romaine ». La navigation fluviale va donc se développer sur le Rhône de la Méditerranée à Seyssel et Genève, mais aussi sur ses affluents (Ouveze, Durance, Isère, Ardèche, Saône, Doubs).
Il existait alors une batellerie active et organisée. Elle était entre les mains des corporations de NAUTES. Le secteur lyonnais du fleuve était desservi par les NAUTAE RHODANICI, siégeant à Lyon, dont le trafic couvrait le Rhône jurassien jusqu’à Seyssel.
L’Isère, au tournant de la Combe de Savoie, était entre les mains des RATIARII VOLUDNIEUSES, dont le port d’attache était Voludnia près de Saint-Jean-de-la-Porte.
Ces corporations assuraient non seulement la navigation mais aussi les ruptures de charges et les transferts par terre, sans doute entre l’Isère et le lac du Bourget, comme entre Seyssel et Genève, Annecy et la région. Le Rhône et ses affluents formaient ainsi la voie d’introduction et d’échanges de quantités de marchandises, parmi les plus lourdes principalement.

* Quel était le matériel de navigation utilisé par ces nautes ?
On ne peut s’appuyer sur aucun vestige ni figuration provenant du secteur Allobroge. Il faut avoir recours aux vestiges découverts dans le reste de l’Empire pour s’en faire une idée.

Ils se regroupent en trois ensembles :
– les radeaux (ratis) : ils sont faits rapidement à partir de troncs ou poutres assemblés. De véritables trains de radeaux ou de bois flottants destinés à la construction circulaient sur le fleuve. Le radeau pouvait servir à assurer le passage des cours d’eau en guise de bac. On pouvait aussi utiliser des barques à fond plat.

ratis = radeau
ratis = radeau

– les barques à fond plat : le terme de ratis s’applique aussi à elles. Elles étaient utilisées sur les rapides des fleuves ou les rivières peu profondes.

ratis = bateau à fond plat
ratis = bateau à fond plat

– les bateaux : les romains appelaient NAVIS CAUDICARIA le bateau fluvial qui remontait le fleuve après avoir reçu la charge d’un bateau de haute mer. Ce type de bateau semble avoir été utilisé en aval de Seyssel (comme semblent l’indiquer certaines inscriptions). Le célèbre bateau gaulois transportant une charge de tonneaux (musée de Trèves) donne une idée de leur allure. Il marche à la rame comme la plupart des bateaux fluviaux de commerce.

Transport de vin en tonneaux sur un fleuve.
Transport de vin en tonneaux sur un fleuve.

* Sur le fleuve circulait des produits très variés qui avaient pour destination Seyssel.
Des convois entiers de jarres et d’amphores lourdement chargées de vin, d’huile ou de blé remontaient le fleuve. Le commerce des lampes à huile, des céramiques sigillées s’effectuait de la même façon. Les navires étaient aussi chargés de matériaux de construction : briques, tuyaux d’argile et tuiles.
Le centre de production devait se trouver à Vienne où Claranius, un des nombreux fabricants apposait son nom sur ses produits. On peut voir certaines de ses tuiles dans les musées de Savoie (Chambéry, Aix et Annecy).
À la descente, les navires transportaient des tonnes de pierres (des carrières de Seyssel ou de Fay dans le petit Bugey) pour alimenter les constructions de Lyon.
Tout un trafic intense, portant sur des produits très divers, du blé aux matériaux de construction en passant par la vaisselle aboutissait au port de Condate (Seyssel).
Le port de Condate était sans doute majeur par l’importance de ses installations. C’est lui seul qui figure sur l’itinéraire de Peutinger (carte romaine du siècle) entre Etana (Yenne) et Genava (Genève).
Il a été fouillé à la fin des années 1970 par Messieurs Dufournet et Broise qui ont mis en évidence l’existence de vastes installations s’étageant en gradins le long du fleuve, d’où partaient une voie bordée d’un portique et de boutiques de commerçants.
Ce port a été très actif jusqu’à la fin du IIIe siècle. Il tirait son importance du fait que le Rhône n’étant plus navigable en amont, une rupture de charge s’imposait. Les marchandises poursuivaient leur chemin par voie de terre jusqu’à Genève, Annecy et bien sur Albens.

* Par voie de terre, le transport était plus délicat. Il empruntait un réseau routier assez bien connu.

Genève et son territoire dans l'antiquité. Pierre Broise, 1970
Genève et son territoire dans l’antiquité.
Pierre Broise, 1970

On peut s’imaginer les habitants d’Albens de l’époque se rendant à Condate pour s’y procurer vaisselle, lampes, huile, tuiles dans les boutiques bordant le port. On peut imaginer aussi les marchands, à pieds ou en charriots, allant dans les villages et villes voisines pour y écouler leurs produits.
Quoi qu’il en soit, une vie relationnelle importante devait animer la voie qui de Seyssel en passant par Sion, Albens et Aix conduisait à Lemenc.
Cette voie a aujourd’hui disparu, mais son tracé a été étudié par les érudits du siècle dernier, entre autre Charles Marteaux. Ils s’appuient sur des découvertes nombreuses ; près de Seyssel avec les importants vestiges du Val de Fier ; autour d’Albens, entre Bloye au Nord et Marline au Sud, le pavement de la voie a été mis à jour au XIXe siècle ; à Albens même plusieurs mètres de pavement ont été exhumés lors de travaux en 1860 et 1910.
C’était donc une voie romaine principale qui passait par Albens, aux premiers siècles de notre ère, mettant le village en relation avec tous les centres importants du moment, comme le montre bien Pierre Broise dans son ouvrage « Genève et son territoire dans l’Antiquité ».
Ainsi les habitants d’Albens pouvaient-ils se procurer ces produits venant des diverses régions de la Gaule ou de la lointaine Bétique. Contre quelques pièces de bronze ou de cuivre (la monnaie très répandue dans l’empire favorise les échanges), ils pouvaient acheter l’huile pour les exercices physiques et les bains, les coupes pour boire le vin, les tuiles pour leurs toits.

2 La monnaie

On a vu son importance dans les échanges. Elle est bien représentée à Albens et nous permettra d’avoir une idée du monnayage romain, de dresser une chronologie de la présence romaine pour enfin entrer un instant dans la grande Histoire.
* Le sous sol d’Albens a fourni plusieurs dizaines de monnaies.
Les plus anciennes découvertes remonteraient à 1786 où un ensemble de 30 monnaies a été mis à jour à La Ville.
D’autres monnaies ont été découvertes par la suite à Bacuz, aux Coutres et à Marline. La plupart de ces monnaies ont été vendues ou se sont perdues à nouveau.
Depuis une dizaine d’années, date de la création du Club d’archéologie du Collège, nous avons pu recueillir une dizaine de pièces environ. Elles ont été mises à jour soit par des particuliers, soit en cours de fouille par nos soins, mais ont pu être photographiées, étudiées et pour certaines conservées au collège.
Elles doivent être replacées dans le monnayage romain, dont voici un tableau sommaire :
Aureus     pièce d’or        25 deniers
Denier     pièce d’argent    4 sesterces
Sesterce   pièce de bronze   4 as
Dupondius  pièce de bronze   2 as

Nous ne possédons que des monnaies des deux dernières catégories dont une magnifique pièce de bronze de l’empereur Tibère (14-37), présentant au revers l’Autel de Lyon ou Autel des Gaules ; autel encadré de deux colonnes portant des victoires tendant des couronnes. Bien lisible en dessous : « À Rome et à Auguste ».
De la fin du Ier siècle, nous possédons un sesterce de l’empereur Vespasien (69-79). Au revers, une magnifique déesse de la Fortune vêtue à l’antique et portant tous les attributs de sa fonction.

* Cet ensemble de monnaies permet de jalonner la présence romaine à Albens et d’en dresser la chronologie.

Monnaies romaines d'Albens
Monnaies romaines d’Albens

Les romains sont installés chez nous dès le début de notre ère (monnaie de Julia Augusta). Les monnaies sont nombreuses tout au long des Ier, IIe et IIIe siècle, avec une particulière abondance lors de la crise du IIIe siècle (liée à l’inflation et aux luttes politiques). À partir du IVe, les monnaies se font plus rares, de mauvaise qualité, c’est l’époque des invasions, du ralentissement des activités et des échanges, de la fin de l’empire romain.
Bientôt le Moyen Âge débutera et l’on parlera de la Sabaudia, nom dont dérive celui de Savoie.

