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Fêtes des démobilisés et banquets des poilus dans l’Albanais

Presqu’une année après « l’explosion de joie » de l’armistice, partout dans les villes et villages des fêtes et des banquets réunissent tout au long des mois de septembre à décembre 1919 les hommes qui viennent d’être, après une longue attente, démobilisés. Ce moment est très particulier car, venant à peine de quitter la vie militaire, ces hommes vont bientôt renouer avec la vie citoyenne en étant appelés aux urnes pour choisir maires puis députés, élection d’où sortira la célèbre « chambre bleu horizon ».
C’est à ce moment que les « ex-poilus », s’organisant en associations et militant pour l’édification de monuments du souvenir, multiplient les occasions de se retrouver un dimanche lors d’une fête ou dans un banquet afin de célébrer le retour à la vie sans pour autant oublier les frères d’armes disparus.
Dès octobre à Albens, tout au long du mois de novembre à Saint-Ours, Gruffy ou Saint-Félix, fin décembre à Cessens, on fête les démobilisés. Partout, un banquet et au cœur d’une journée bien remplie. Les établissements qui les hébergent sont toujours mentionnés dans de petits articles du Journal du Commerce. Ainsi à Gruffy, en novembre c’est « l’hôtel de la poste, chez M. Guévin » qui sert aux 120 convives un banquet offert par la commune. Parfois les anciens combattants choisissent un établissement tenu par des hôteliers démobilisés. C’est semble-t-il le cas pour le banquet du canton d’Albens qui se tient au restaurant Lansard. À Saint-Ours, c’est le restaurant Brun qui a été choisi tandis que les anciens poilus de Cessens se retrouvent chez Coudurier pour célébrer leur démobilisation.

Un repas de mariage en 1908 (archives privées)
Un repas de mariage en 1908 (archives privées)

Les menus que l’on propose sont bien éloignés du « rata » des tranchées. Avec un regard actuel ils peuvent nous sembler plus que démesurés, toutefois ils témoignent d’un « art de la table » qui s’était peu à peu imposé à la Belle époque tout en restant réservés aux évènements exceptionnels comme les noces. Sur ce menu de 1908 on découvre un repas en trois temps : hors d’œuvres, plats de résistance, desserts. La partie centrale est la plus nourrissante avec deux volailles, un poisson, une viande rouge et une blanche, deux légumes et quelques quenelles.
Le repas servi par le restaurant Lansard le dimanche 5 octobre est construit sur le même modèle. Son menu, imprimé par la maison Ducret de Rumilly, a été publié par Kronos en 2014 dans le livre « Se souvenir ensemble ». Les desserts servis furent plus que copieux avec pièces montées, fromages, corbeille de fruits sans parler des boissons avec café, liqueurs et vins à volonté. Autant « d’ingrédients » qui contribuèrent, rapporte la presse « au succès de cette réunion » dont on note qu’elle se déroula dans la « gaieté la plus franche » avec les incontournables chants et la prise de parole au moment du dessert. C’est « le capitaine Charles Magnin, un glorieux poilu d’Orient » qui « remercia ses compatriotes d’être venus nombreux, puis après avoir évoqué quelques souvenirs de la grande guerre leva son verre et but à la France victorieuse et à l’union de tous ses enfants. Le toast fut couvert d’applaudissements ».

 Image illustrant les cartes postales de guerre (archives privées)
Image illustrant les cartes postales de guerre (archives privées)

Dix mois après la fin des combats, place est ainsi donnée à la gaieté à travers bals et chansons. « Ce fut le tour des chanteurs qui obtinrent un joli succès » indique-t-on pour Albens comme pour Cessens où « la parole est donnée aux chanteurs ». Ils captent très certainement les applaudissements en entonnant « la chanson du Pinard » et bien sûr « La Madelon », autant d’hymnes au gros vin rouge qui avaient servi à chasser le cafard.
Enfin ces banquets ne se terminent pas sans qu’un bal soit prévu, « très animé » à Saint-Ours, « avec orchestre » à Saint-Félix, où « le meilleur accueil est réservé aux jeunes filles de la commune et des environs » pour Cessens.
Mais si partout la gaieté, l’entrain accompagnent cette journée, si tous ces hommes retrouvent un instant encore la fraternité des tranchées, la fête terminée, ils vont être accaparés par les soucis du quotidien. Devant renouer avec un milieu qui les a oubliés ou se battre pour obtenir des pensions bien modestes, beaucoup s’enfermeront alors dans le silence.