* Deux de ces monnaies, celle d’Aurélien et de Tétricus, vont nous permettre une incursion dans la Grande Histoire.
En cette fin du IIIe siècle, le pouvoir de l’empereur Aurélien est contesté dans les provinces d’Asie ; à Palmyre, la reine Zénobie s’est révoltée.
À l’ouest, c’est Tétricus qui a constitué un empire des Gaules. Cet empire des Gaules comprend tout l’ouest et le nord de la France. La province de Narbonnaise est restée fidèle à Aurélien et Albens se trouve ainsi à la frontière des deux empires.
La présence de ces deux pièces dans notre village prouve que ce dernier était indécis et partagé entre les deux obédiences.
Bien vite, la situation se rétablit au profit de l’empereur officiel. Tétricus, abandonné par ses troupes sur les champs de bataille de Châlons-sur-Marne, participera au triomphe d’Aurélien en 274 à Rome.
On nous le décrit : « Parmi les prisonniers marchait Tétricus avec sa chlamyde écarlate, sa tunique verdâtre et ses braies gauloises, accompagné de ses fils ».
On ne nous dit pas ce qu’il advint des habitants d’Albens qui avaient choisi son parti. Mais, on peut être rassuré sur leur sort, quand on saura qu’Aurélien ne tint pas rancune à son adversaire auquel il accordera par la suite le poste de gouverneur de Lucanie.

Il est temps maintenant de parler un peu plus longuement d’Albens et de ses habitants, il y a… 18 siècles.

Albinnum, un Vicus, Chef-lieu du Pagus Dianiensis

Albens replacé dans le cadre général de l’Empire – Description du village – Les croyances – La société.

1 Albens est un Vicus

Un habitat aggloméré, un centre d’échanges commerciaux, pourvu d’une organisation administrative.
Le vicus est le plus petit élément du système administratif romain qui reposait essentiellement sur un réseau de villes très hiérarchisé.
Aux premiers siècles de notre ère, le vicus appartient à la cité de Vienne (capitale de l’Allobrogie) partie de la Province de Narbonnaise (la première à être romanisée en Gaule).
Le Vicus d’Albens était le chef-lieu du Pagus Dianensis ou Dianus, Pagus signifiant pays. Ce pagus devait s’étendre des vallées du Chéran et du Fier jusqu’au Rhône (Chautagne). Il était également nommé Pagus Albinnensi, ce qui a donné aujourd’hui l’Albanais. Ainsi, Albens était déjà à cette époque un chef-lieu, le centre administratif de l’Albanais (au sens large).

Origine et signification du nom d’Albens

Le nom Albinnum est bien attesté par des inscriptions, dont une est visible sur les murs de l’église de Marigny-Saint-Marcel. Ces inscriptions ont été étudiées et figurent au Corpus des Inscriptions Latines (CIL, XII, n°2558 et 2561).
Voilà le nom d’Albens connu depuis l’antiquité ! Mais que signifie-t-il ?
Ici, on entre dans la toponymie (étude de l’origine des noms). C’est une science où s’affronte plusieurs écoles. On aura de ce fait des explications diverses sur la signification de ce nom. Je me contenterai de les exposer, sans trancher en faveur de l’une ou de l’autre.
– le nom d’Albens proviendrait du terme « Villa Albenci », c’est-à-dire la villa d’Albinnum ; autrement dit, le nom d’un domaine rural dont le propriétaire était le « sieur » Albinnum.
– l’Albenche, le nom du petit cours d’eau traversant le village, serait à l’origine du nom.
Mais certains ne se sont pas satisfaits d’explications aussi sommaires. Ils sont allés chercher dans la « linguistique » la signification première du nom. Le nom « Albinnum » contiendrait la racine ligure ALBA, dont le sens pourrait signifier blanc. Ce terme serait un qualificatif de l’eau opposé à la terre noirâtre et se serait appliqué surtout aux eaux courantes ou jaillissantes.
Il ressort de ces recherches une grande incertitude.
On peut résumer cela en disant : qu’un riche romain aurait donné son nom au village ; qu’un cours d’eau (terme géographique) pourrait en être à l’origine, qu’une langue ancienne (question sur les premiers occupants du village ?), le ligure aurait conservé le souvenir marquant de la blancheur du paysage.
Chaque fois, ces explications font appel à des données historiques, géographiques, linguistiques et humaines.
Mais revenons à Albinnum, le village.

* Il est inclus dans un réseau routier qui joue un grand rôle dans sa vie et son organisation spatiale.
On a vu l’importance de la voie romaine dans la vie économique d’Albens. Que sait-on d’elle de façon plus précise?
Elle a donné lieu à de multiples recherches dans le passé. Peut-on aussi, à partir des découvertes du XIXe siècle et de témoignages plus récents, en dessiner le tracé général.
C’était une voie dallée (Pierre Broise la qualifie de voie romaine principale) dont on a retrouvé des portions à Braille, aux Grandes Reisses (en 2 points), aux Coutres (en 3 points) et à Orly. Dans le village actuel, sa présence a été signalée en 1911 derrière la gare des marchandises, dans le prolongement direct d’une autre partie découverte quelques années plus tôt au Nord (jardin Picon) .
Cette voie devait suivre, à peu près, le tracé de la voie ferrée, donc traverser le village du Nord au Sud, où après avoir passé le ruisseau de l’Albenche, elle suivait jusqu’à Orly le vieux chemin actuel. Au delà d’Orly, son tracé fut retrouvé en 1869 ; un propriétaire mit à jour de grosses pierres enfoncées de 50cm dans le sol.
Doublant cette voie, existaient certainement des chemins muletiers qui longeaient les coteaux à l’Est et à l’Ouest (de Pouilly à la Biolle).
Mais c’était la voie principale, dallée, orientée Nord-Sud qui déterminait l’organisation d’Albinnum.
Essayons une description du village à partir des vestiges immobiliers mis à jour depuis deux siècles.

2 Albinnum, il y a 18 siècles

Albinnum
Albinnum

Nous proposons un plan qui n’est en aucun cas une représentation exacte du village autrefois. Ce document est plutôt à prendre comme une tentative de délimitation sommaire des principaux quartiers du vicus.
De part et d’autre de la voie, quatre ensembles paraissent avoir concentré les constructions.

* La Ville
Vaste monticule de 3 hectares, entouré d’une enceinte de 270m par 110, il se remarque bien dans le paysage aujourd’hui encore.
Un rempart en gros galets, de plusieurs mètres de hauteur, défend la colline de la ville du côté Est et sur l’angle Sud Est. Il fait de cette colline peu élevée (365 m environ), au milieu des marais, un site défensif. Un puits en son centre assure son approvisionnement en eau potable.
On y a découvert de nombreux vestiges antiques (inscriptions, marbre, tuile) et récemment deux fragments de colonnes.
On peut y voir un point fortifié celte, existant avant l’arrivée des romains, transformé par eux, quatre siècles plus tard (au moment des invasions) en Castrum.

* Le quartier des Coutres
C’est le quartier qui regroupait les principaux édifices connus.
Thermes et Portiques – Temples – Bâtiments principaux d’une villa – Habitations – Un relais de poste (la voie longeait ce quartier).

– les thermes, dits Bains de C Sennius Sabinus
On connait leur existence par deux inscriptions : CIL n° 2493 et 2494.
Elles nous apprennent qu’il s’agit d’une donation faite par C. Sennius Sabinus « préfet des ouvriers » aux habitants du Vicus d’Albens ; donation d’eau et du « droit d’amener ces eaux par une conduite ». À cela s’ajoute la donation d’un bain public, d’un terrain d’exercice et de portiques.
On sait que ces inscriptions dateraient du milieu du Ier siècle.
Il est difficile de déterminer l’emplacement des thermes ; on peut toutefois dire qu’ils devaient se situer entre l’actuel cimetière et la RN 201, car on a trouve là des pilettes (soutient du sol de la salle chaude).
Quant à la conduite qui amenait l’eau de Saint-Marcel à Albens, on aurait retrouvé sa trace au nord des Coutres, dans les marais. Il s’agit d’une conduite en tuiles cimentées (tuiles plates ou tegulae).
Ainsi, on peut affirmer que vers 50 après JC, les habitants d’Albinnum disposaient de bains publics dus à la générosité d’un riche citoyen romain, préfet du génie, appartenant à une famille influente de la région en rapport avec Vienne.

– les temples
Le vicus possédait, semble-t-il, un temple de Mercure et un autre dédié à l’empereur Septime Sévère.
Comme pour les thermes, leur existence est connue grâce à des inscriptions et à des trouvailles archéologiques.
Le culte de Mercure est attesté à Albens par une inscription CIL, XII, 2490. Leur localisation est impossible à préciser. Le seul élément permettant de situer l’un de ces temples provient de découvertes archéologiques faites au XIXe siècle.
Sur l’emplacement de l’ancienne église et du cimetière, ont été mis à jour un « plan uni, pavé de dalles », des colonnes et des chapiteaux. On pense qu’il s’agissait d’un temple ; d’après la dimension des bases des colonnes de marbre blanc, elles devaient avoir une hauteur de 10m.
Le seul élément d’architecture visible aujourd’hui se dresse dans l’ancien cimetière. C’est « la colonne des curés », fût de 4m de haut sur une base antique, taillé dans le calcaire (laisserait-elle supposer l’existence d’un autre temple ?).
À partir de ces quelques éléments, on peut dire que, sous la dynastie des Sévères (193-235), on pratiquait le culte impérial et on vénérait Mercure à Albens. Un ou des temples de grande dimension devaient donc exister dans le secteur Sud-Est du vicus.

– un relais de poste
Sa présence n’est pas prouvée mais reste possible.
Charles Marteaux écrit dans son étude de 1913 sur « La voie romaine de Condate à Aquae (Aix-les-Bains) » : « Il est probable que Lemincum et Condate étaient les deux mansiones extrêmes, avec Albinnum, comme mutatio ou relais spécial, si toutefois cette voie était affectée au cursus publicus du service de la poste impériale ».
Ainsi l’existence d’un relais est présentée comme probable. Le bon sens ne peut-il pas, à défaut de témoignages précis, suppléer à l’absence de sources ?

– les habitations
Elles devaient être disposées tout le long de la voie. Les recherches archéologiques menées ces dernières années n’ont pas permis de fouiller une de ces habitations en totalité. Nous ne sommes pas en mesure de nous faire une idée de leur plan.
On peut toutefois noter pour l’ensemble de ces constructions, nombreuses aux Coutres (au Nord de la RN 201), la présence fréquente de murs en galets. Les sols de ces maisons étaient dallés (dallage en briquettes rouges, en galets, …)
L’eau provenait peut-être de la conduite en tuiles cimentées qui alimentait les thermes. Les habitants disposaient de puits (en 1907, on en découvrit un le long de la RN 201).
La présence de nombreuses tuiles plates (tegulae) et de clous nous permettent d’imaginer une couverture en tuiles rouges sur charpente de bois pour la plupart de ces demeures.

* La nécropole
Les cimetières romains étaient placés le long des voies, à la sortie des villes. Albens ne fait pas exception.
Il est possible de situer de façon précise cette nécropole (sur l’emplacement actuel des écoles et du collège).

– de nombreuses découvertes anciennes :
À la fin du XVIIIe siècle, mise à jour d’un tombeau, près du vieux chemin des Coutres dans la direction de Futenex ; tombeau fait de briques et de pierres grossières, il était recouvert par une pierre portant l’épitaphe suivante : « À Titia, âme très douce, morte à l’âge de 25 ans et 3 mois ».
D’autres inscriptions découvertes par la suite sont conservées au CIL n° 249_ et 2499.
La première nous fait partager la douleur de Rutilius Aurelius et Divilia Licina, parents éplorés, qui viennent de perdre leur fille Divilia Aurelia morte à l’âge de quinze ans et six mois.
L’autre nous apprend qu’un fils a élevé un tombeau à son père et à son frère Octavianus.
Au total, sept épitaphes furent mises à jour. C’est dire l’importance de la nécropole. À ces épitaphes, il faut joindre la découverte de l’urne cinéraire en verre dont nous avons déjà parlé.
Cela nous renseigne sur les pratiques funéraires : importance de l’inhumation mais aussi pratique de l’incinération.

– des découvertes plus récentes :
À l’occasion de la construction du collège, entre 1976 et 1978, des découvertes nous ont apporté des informations supplémentaires. La nécropole romaine a été utilisée après la chute de l’empire romain durant les premiers siècles du Moyen Âge (Ve au IXe).
En 1976-1977, de nombreuses tombes en molasse ont été mises à jour et en grande partie détruites par l’ouverture du chantier du collège. Les tombes ont pu être rapidement étudiées et l’une d’entre elles sauvée.
Toutes ces tombes étaient orientées Est-Ouest. Le mort, allongé sur le dos, avait la tête à l’Ouest, tourné vers le couchant. Aucun mobilier significatif n’accompagnait les morts. On a été conduit à dater cette nécropole du haut Moyen Âge (nécropole burgonde du VIe ou VIIe siècle ?).
Déjà en 1878, lors de la construction des écoles, on avait trouvé des tombes en molasse, de grands squelettes et des bracelets. Ce qui confirme l’importance de cette nécropole burgonde succédant à la nécropole romaine.

* La colline de Bacchus
Ce quatrième ensemble construit se situe plus à l’écart du vicus gallo-romain, dominant le village au Sud-Ouest.
On est sûr de la présence romaine à Bacchus. Des ramassages de surface ont fourni de la céramique, des fragments de tuile.
Il est plus difficile de préciser où devaient se trouver les constructions romaines ; probablement entre le lotissement de Bacchus et le hameau de La Paroi.
Ce secteur-là a fourni dans le passé de nombreux vestiges mobiliers et immobiliers.
– des vestiges immobiliers :
Il s’agit de colonnes, découvertes au XIXe siècle. Elles sont visibles aujourd’hui à l’entrée d’une demeure du hameau de La Paroi. L’une d’entre elles est surmontée d’une croix ; les autres sont disposées de part et d’autre de l’entrée. Ce sont deux bases attiques, deux fûts à astragales et un tambour de colonne, inventoriés en 1954 par Pierre Broise.
Y avait-il un temple sur la colline de Bacchus ? Lors de la découverte des colonnes au XIXe, on l’a écrit. On ne peut en dire plus.
– des vestiges mobiliers :
En particulier une bague en or avec entaille en cornaline ainsi qu’une épée (aujourd’hui dans un musée à Turin).

* Il faut, pour en finir avec la description d’Albinnum, aborder le problème des VILLAE.
La villa est le centre d’exploitation d’un domaine agricole. Elle est souvent entourée des CASAE des paysans pauvres, avec de simples murs de pierres. La villa est donc la partie construite d’un domaine agricole, comprenant deux ensembles : la demeure du maître bien construite, et les cabanes grossières des paysans. Chaque domaine pouvait exploiter jusqu’à 30 hectares.
Si de tels domaines ont existé autour d’Albens, nous n’en avons pas retrouvé avec certitudes les traces archéologiques. Il faut donc s’appuyer sur la toponymie pour en dresser la liste.
Les villae ont laissé leur souvenir dans les noms comme Pégy, Pouilly, Bacuz, Marline, Orly .
En effet, le domaine portait le nom de son propriétaire : PAULUS suivi du suffixe ACUS ou IACUS donnant PAULIACUS ; en se déformant cela aurait donné PAULHAC – POUILLE et POUILLY.
Tarancy, près de La Biolle, devait être le centre du domaine de Térentiacus (découverte vers 1866 de monnaies du Ier siècle).
À Longefan, existait aussi une villa qui a livré de nombreux vestiges (bases de colonnes, médailles, inscriptions, …).
On le voit, ces nombreux domaines sont à l’origine des divers hameaux de la campagne albanaise actuelle.
L’importance des domaines agricoles nous conduit tout naturellement à nous pencher sur l’activité des habitants d’Albinnum. De quoi vivaient-ils ?
Quelles étaient leurs croyances?

3 La Société : croyances et activités

La religion romaine à Albens
Les cultes à l'époque romaine
Les cultes à l’époque romaine

On a déjà eu l’occasion de présenter certains de ces aspects au cours de cette étude : culte impérial, dédicace à Mercure, culte des morts avec inhumation et incinération.
Nous reviendrons sur un aspect de ces cultes : celui de Mercure.
– Le nom de Mercure recouvre plusieurs aspects : divinité gréco-romaine (dieu des voyageurs et des commerçants) ; divinité latine (Mercure est associé à Maïa à Annecy, à Châteauneuf où l’on a mis à jour un petit temple avec dédicace) ; divinité gauloise (dieu des sommets).
– Le culte de Mercure est très important en Savoie. Bien attesté par de nombreuses inscriptions et fragments de statues : une dizaine de dédicaces et un caducée (attribut de Mercure) trouvé à Lemenc, visible au musée savoisien.
– Le fait que Mercure ait été l’objet d’un culte à Albens n’est pas surprenant. Albinnum est bien inséré dans le réseau d’échanges et de communications : sur une voie romaine principale, affectée peut-être au service de la poste impériale, en liaison commerciale avec Condate (Seyssel) et Aquae (Aix-les-Bains). Le village était un relais, une étape commode pour les marchands et les voyageurs, qui ne se lançaient pas le lendemain sur les routes, sans se mettre sous la protection de Mercure.

Albinnum : ses habitants et leurs activités.

-Ce sont les inscriptions qui nous apprennent le nom de certains habitants.
Sennius Sabinus (le donateur des Bains), Certus, S. Vibrius, Punicus, Primius Honoratus, la famille des Lucinii…
Ces gens appartiennent essentiellement à la couche la plus élevée du vicus. Ils ont été préfet du génie, préfet de cavalerie, préfet de Corse ; l’un d’eux est un affranchi impérial.
Peu de noms gaulois, à l’exception de G. Craxius Troucillus.
En réalité, cette couche sociale la plus élevée d’Albinnum ne correspond en fait qu’à la couche sociale moyenne de la société impériale. C’est à coup sûr, en son sein, que devaient se recruter les membres de l’organisation administrative du vicus.

L’essentiel de la population, peuple d’agriculteurs gaulois, esclaves achetés par les maîtres des villae, n’a laissé aucun témoignage écrit, étant enterré dans de simples tombes sans épitaphes.
Comme c’est souvent le cas pour les périodes anciennes, l’histoire des humbles est difficile à faire, faute de documents, les riches ayant alors le monopole de l’écriture et de l’instruction.

-L’activité principale était l’agriculture. L’artisanat devait être une ressource complémentaire non négligeable.