Jean-Louis Hébrard

Les hommes reviennent : la démobilisation automne 1918 / été 1919

Dans notre pays, faire revenir à la vie civile cinq millions d’hommes s’avère être une opération difficile qui provoque beaucoup de mécontentements car le processus s’étale dans le temps sur plus de dix mois.
Voici ce qu’écrit un poilu de Cessens à sa famille en juillet 1919 : « Heureusement que Mr Deschamp, le fameux secrétaire d’état à la démobilisation, prenait toutes les mesures nécessaires pour que toutes les classes de réserves, soient, une fois la paix signée, renvoyés dans leurs foyers, dans les plus brefs délais possibles ! il la copiera celle-là ».
Il est vrai que le gouvernement allait attendre jusqu’en juin 1919 que la paix soit signée avec l’Allemagne (traité de Versailles) pour franchement lancer la seconde vague de démobilisation, de juillet à septembre. La première démobilisation qui s’était déroulée entre novembre 1918 et avril 1919 n’avait permis de faire revenir au village qu’un petit nombre de soldats, soit pour des raisons familiales soit pour un impératif économique. Tel est le cas des cordonniers d’Albens, Favre et Garnier, qui font paraître dans le Journal du Commerce de petits encarts rédigés ainsi « démobilisé, a l’honneur de prévenir le public et son ancienne clientèle qu’il a repris son commerce ».
Dès février 1919, on peut voir l’annonce du médecin d’Albens « Le docteur J. Bouvier de retour des Armées a l’honneur de prévenir sa clientèle qu’il a réouvert son cabinet. Consultations : vendredi et samedi de 8h à 11h, les autres jours sur rendez-vous ».
Ce n’est qu’au long parcours que le soldat rentre chez lui, après avoir rejoint un centre de regroupement puis le dépôt le plus proche de son domicile. Quant aux jeunes classes 1918 et 1919, elles ne seront libérées qu’en mai 1920 et mars 1921.
Tout cela désorganise les régiments qui ne sont plus composés de façon homogène. Les anciens côtoient durant des mois les jeunes recrues. Pour ces vieux chevronnés, le temps est long comme s’en plaint l’un d’eux, en mai 1919, auprès de sa famille : « Aujourd’hui je n’ai pas grand-chose à faire, ce matin nous avons fait l’exercice. Inutile de vous dire si ça me déplaît, surtout qu’il faut manœuvrer avec les classes 18 et 19 ».

C’est à partir d’octobre 1919 qu’on va pouvoir dire que la plupart des poilus du canton d’Albens ont retrouvé familles et villages. Toutes ces années de guerre durant lesquelles ils ont vécu des heures terribles ne facilitent pas le retour à la vie civile. Il n’y a pas comme maintenant de cellule psychologique pour les aider à revenir dans le monde normal des « jours de paix ».
Bien vite ces hommes vont chercher à se regrouper en créant des associations « d’anciens combattants » et à se rencontrer en organisant des banquets. Dès octobre, novembre 1919, le Journal du Commerce annonce ceux qui se déroulent à Cessens, Saint-Ours, Albens, Gruffy, Saint-Félix. Ces banquets sont souvent précédés d’une cérémonie comme on peut le voir le 9 novembre à Saint-Ours : « Les poilus de la commune ont fêté leur retour. À 10 heures du matin, tous se réunissaient pour aller déposer une couronne sur la tombe de leurs chers camarades morts au champ d’honneur. M. Viviand, doyen d’âge prononça devant une foule considérable une patriote allocution. Il rappela en termes émus les évènements de la grande guerre et demanda à tous les assistants de ne jamais oublier ceux qui sont morts pour la France. Un délicieux banquet réunissait ensuite les poilus au restaurant Brun. Après un discours de M. Viviand François fils, la parole est donnée aux chanteurs. Un bal animé termina cette bonne journée. Une quête faite au profit des mutilés de la Savoie a produit la somme de 39F50 qui a été envoyée au trésorier ».
Dans cet article écrit un an après l’Armistice, on relève déjà bien des thématiques qui sont encore les nôtres aujourd’hui. On y parle de la « Grande Guerre », du « devoir de mémoire » et des « morts pour la France », des données qui furent abordées dans le livre « Se souvenir ensemble », publié par la société Kronos.

Si la vie reprend son cours avec un bon repas suivi de chants et d’un bal animé, on n’en oublie pas pour autant l’immense cohorte des mutilés. La France en dénombre plus de 380 000 dont environ 15 000 « Gueules cassées ». On peut se faire une idée de l’importance de ces souffrances dans le canton d’Albens en prenant pour référence les cinquante hommes de la classe 1915. Trois furent victimes des gaz, quatre gravement atteint à la face (nez, joue, mâchoire, perte de la vue) sans parler de cinq d’entre eux atteints d’infections (paludisme, bacillose, cystite) ni des amputés (main, jambe). Peu d’entre eux bénéficient d’une pension, l’État déjà impécunieux préfère distribuer des médailles ou leur laisser le soin de se procurer un casque Adrian avec sur la visière cette belle formule « Soldat de la Grande Guerre – 1914-1918 ».

Amputés de la jambe, de la main dans un hôpital en 1919 (archives privées)
Amputés de la jambe, de la main dans un hôpital en 1919 (archives privées)

On peut lire dans le Journal du Commerce en date du 27 avril 1919 un article expliquant « les modalités de la délivrance du casque-souvenir aux soldats de la grande guerre ». On y précise que « tout miliaire ou famille de tout militaire décédé ayant appartenu à une formation des armées, a droit au casque-souvenir et à une plaquette sur laquelle sont inscrits ses états de service ». De nombreuses familles de l’Albanais possèdent et conservent encore aujourd’hui de tels casques.
Il est toutefois une catégorie de combattants qui n’aura pas droit à ce casque-souvenir. Ce sont les prisonniers de guerre, tous ceux qui furent capturés dès les offensives de l’été 1914. C’est le cas pour trois soldats de la classe 1913 du canton qui se retrouvent en captivité dès la fin d’août 1914. Ils vont passer toute la guerre dans des camps à Stuttgart, Munster ou Leschfeld.

Bandeau d'un journal de camp (archives privées)
Bandeau d’un journal de camp (archives privées)

Un article du Journal du Commerce décrit en novembre 1918 le terrible état qui est celui de ces hommes qui regagnent alors le territoire national : « L’aspect physique de beaucoup de ces rapatriés porte le signe de longues souffrances. Les plus éprouvés sont ceux qui ont vécu de longs mois à l’arrière des lignes, soumis à de durs travaux… Après un court séjour à Nancy, les prisonniers vont être dirigés vers l’intérieur le plus tôt possible ».
Ils ne vont pas bénéficier de la reconnaissance de leurs épreuves souffrant de la comparaison avec les soldats héroïsés.

Jean-Louis Hébrard