Que cultivait-on à l’époque ?
Le blé tout d’abord. Un historien romain, Pline (Histoire naturelle XVIII, 12) nous raconte : « C’est aussi le froid qui a fait découvrir le blé de trois mois, la terre étant couverte de neige pendant l’année ; trois mois environ après qu’il ait été semé, on le récolte… Cette espèce est connue dans toutes les Alpes ».
Ce blé était ensuite broyé sur place, à l’aide de meules dont plusieurs exemplaires ont été mis à jour aux Coutres (en 1907 puis en 1950).

La vigne était également connue, certainement cultivée sur les coteaux de Pouilly. L’historien Pline parle de « L’Allobrogie, dont le raisin noir mûrit à la gelée ».
L’élevage est attesté par les résultats des fouilles entreprises sous ma direction entre 1978 et 1981. Elles ont livré un grand nombre de restes osseux : bovins, moutons, chèvres, porcs mais aussi sangliers.
On peut également en tirer des renseignements sur l’alimentation.

Restes d'animaux trouvés à Albens
Restes d’animaux trouvés à Albens

On s’aperçoit de l’importance de l’élevage qui fournit l’essentiel de l’alimentation carnée : toutefois, la chasse aux animaux sauvages n’est pas absente dans l’apport alimentaire.
On sait enfin (sources littéraires) que le fromage est déjà un produit réputé.

L’artisanat.
On tire des informations sur les activités artisanales des objets découverts en fouille : pesons, restes de foyer – peut-être de fours.
Les pesons ou contrepoids de métier à tisser. Six exemplaires ont été découverts au cours de nos recherches. Ils laissent supposer l’existence d’un artisanat textile domestique (tissage de la laine, des étoffes pour les braies et les manteaux gaulois).
Des restes de fours (deux ?) ont été mis à jour également. Dans une petite surface contenant beaucoup de cendres et charbons de bois, on a découvert des fragments d’argile ayant subi des températures élevées sur une face et moindre sur l’autre. Des scories sont en cours d’analyse.
Était-on en présence de restes de fours ? On sait que l’on utilisait des fours très rudimentaires : dans une fosse, enduite d’argile, on plaçait les objets à cuire, que l’on recouvrait de bois, et le tout d’une voûte en argile (ce qui limite les déperditions caloriques et concentre la chaleur). La cuisson terminée, on cassait la voûte d’argile pour récupérer les objets cuits. Ainsi s’expliquent les fragments d’argile dont les deux faces n’ont pas subi le même degré de cuisson.
Ces fours peuvent aussi bien être destinés à la cuisson de céramiques que de produits alimentaires, ou à des activités métallurgiques.
Ainsi, le tissage et l’art du potier semblent avoir été les principales activités artisanales, dans le cadre d’une économie d’auto-consommation.

Voici donc un vicus que nous avons vu vivre durant les trois premiers siècles de notre ère. Il était un centre secondaire de l’Allobrogie, mais d’une toute première importance dans l’Albanais.
Il va connaître un premier déclin à partir de la crise du IIIe siècle et de l’invasion des Alamans (260-280).
Le déclin sera définitif avec l’installation des Burgondes à la fin du Ve siècle. Ces derniers s’installent à Albens et réemploient la nécropole romaine.
Au VIe siècle, semble-t-il, le christianisme est attesté à Albens. Au VIIe siècle, on frappait monnaie dans le Vicus Albenno. Au Xlème siècle, on trouve les termes de « In pago Albanense », « in valle Albenensi » dans les chartes de Cluny.
Puis c’est l’oubli complet durant des siècles. Il faut attendre la fin du Moyen Âge pour que des textes reparlent d’Albens ; mais c’est une autre histoire, avec d’autres méthodes, peut-être la matière d’un autre article.

Jean-Louis HEBRARD
Article initialement paru dans Kronos N° 2, 1987

L’huilerie Tournier de Saint-Girod

Au bout d’un étroit chemin en pierre, une vieille scierie abrite une huilerie, empreinte d’un temps révolu ; en contrebas une autoroute, caractéristique de notre monde moderne.
C’est à Saint-Girod, plus précisément au village de la Vieille Église, que le passé et le présent se côtoient en la présence de l’huilerie Tournier.
La fabrication de l’huile de noix est une activité de plus en plus abandonnée ; cependant, chaque hiver voit encore défiler de nombreuses personnes apportant leurs cerneaux(1) à l’huilerie. Mais si vous n’avez pas de cerneaux, vous pouvez toujours rendre visite à André et Noël Tournier qui vous accueilleront avec leur gentillesse et leur simplicité habituelles. André et Noël habitent « La Vieille Église » où ils sont nés, continuant tout naturellement l’activité de leur grand-père et de leur père.
En arrivant à la porte de l’huilerie, combien il est agréable d’être attentif à la respiration de la vieille bâtisse, à ses craquements, à ses souvenirs, à ses parfums mêlant la noix et le bois brûlé. Dans la petite pièce, éclairée par deux petites fenêtres et une faible lumière électrique, on peut admirer la grosse meule en pierre polie de 850 Kg, tournant dans une cuve. Une chaudière occupe un angle de la pièce, un foyer à bois surmonté par une cuvette en pierre appelée « pâton »(2), rattaché à une cheminée qui selon les dires d’André Tournier n’a jamais nécessité de ramonage. Près de la chaudière, trouve place une table très étroite, surnommée « l’Enfer »(3). Dans le fond de la salle, le regard est attiré par la très vieille pompe hydraulique donnant une pression de 150 tonnes, reliée à la presse. Enfin, le plafond se cache sous les poulies et les engrenages en bois.
La chaleur est diffusée dans le local par un poële antique, alimenté par les résidus de la scierie. L’électricité a remplacé la roue à aubes dont il ne reste aujourd’hui qu’une vague ossature. L’eau qui actionnait la roue était captée quelques kilomètres plus loin dans un ruisseau le « Gorsy » et amenée par des canaux. Cette arrivée d’eau permettait le fonctionnement d’un moulin à blé, situé au-dessus de la scierie.

La fabrication de l’huile de noix nécessite une succession d’opérations. Pendant sept minutes, André étale dans le « pâton » environ quinze kilos de cerneaux. La meule de pierre les écrase en tournant. La pâte obtenue, récupérée avec une petite pelle en fer, est mise dans la cuve du four pour y être chauffée. André devra se montrer attentif pour que la pâte ne brûle pas. Cette seconde phase achevée, il étend la pâte chaude sur une toile de nylon posée sur l’Enfer. Pendant ce temps, Noël en découvrant une ancienne toile en poils de chèvre, songe un instant à ceux qui les précédèrent. Les paquets ainsi formés s’empilent dans un panier qui sera glissé dans la presse. Quelques minutes plus tard, claire et parfumés, l’huile de noix coulera. Cependant, le travail ne s’arrête pas là ; André et Noël récupèrent la pâte de cerneaux pressée et renouvèlent toutes les opérations successives pour extraire encore un peu du précieux liquide. Cette pâte, pressée deux fois, s’appelle tourteau et sert d’aliment au bétail.

André et Noël Tournier travaillent de janvier à mars, perpétuant ainsi des gestes séculaires. Pont entre notre époque et l’ancien temps, l’huilerie Tournier nous permet de renouer avec toute une tradition, pour certains avec leur enfance ; une tradition dont nous portons au fond de nous la nostalgie.

Maryse Portier

Notes de l’auteur :
1) Cerneau : chair des noix vertes — Nom de la noix avant sa complète maturité.
2) « Pâton » : terme sans doute emprunté au vocabulaire familial qui indique le récipient où se fait la pâte.
3) « L’Enfer » : ce terme désigne la table très étroite qui recevait la pâte brûlante. Noël et André Tournier ayant souvent l’occasion de s’y « réchauffer » bien involontairement les mains brocardèrent l’ustensile de ce vocable à l’odeur de soufre !

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Le bâtiment

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André et Noël Tournier

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La meule en pierre polie

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Le four

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La presse hydraulique


Article initialement paru dans Kronos N° 2, 1987

Saint-Girod–Les Vergers, An II de la République

À la veille de la Révolution Française, la situation sociale et morale n’est certes pas la même en France et en Savoie. Si le paysan savoyard reste très pauvre, son état s’est néanmoins amélioré à la suite des réformes promulguées sous Victor-Amédée II et Charles-Emmanuel III, « despotes éclairés », s’il en fut.
Trop pauvre cependant pour nourrir tous ses enfants, la Savoie en déverse sur tous les pays d’Europe, la France notamment où nobles et bourgeois viennent y achever leurs études. Les uns et les autres contribuent à introduire dans leur pays d’origine, auquel ils demeurent profondément attachés, « les idées nouvelles » qui ont cours en France ; et lorsque les troupes françaises rentrent en Savoie le 27 Septembre 1792, c’est dans un climat favorable que l’Assemblée Nationale des Allobroges se prononce, à Chambéry, pour le rattachement de la Savoie à la France. La Convention ratifie ce choix par un décret du 27 Novembre 1792 qui fait de la Savoie le 84ième département français sous le nom de département du Mont-Blanc.
Cette nouvelle circonscription dont le chef-lieu est Chambéry, a sensiblement les mêmes limites que l’ancien duché ; elle est divisée, conformément aux lois constitutionnelles en vigueur, en sept districts correspondant aux provinces ou intendances de l’ancien régime.
Dans le cadre de cette répartition qui la rattache au canton de La Biolle, district de Chambéry, la commune de Saint-Girod se dote de l’organisation municipale prévue par les lois de la République.
C’est ainsi que le 31 décembre 1792, les citoyens actifs de la Commune, organisés en Assemblée Générale, élisent le corps municipal ainsi que les notables appelés, dans certains cas, à siéger avec le Corps municipal pour former le Conseil Général de la Commune.

Le premier Corps municipal est composé de :
– Louis Darmand, Maire, 38 ans
– Antoine Gannaz, 1ier officier, 65 ans
– Antoine Morens, 2° officier, 46 ans
– Jacques Bouvier, 3° officier, 52 ans
– François Lansard, 4° officier, 66 ans
– Jean Boissat, Procureur de la Commune, 35 ans
– François Nicolas Pavi, Secrétaire, 30 ans.
Les procès verbaux des délibérations seront établis dans une belle écriture ronde par François Pavi, notaire public, dans une forme laissant apparaître un juriste, qui aura toutefois quelques difficultés à s’adapter aux subtilités du calendrier républicain. Ainsi, les comptes-rendus des délibérations du 1ier semestre de l’année 1793 sont datés de l’an II de « la République une et indivisible », alors que c’est l’an I qui couvre en réalité la période « grégorienne » qui va du 22 Septembre 1792 au 21 Septembre 1793(1). La laïcisation de la commune qui récuse son patron pour s’appeler plus prosaïquement Les Vergers(2) n’apparaîtra qu’ultérieurement dans les délibérations.

Le recensement pratiqué en 1793 fait ressortir une population totale de 358 personnes réparties en 71 familles. La famille comprenait tous les individus vivant sous un même toit, domestiques inclus. Ces laboureurs et moissonneurs sont peu alphabétisés ; la signature est rare alors que l’apposition de la marque est la plus fréquemment utilisée, notamment par trois des officiers municipaux, dans les délibérations ou actes publics.
Il n’y a aucune raison de douter de la sincérité des sentiments républicains exprimés dans les délibérations de la municipalité de Saint-Girod. Cependant, au fil des jours, apparaissent les difficultés liées, bien sûr, à la politique anti-religieuse de la Convention, mais également aux dispositions d’une population rurale, qui dans la situation exceptionnelle née de la Révolution, supporte mal, aussi bien les levées en hommes que les réquisitions de chevaux, de grains ou autres denrées alimentaires.
Kronos reviendra dans ses prochains numéros sur les délibérations du Corps municipal liées à ces questions particulièrement vitales. Il apparaît plus intéressant, pour l’heure, de livrer à ses lecteurs, au travers de la prose du citoyen Pavi, secrétaire, les arguments de cette municipalité, confrontée, déjà, aux problèmes soulevés par la réunion des communes et des cures :
Égalité, Liberté
Délibération du Conseil Général de la Municipalité de Saint-Girod en réponse aux adresses du Procès Verbal du Directoire de Desmet des 26 Mars et 12 Avril 1793.
L’an mille sept cent nonante trois, second de la République (en fait, l’an I) le vingt et un du mois d’avril, à dix heures du matin à Saint-Girod, dans la maison d’habitation du citoyen Jacques Bouvier, la Municipalité de cette commune convoquée par le citoyen maire s’est assemblée en Conseil Général…
La Municipalité, pour les chefs qui la concernent, et après avoir ouï le Procureur de la Commune, … , a unanimement arrêté qu’il sera répondu que le citoyen Michel Dupessey, curé de cette commune, dans laquelle il n’habite aucun autre prêtre ni religieux, a prêté le serment prescrit aux fonctionnaires du culte, le dix mars dernier. À forme du procès verbal qui en a été consigné dans les registres de la Commune…
Quant aux renseignements à donner concernant les Cures susceptibles de réunion, il est à observer pour celle de Saint-Girod, qu’elle n’est point dans ce cas, soit par rapport à l’étendue de son territoire et à la situation des villages dont elle est composée, soit à cause des obstacles et difficultés physiques qu’elle aurait à communiquer avec les églises situées dans les environs. Elle se trouve séparée de la commune d’Albens, la seule à laquelle elle s’adapterait plus commodément, par la rivière la Daisse (le Deysse) qu’étant très sujette à se déborder par temps pluvieux inonde fréquemment les chemins de communication et les rend impraticables.
Mais s’il est inutile de considérer les raisons pour lesquelles Saint-Girod ne peut être uni, l’on voit au premier coup d’œil qu’il doit servir de point central ; son territoire, moitié en plaine, moitié en collines inclinées vers le couchant, contient quatre villages considérables, quelques hameaux et diverses maisons isolées. Il est confiné au nord par Saint-Félix, au couchant par Albens, au midi par Mognard et au levant par Chainaz et La Frasse, cette dernière commune quoique dépendante du district d’Annecy serait bien susceptible d’être incorporée à Saint-Girod, vu qu’elle en est à une très petite distance et que même cette distance ne s’apercevrait pas, lorsqu’il serait question de venir à l’Église de cette commune où les habitants de ladite Frasse seraient conduits par des chemins en pente et qui sont en bon état.
C’est une observation physique qui n’est pas à négliger. L’expérience prouve qu’il est très dangereux pour les personnes de la campagne un peu éloignées, d’avoir à se rendre aux offices divins par des routes difficiles et escarpées, parce que le son de la cloche les obligeant quelque fois à doubler le pas, elles arrivent alors à l’église, trempées de sueur, sans pouvoir recourir aux secours qui leur seraient nécessaires. De là viennent beaucoup de maladies qui enlèvent malheureusement à la société, les meilleurs de ses membres, nos bons laboureurs.
Le même inconvénient ne peut avoir lieu s’il faut faire un chemin en montée en retournant de l’Église chez soi. Chacun peut, sans se gêner, prendre le pas qui lui convient. La cloche n’a plus d’ordre à lui donner et en supposant encore que la longueur ou la difficulté de la marche causât quelque fatigue, l’on peut en arrivant a la maison satisfaire ses besoins et prévenir les dangers en changeant de linge ou en se chauffant, selon les circonstances de la saison.
La commune de la Frasse ne peut éviter la réunion à cause de son peu d’étendue et du petit nombre de ses habitants ; elle ne forme presque qu’un village. Outre quelques maisons éparses, son église est d’une très médiocre capacité, couverte de chaume et même mal située, au lieu que l’Église de Saint-Girod(3) est en bon état et assez vaste pour contenir les habitants des deux communes. D’ailleurs, la Frasse est dépourvue depuis longtemps de son curé pour ce qui concerne les fonctions ordinaires du culte. L’extrême vieillesse du citoyen Exertier l’ayant mis dans le cas de se faire nommer un suppleteur en la personne du citoyen Perrin vicaire de Saint-Félix qui est actuellement obligé de desservir seul deux communes et d’étendre sa sollicitude à celle qui manquent de pasteurs.
Le curé de Saint-Girod est dans le même cas et dessert aussi habituellement la commune de Mognard, depuis l’expatriation du ci devant curé Dijod.
La municipalité déclare que malgré les fréquentes invitations par elle faites et surtout de la part du citoyen maire, aucun habitant de cette commune ne s’est fait inscrire pour volontaire.

Le 23 Juin 1793, 16 Conseil Général de la Commune, sur les réquisitions du citoyen Vissol commissaire député pour le Directoire du district de Chambéry, rejette à nouveau toute réunion avec Albens au motif supplémentaire que : « cette commune s’accroîtra encore par la réunion de celle d’Ansigny » et maintient son projet de réunion de la Frasse à Saint-Girod en raison notamment « du patriotisme du citoyen Michel Dupessey curé de Saint-Girod… et aux raisons plausibles, détaillées dans la délibération du 21 Avril qui ne paraissent avoir besoin d’autres appuis que leur propre solidité pour déterminer la réunion proposée et conserver à cette commune la qualité de chef-lieu où le curé fera sa résidence ».
Le Conseil Général de la Commune de Saint-Girod va-t-il obtenir satisfaction ?
Le 3 ventôse de l’an second de la république (le 22 Février 1794), il se réunit cette fois dans la Cure, à défaut de maison commune, en présence de louis François Gallay et Jean Dupuis notaire, tous deux Commissaires de l’Administration du Département pour faire appliquer un arrêté pris le 12 Juillet 1793 pour la réunion des Cures.

Les dits commissaires, indépendamment de la vue et des examens qu’ils ont faits par eux-mêmes des localités, ont demandé au dit Conseil Général quelles sont les communes voisines de la présente, dont la distance n’excède pas une lieu et dont la réunion soit praticable ? Quelle est la population de chacune et quels sont les prêtres et ci-devant religieux et religieuse qui y habitent ? Le Conseil répond que les communes de Chainaz et La Frasse sont toutes les deux à une moindre distante d’une lieu et que, quoiqu’elles aient été inscrites dans le canton d’Alby, district d’Annecy, leur situation à proximité de cette commune (Saint-Girod), parait exiger qu’elles soient réunies à celle-ci ; leur pente naturelle de ce coté en fait la preuve, joint au plus grand éloignement où elles se trouvent de tout autres et à leur peu nombreuse population, laquelle, avec celle de cette commune (Saint-Girod), en composerait une d’un nombre suffisant.
D’ailleurs l’Église en ce lieu est en très bon état, couvertes à tuiles et la plus vaste des trois. La pente par laquelle on arrive en ce lieu favorisant en outre le port des cadavres au cimetière.
Cette réunion, et même celle de Cusy qui est borné du côté d’Annecy par la rivière Le Chéran qui leur cause un chemin excessivement long pour aller au dit Annecy puisqu’ils sont obligés d’aller passer sur le pont d’Alby, au district de Chambéry, dont dépend cette commune de Saint-Girod ; ne diminuerait point notablement le dit canton d‘Alby qui est composé d’un grand nombre de communes.
Il parait aussi que le point central de la réunion des dites communes de Saint-Girod, Chainaz et La Frasse doit être Saint-Girod puisque les hameaux de celle-ci seraient beaucoup éloignés de Chainaz et La Frasse que ne le sont de Saint-Girod les hameaux de ces deux dernières.
La population de la commune de Saint-Girod arrive à trois cent soixante quatre(4), celle de Chainaz à deux cent cinquante environ et celle de La Frasse à environ cent individus.
Il y a dans cette commune le citoyen Michel Dupessey, prêtre, qui est curé institué, à Chainaz ; le citoyen Durhone aussi curé institué et le citoyen Perrin vicaire de Saint-Félix, font quelques fonctions de culte à La Frasse et il n’y a dans les trois communes ni religieux ni religieuse.
Les dits commissaires… ayant ouï sur tous les objets, le Conseil Général unanimement d’accord, ont déclaré provisoirement les dites communes de Chainaz et La Frasse réunies à celle de Saint-Girod.

Dans sa défense des intérêts spirituels et… matériels de la communauté dont elle a charge, la municipalité de Saint-Girod, par des arguments, dans lesquels apparaissent souvent le bon sens et toujours un sens remarquable de l’opportunité du moment, obtient provisoirement gain de cause.
Pour longtemps ?… À Paris, au culte de la « Raison » va succéder celui de « l’Être Suprême »…
À Saint-Girod-Les Vergers, la municipalité se réunit à nouveau le 6 ventôse de l’an II (25 Février 1794), soit trois jours après la délibération qui a vu l’annexion de Chainaz et de La Frasse, pour faire exécuter un arrêté du 7 pluviose an II signé par Albitte, représentant du peuple à Chambéry qui leur enjoint de :
démolir le clocher, briser la cloche subsistante et d’établir un état des tableaux… , costumes, linges, statues et autres machines religieuses contenues dans la ci devant église.
Une délibération du 25 Prairial an II (13 Juin 1794) constatera la réalisation effective de ces destructions. Le 29 prairial, le Conseil Général de Saint-Girod : établit dans la ci-devant cure de la commune le lieu de détention où seront conduits et retenus les délinquants qui auront été déclarés en état d’arrestation ainsi que les bestiaux saisis.
Et malgré son « patriotisme » » et le serment prêté aux nouvelles institutions et à la Constitution civile du clergé, le curé Dupessey sera arrêté comme suspect.
Son Église couverte de tuiles mais privé de son clocher et de la cloche dont l’appel « obligeait quelquefois les fidèles à doubler le pas », sans Curé et sans Cure, les arguments « annexionnistes » de la Municipalité de Saint-Girod s’effondrent sur l’essentiel… Et si la commune de La Frasse n’existe plus de nos jours, c’est qu’en des temps moins troubles, le 17 Novembre 1865, elle a été réunie à la commune de Chainaz.

Félix Levet

NDLR : Les plus vifs remerciements adressés à Monsieur Raymond Porcheron, maire de Saint-Girod qui a eu la gentillesse de mettre les archives de sa commune à la disposition de la Société Kronos.

Notes de l’auteur :
1) Le calendrier républicain a été adopté par la Convention à l’instigation du mathématicien Charles Romme. L’ère nouvelle commence le 22 Septembre 1792, jour de la proclamation de la République. L’année républicaine compte 12 mois de 30 jours plus 5 ou 6 jours (années bissextiles) « surajoutées », nommés poétiquement « sans culotides ». Il fut en vigueur jusqu’au 1ier janvier 1806, date à laquelle Napoléon rétablit le calendrier grégorien.
2) À la même époque, Saint-Germain devient simplement la Chambotte et Saint-Ours, la Forêt d’Ours.
3) Il s’agit, bien entendu, de l’ancienne église dont la situation est rappelée aujourd’hui par le village de « Vieille Église ». L’Église actuelle date du XIXième siècle. Elle abrite notamment deux statues d’apôtres en pierre, attribuées à Brecquessent ou Brescent, sculpteur du XIVième siècle et qui proviennent de la chapelle des princes de l’abbaye d’Hautecombe.
4) Nous avons vu que le recensement d’octobre 1793 donne 358 habitants.

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Délibération de la municipalité de Saint-Girod sur l’arrêté pris par Albitte, représentant du peuple, le 7 pluviose de l’an II (démolition du clocher)
(cliquer pour agrandir)

Article initialement paru dans Kronos N° 2, 1987

La faïencerie de la Forêt à Saint Ours

Un dossier aimablement prêté à un membre de Kronos par Monsieur le Conservateur du Musée de Chambéry, une vieille brochure de Monsieur le Comte de Loches, une visite au musée d’Aix les Bains, et diverses conversations, ont permis de rassembler un faisceau de renseignements concernant l’activité de la faïencerie de la Forêt, installée sur la commune de Saint Ours, et qui fonctionna de 1730 à 1814.

L’attention des chercheurs du passé de l’Albanais sera peut-être éveillée, et on souhaite que les uns et les autres examinent leurs vieilles faïences et porcelaines, fouillent les greniers, questionnent voisins et amis, peut être découvriront-ils plats ou assiettes portant au dos l’inscription : « la Forest »… Peut-être feront-ils quelque trouvaille plus intéressante ? Aussi cet article pourrait n’être que le premier se rapportant à une intéressante industrie de notre canton… Puisse-t-il amener nos amis à se passionner plus encore pour notre belle région…

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Pietà (Saint-Ours)


Noël Bouchard, fils de Jacques Bouchard, quincaillier à Chambéry, fonda, vers 1730, à Saint Ours, au lieu dit « La Forest » une faïencerie dont les frais d’installation s’élevèrent à la coquette somme de 80 000 livres.
Le Roi de Sardaigne lui accorda, par lettres patentées du 23 Janvier 1730, le monopole de vente, l’exemption de nombreux impôts, ainsi que des facilités pour l’achat du sel et du plomb nécessaires aux vernis.
Noël Bouchard adjoignit un magasin de faïence à son commerce de quincaillerie de Chambéry. Après quelques années, son fils Jean Marc lui succéda, et les privilèges accordés par le Roi de Sardaigne furent prorogés en 1749 pour 15 ans, et en 1763 pour 10 ans…
Noël Bouchard n’avait que peu de compétences dans la fabrication des faïences ; aussi est-il probable qu’il utilisa les services de techniciens de Nevers, grand centre de fabrication, mais qui, à l’époque de la fondation de la Forest avait, par suite de la multiplication excessive de ses ateliers, été victime à la fois d’une crise de chômage et de la limitation du nombre des entreprises…
Il ne semble pas que l’on ait retrouvé des pièces attestant un style particulier à la Forest ; la faïencerie imitait des œuvres de provenances diverses (Nevers, Moustiers, faïenceries italiennes, etc…). La plus grande partie de la production était celle d’objets usuels, plats et assiettes, uniquement en faïence jusque vers 1770, parfois en porcelaine à partir de cette date.

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Faïence « manganèse » (collection particulière)

En 1797, Pierre-Amédée Bouchard constitua, avec son beau-frère Jo Dimier et Marguerite Dimier, la Société Bouchard et Dimier, aux fins de poursuivre l’exploitation de la faïencerie… Mais cette société fut éphémère : le 21 vendémiaire an VII (13 Octobre 1798), Jo Dimier en réclama la dissolution.
Avait-il accepté de former une société avec son beau-frère pour connaître les « secrets » de fabrication ? Ou bien, les deux beaux-frères ne purent-ils s’entendre ? Toujours est-il que Jo Dimier s’installa à Hautecombe, ancienne abbaye devenue bien national, où il fonda sa propre faïencerie, qui fonctionna de 1799 à 1804, époque à laquelle il fit faillite, ce qui entraîna la disparition de la faïencerie de Hautecombe.
Un procès opposa Pierre-Amédée Bouchard, qui poursuivait l’exploitation de la Forest, et Jo Dimier.
Ce procès entraîna de gros frais, et fut, semble-t-il, une cause importante de la faillite de Bouchard, dont les biens furent saisis, et finalement vendus le 21 Novembre 1812.
Monsieur de Saint-Martin, notaire chambérien, se rendit acquéreur de la faïencerie, pour la somme de 44 425 Francs, tandis que Bouchard allait demander asile à un beau-frère, Monsieur Rosset d’Albens.

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Faïence polychrome « Au Brochet » avec trois petits bonshommes pêcheurs (collection particulière)

La faïencerie fut alors dirigée par le notaire, aidé d’un « tourneur » (ouvrier faisant fonctionner le tour du potier) ; mais elle ne put se rétablir, et disparut promptement… Le musée de Chambéry possède en effet une assiette de faïence portant l’inscription « La Forest, 1814 »… Cette pièce constitue la dernière preuve de l’existence de la fabrique. D’autre part, vers 1816, Monsieur de Saint-Martin fit pulvériser les moules en gypse, pour engraisser ses champs de trèfles…

Actuellement, aucune trace de la faïence ne subsiste ; seule, la mémoire de certains habitants du hameau permet de situer l’endroit précis où se trouvaient les bâtiments.
Par contre, des traces de la production existent… Diverses pièces sont exposées dans les musées d‘Aix et de Chambéry.
À Aix, en particulier, on pourra voir quelques plats et assiettes, produits de la Forest. On admirera en particulier une très belle assiette en porcelaine ; toutes les pièces exposées sont soigneusement mises en valeur.
Une brochure, due à Monsieur le Curé de St Ours, et datée de 1980, permet de vérifier que des pièces plus « nobles » étaient produites :
– Une « Pesta » (Pieta) représentant le Christ mort, entre les bras de sa Mère ; le Comte de Loches lui trouve « un peu de gaucherie dans le modelage et l’attitude des personnages, mais les couleurs sont vives, l’émail bon, et l’on retrouve dans l’ensemble de la composition un peu de cette naïveté qui distingue les tableaux de Giotto et du Pérugin ».
– Un curieux petit moutardier, propriété de M. Rosset, notaire à Albens… « Ce moutardier est fait d’un tronc d’arbre, au pied duquel est un berger, dans une attitude peu pastorale, mais assez analogue avec le contenu du récipient » (Comte de Loches).

Enfin, et si l’on écarte provisoirement, dans cette étude, les pièces du musée de Chambéry, il faut ajouter qu’il y avait peut-être, suite à une campagne de fouilles menée il y a assez longtemps, des tessons provenant de la Forest, entreposés en musée d’Aix…

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Plat à barbe en faïence (collection particulière)

Amis de Kronos et de notre belle région, n’entreprendrez-vous pas, avec nous, un travail de recherche, pour apporter votre contribution à la connaissance de pièces, plus ou moins belles, plus ou moins nobles, qui survivent vraisemblablement encore, peut-être dans les greniers, peut-être soigneusement suspendues ou précieusement posées sur quelque vieux meuble…

J. Caillet
Article initialement paru dans Kronos N° 2, 1987

La tuilerie Poncini

Fils d’une très vieille famille du Tessin en Suisse, Joseph Poncini, qui dut interrompre ses études d’architecte à la mort de son père en 1860 a l’âge de 22 ans, choisit d’émigrer vers la France (qu’il adorait) afin de trouver une situation. En effet, le Tessin à cette époque offrait peu de travail sur place. Bon nombre de ses habitants émigrait vers l’Amérique, la Russie, la France ou l’Italie.

Il avait une passion : la céramique. Depuis Genève, il partit prospecter des terrains, cherchant de l’argile. Joseph Poncini possédait l’art de fabriquer des objets en terre cuite, c’est à Thônes, en Haute Savoie, qu’il trouva le premier filon d’argile de bonne qualité. Il se mit à construire un four pour fabriquer quelques échantillons, mais le décor ne lui plaisait pas. Il fit venir son frère pour lui demander conseil mais celui-ci ne fut pas davantage séduit par le pays. Il dit à Joseph : « si tu veux rester ici, reste ! mais moi je repars ».

Notre aventurier repartit lui aussi, longeant la voie ferrée à la recherche d’un autre filon d’argile, son matériel de fouille sur le dos, poursuivant son chemin (de fer). C’est à Albens qu’il trouva « Savoie » vers Braille. En effet, il découvrira une poche d’argile à l’emplacement du « creux » qui sert aujourd’hui de réserve d’eau au dépôt pétrolier. C’est là qu’il choisit de s’installer, faisant revenir son frère qui, bien qu’ayant des engagements en Amérique accepta de l’aider pendant un an.

Un premier four fut construit à l’emplacement de ce qui était le bureau avant d’être l’habitation de 1a famille Poncini. Ce four fut monté en briques non cuites ; c’est lorsqu’il eut sa forme définitive que Joseph Poncini fit la première flambée pour le cuire. Dans ce four notre Briquetier fabriquera l’ensemble des matériaux briques et tuiles qui serviront à construire la tuilerie.

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Le Ventre… de la tuilerie

Il partira dans son Tessin natal l’année suivante pour se marier. Revenu à Albens, avec son épouse, il se remit au travail. Brique après brique, la tuilerie se construisit. Même s’il est difficile d’avoir une certitude absolue sur l’origine de la première main d’œuvre utilisée, il semblerait qu’elle était locale. En effet, plusieurs enfants ou petits enfants d’Albanais de vieille souche pourraient témoigner que tel ancêtre a travaillé à la « tiolire, » tuilerie en patois, à partir des années 1880. Cette main d’œuvre d’origine paysanne (habituée à travailler la terre de façon un peu différente…) a été très importante à la fin du 19è siècle et au début du 20è, certainement une centaine d’ouvriers. À cette époque, tout était fait à la main, voire même avec le pied puisque c’est ainsi que la terre était pétrie.

Les chevaux servaient à remonter la terre de la poche, à transporter les briques ou tuiles de la tuilerie à la gare d’Albens (en passant par le chemin qui longe la voie ferrée) ou encore à livrer les clients des environs avec des chariots équipés de roues à bandages.

Vraisemblablement la machine à vapeur dut faire son entrée à la tuilerie vers 1911 car c’est à cette date que l’on situe la construction de la grande cheminée, haute d’une quarantaine de mètres (sans certitude). Une plus petite existait déjà, certainement celle des fours. Avec la vapeur, la mécanisation fit son apparition à la tuilerie, le pétrissage ou malaxage et le laminage de l’argile puis la filière qui conduisait à la fabrication des tuiles ou des briques se mécanisèrent. On peut imaginer ce que la mécanisation a apporté dans l’évolution de la tuilerie. Si bon nombre d’Albanais travaillait également à 1a tuilerie, des émigrés italiens y travaillèrent également. Ceux-ci devinrent de plus en plus nombreux au fil des années.

Difficile aussi de donner une date précise à l’arrivée de cette magnifique locomobile à vapeur que l’on appelait la Routière, utilisée en renfort ou en remplacement des chevaux. Elle faisait elle aussi, la navette jusqu’à la gare d’Albens d’où partaient la plupart des matériaux fabriqués à la tuilerie et qui étaient acheminés principalement dans les deux Savoies, et même dans le Jura.

Tirant ses chariots chargés de briques, elle fit un voyage jusqu’à la retenue du Val de Fier, se déplaçant à la vitesse d’un cheval au pas. Cette machine à vapeur du même type que celles qui faisaient tourner les batteuses était en plus motrice. Elle se composait de deux grosses roues métalliques munies de crampons pour les roues motrices et de deux plus petites pour la direction.

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Elle a « FIER » allure

En 1918, Joseph Poncini, l’aventurier constructeur meurt. Deux de ses enfants, Florentin et Joseph lui succèderont à la tête de la tuilerie. Si des italiens étaient déjà présents à la tuilerie avant cette date, c’est à cette période que l’on assistera à l’arrivée plus marquée de ces travailleurs italiens. Par connaissances ou relations, la famille Poncini partit chercher de la main d’œuvre en Italie du Nord, surtout.

Les premières années, ces ouvriers venus travailler ici repartaient chez eux vers Noël rejoindre leur famille. Ils revenaient à Albens autour de Pâques. Ils étaient d’excellents agents recruteurs auprès de leurs frères, cousins ou voisins pour venir travailler à la tuilerie. Ils mangeaient à la cantine et dormaient dans un dortoir, la cantine était un lieu de rassemblement et de rencontre pour tous les ouvriers et plus particulièrement pour les émigrés.

De 1860 à 1920, les témoignages recueillis comportent une part d’imprécisions, donc d’erreurs possibles et pour cause : il semble bien qu’aucune personne ayant travaillé à la tuilerie avant 1920 ne soit encore vivante. Le témoignage de Fernand Poncini (fils de Florentin) mort en 1982 aurait été ici tellement précieux.

Les ouvriers italiens de plus en plus nombreux, bien qu’il subsiste toujours une main d’œuvre locale, manifestèrent l’intention de faire venir leur famille ici et de s’installer définitivement dans l’Albanais. Ce désir entraîna la construction d’habitations dans la périphérie de la tuilerie. C’est ainsi que des familles très connues aujourd’hui ont pris racine à Albens ou aux environs parmi elles : Les Caviggia – Les Papinutti – Les Morello – Les Feltracco – Les Beluffi – Les Forner – Les Bottero – Les Moreschi – Les Carraro – Les Antonel – Les Colla – Les Grando – Les Copparoni – Les Ganéo et d’autres encore qui se sont installées plus loin.

La famille Caviggia arriva en 1920. Madame Caviggia (la mère de Mme Yolande Moine) devint la gérante de la cantine. En été 1923, un important incendie apporta un changement tant à l’intérieur qu’à l’extérieur de ce bâtiment. On le verra par la suite. Comme on l’a déjà vu, la poche de très bonne argile fut le point de départ de la construction de la tuilerie. Toute l’usine fut construite dans la logique des opérations nécessaires à la transformation de l’argile brute en briques ou en tuiles. La terre glaise était remontée avec des wagonnets roulant sur rails et tirés par Bibi. Bibi, c’était le nom du dernier cheval de la tuilerie. Ce Bibi, dira Pio Papinutti, avait une telle habitude de son travail qu’il effectuait les manœuvres nécessaires à la remontée de la terre sans que l’on ait à le commander. Pio en parle avec beaucoup d’émotion. Un petit tracteur à pétrole roulant aussi sur rails viendra progressivement remplacer Bibi. Les wagonnets étaient déchargés sous un hangar dans une trémie munie d’une vis sans fin qui amenait la terre dans les broyeurs ; elle était ensuite laminée et passait enfin dans la filière d’où elle ressortait en briques ou en tuiles. Ces produits étaient amenés aux séchoirs, dehors dans un terrain vague appelé « gambette » pour les briques et au séchoir intérieur pour les tuiles. Le séchage terminé, ces matériaux étaient empilés dans les fours. Eugénio Beluffi avait été recruté en Italie comme « empileur » de métier, en effet l’empi1age des briques ou des tuiles à l’intérieur des fours relevait d’une technique tout à fait particulière, elle conditionnait la réussite de la cuisson. Seul un homme de métier pouvait remplir cette tâche. Eugénio Beluffi était de ceux-là !

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Les bâtiments au début du siècle

Avant l’incendie de 1923, le séchoir à tuiles était au-dessus des fours, c’est ce qui fut à l’origine de l’incendie, car les tuiles étalent posées sur des caillebotis en bois, une bouche d’alimentation d’un four qui n’avait pas été refermée mit le feu à ces caillebotis et le communiqua à la toiture. La reconstruction qui suivit l’incendie permit d’agrandir les fours et d’aménager le séchoir à proximité de la machine à vapeur. L’aspect extérieur de la tuilerie changea aussi, notamment la toiture.

Si l’argile était un élément primordial pour la qualité des produits, la cuisson en était un autre tout aussi important. C’était certainement pour cette raison qu’une sorte de rite était né avec l’allumage des fours.

Attilio Forner, le dernier « chauffeur » des fours, évoque ce passé avec précision. Il préparait le foyer avec une fascine ou fagot et du bois, il attendait l’arrivée de Joseph Poncini (le dernier Patron de la tuilerie) car c’était à lui que revenait la responsabilité de l’allumage. Avant de frotter 1’allumette, le Patron et Attilio faisaient le signe de croix comme si ils voulaient se rassurer, que tout irait bien jusqu’au bout. Les fours nécessitaient une surveillance et une responsabilité constantes. Des distributeurs automatiques de charbon avaient considérablement réduit le travail manuel, car auparavant l’alimentation du feu se faisait à la pelle. Les fours restaient allumés jusqu’à onze mois d’affilée. On devrait plutôt dire, le feu restait allumé plusieurs mois. Lorsqu’un four était chauffé, environ durant 15 jours, entre la cuisson et le refroidissement, le feu était « poussé » plus loin à un autre four et ainsi de suite. Les briques ou les tuiles, une fois refroidies, étaient stockées dans la cour. Le fonctionnement des fours nécessiterait a lui seul tout un article.

Après la mort de Florentin, en 1934, son frère Joseph restera le dernier Patron de l’usine. Un tracteur latil (quatre roues motrices et directrices) avait remplacé la Routière depuis près de 20 ans. La réserve de bonne terre s’épuisait peu à peu, il fallut chercher de l’argile ailleurs, on en trouva à St Ours et à Bloye, plus tard à Dressy. Cette nouvelle terre était mélangée à la bonne. Celle de St Ours se révéla de mauvaise qualité, elle contenait de la pierre à chaux, mais ce fut une fois les matériaux utilisés que l’on se rendit compte de l’incidence de cette pierre à chaux sur la qualité des produits. La famille Poncini dut rembourser bon nombre d’appartements qui avaient été construits avec ces matériaux défectueux.

coin_des_ateliers
Un coin des ateliers

Le sifflet de la machine à vapeur continuait de rythmer la vie de la tuilerie et aussi celle de la campagne voisine, le matin, on l’entendait à l’heure « d’attaquer » le travail ; a midi, pour signaler que c’était l’heure d’aller manger. Les paysans qui à l’époque travaillaient avec les bœufs ou les chevaux dans les champs entendant siffler midi disaient : « é mijo a la tiolire é l’hore d’alla goutâ ». Jusqu’au Bibi qui activait le pas lorsqu’il entendait lui aussi siffler midi pour se rendre à la cantine – enfin presque – car il s’arrêtait chaque fois, en passant devant la porte de la cantine sachant qu’il y avait toujours quelqu’un pour lui donner une sucrerie avant de rentrer à son écurie toute proche. Avec l’arrivée des familles italiennes, le travail des femmes fit son entrée à la tuilerie. Toute une vie de village allait se créer peu à peu ici. Il n’était pas rare de voir le soir venu, quand il faisait beau et chaud, tous ces Italiens se retrouvant dans un pré pour chanter. Madame Tachet (petite fille de Joseph) dira volontiers que son enfance fut bercée par ces chansons italiennes. Parfois, ils venaient jusqu’à Braille et c’était autour d’un tara de bidoyon qu’ils reprenaient leurs chants. Le dimanche autour d’un terrain de boules c’était l’ambiance des jours de fête. Justine Forner, la dernière cantinière ne chômait pas ce jour-là. Il y eut même un pèlerinage dans les années 50 à la tuilerie en l’honneur de de Notre Dame de Lorette, ils furent très nombreux les Italiens ce jour-là à la Tuilerie. Si toute une vie de village s’était créée ici, celle de Braille s’en trouva également marquée. Les habitations qui avaient été construites pour accueillir les familles ne furent pas assez nombreuses. C’est ainsi que toutes les maisons libres de Braille ont été louées par ces familles. Très vite, des liens se nouèrent, la plupart de ces émigrés italiens était d’origine paysanne ; à la fin de leur journée de tuilerie, ils donnaient des coups de main dans telle ou telle ferme. C’était pendant le « pinglage » du tabac à la veillée que l’on apprenait à se connaître. Des dons en nature servaient de paiement. Le dimanche aussi, on se retrouvait dans une cour de ferme pour jouer aux quilles, le tara de bidoyon n’était pas loin. Beaucoup d’anecdotes et bons souvenirs ont été évoqués par tous ceux qui ont témoigné pour cet article, tous ont dit que c’était le bon temps. Les gamins que nous étions dans les années 50 auraient aussi de bons souvenirs à évoquer, le dimanche nous nous retrouvions dans la réserve d’argile pour jouer au petit train avec les wagonnets, nous aimions les faire dévaler la pente à grande vitesse ; les aiguillages nous permettaient de varier le trajet. Mais voilà ! Joseph Poncini apercevant les lundis matin les wagonnets déraillés ou renversés venait faire un petit tour (sur notre circuit) le dimanche après-midi. « Sacré pétard, » nous criait-il, ce qui provoquait la fuite dans les roseaux de toute la bande de gamins. Qu’il était bon ce verre de limonade (qui coûtait 20 centimes), que nous buvions à la cantine une fois par an lorsque nous revenions de la blache (l’herbe des marais utilisée pour la litière des vaches) à cette époque nous aurions bien aimé qu’il y eut plusieurs coupes de blache dans l’année.

Un jour l’été de 1962, le sifflet de la tuilerie se fit entendre une dernière fois, il n ressemblait à un glas. Il est vrai aussi, que nous les paysans, il y avait déjà longtemps que nous n’entendions plus sonner « mijo », les tracteurs avaient remplacé les bœufs et les chevaux.

L’imposante centenaire qui faisait partie de l’univers Albanais ne pût résister aux coups de dynamite ou de bulldozer en 1964, seul subsiste aujourd’hui le bâtiment qui sert de bureau aux établissements Taponnier et qui était la cantine. Son dernier patron, Joseph Poncini lui survivra 10 ans.

Les citernes du dépôt pétrolier occupent le terrain aujourd’hui

René Canet

P.S. : Merci aux personnes qui ont témoigné : Mesdames Juliette Tachet, Olga Poncini, Yolande Moine, Messieurs Victor Tachet, Pio Papinutti, Henri Canet, Attilio Forner ainsi que les témoins indirects.

Article initialement paru dans Kronos N° 2, 1987