En 2018 et 2019, Kronos a utilisé les murs du restaurant le Rendez-vous à Albens pour présenter une exposition sur l’archéologie.
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Heurs et malheurs de la population, 1940/1945
La Seconde guerre mondiale inaugure une règle qui, hélas, se vérifie toujours aujourd’hui : les populations civiles enregistrent autant, parfois plus de pertes que les militaires (bombardements des villes, massacres, déportation…). À la sortie de la guerre, on dénombre en France 210 000 tués au combat pour 150 000 civils disparus auxquels on ajoute les 240 000 personnes disparues en captivité. Mais il faut mettre en regard de ces pertes des éléments démographiques positifs qui passent souvent inaperçus : la reprise de la natalité au cœur de la guerre et la survie d’un très grands nombre de prisonniers de guerre qui réintègreront le pays en 1945.
Dans « Le Petit Savoyard » du 20 novembre 1943, on peut lire sous le titre « La situation sanitaire de la Savoie s’améliore » la nouvelle suivante : « Comme on le voit, alors que dans beaucoup de départements le nombre des décès l’emporte sur celui des naissances, en Savoie, le nombre des naissances y est supérieur ». Cette tendance va se confirmer les années suivantes dans tout le pays, le faisant entrer dans une nouvelle période démographique bien connue « le baby boom ». Yves Bravard dans son ouvrage « La Savoie 1940-1944 : la vie quotidienne au temps de Vichy » précise que « cette amélioration s’inscrit dans un mouvement général de reprise qui commence un peu plus tôt que dans le reste du pays ». Il donne ensuite les indications de tendances suivantes : « En Savoie, de 3609 naissances, on passe à 4004 en 1942 puis 4267 en 1944. La Haute-Savoie fait mieux : 4225 naissances en 1939, 4899 en 1942, 5216 en 1944. Les raisons de cette reprise démographique restent très complexes et souvent difficiles à démêler.
Dans la politique menée par le gouvernement de Vichy, on connaît l’importance accordée à la Fête des mères.
Mais la propagande autour du thème de la famille s’exerce de bien d’autres façons comme on peut le constater à la lecture d’un article intitulé « Semaine de la Famille » que publie en 1942 le Journal du Commerce : « Du 5 au 11 octobre, notre région sera le théâtre d’une campagne de propagande familiale. Indépendamment du passage à Chambéry de l’Exposition de la Famille Française, qui connaît, tant en zone occupée qu’en zone non occupée, un triomphal succès, une série de conférence est donnée dans notre Département. Albens aura la bonne fortune d’entendre le vendredi 9 octobre à 20 heures dans la salle de la Mairie, M. Blanquart qui l’entretiendra de la Famille et de l’Avenir de la France. Il n’est pas un Français de plus de 18 ans qui ne soit personnellement intéressé par un tel sujet. Chefs et Mères de famille, jeunes gens et jeunes filles se feront un plaisir d’aller écouter M. Blanquart ».
Dans le même journal, on retrouve de très nombreux articles relatant les aides de toutes sortes apportées aux prisonniers de guerre. Ainsi en décembre 1941 où « Un groupe de jeunes mobilisés de 39-40, a pensé à la situation de leurs camarades retenus prisonniers depuis de longs mois dans les camps… faire un beau colis de Noël, leur permettre une petite amélioration du menu quotidien, à l’occasion de cette fête, leur faire sentir qu’on ne les oublie pas, voilà le but suivi par ce groupe… ».
Au moment de la signature de l’armistice, fin juin 1940, 1 800 000 hommes sont tombés aux mains de l’ennemi. Très vite, une partie de ces hommes parviennent à trouver la clef des champs. Malgré tout, près de 1 600 000 soldats et officiers vont se retrouver dans les camps à être obligés de travailler pour l’économie ennemie. C’est ce que l’on peut lire sur une lettre de 1942 expédiée par Francis A. d’Albens. Ce dernier est retenu prisonnier dans le stalag IX C (camp pour les simples soldats). Ce camp IX C est localisé près de la ville d’Erfurt, à 300 kilomètres environ de la capitale du Reich. Francis a été immatriculé sous le numéro 3575 et travaille dans le « Kommando » 1101B. Certains sont affectés à l’agriculture, d’autres travaillent dans l’industrie. Dans la lettre qu’il adresse à sa mère, Francis décrit son travail dans l’entreprise : « Dans cette usine mon travail consiste à décharger les wagons de terre pour faire la porcelaine et ceux de charbon, elle consomme environ 160 tonnes par jour ». Francis fait partie des 3300 Savoyards prisonniers de guerre, recensés en 1942, qui vont cruellement manquer à l’économie de notre région au même titre que les 4500 Hauts-Savoyards. Le gouvernement de Vichy va développer une propagande appuyée en faveur des prisonniers qui, par ailleurs, sont l’objet de bien des marchandages avec le pouvoir hitlérien. Sur le site en ligne des Archives départementales de la Savoie on apprend qu’une « maison du prisonnier est créée à Chambéry », et que « les secours s’organisent par l’intermédiaire de collectes de vêtements chauds et de livres » mais aussi par « l’envoi de colis collectifs plus faciles à distribuer ». Pour faciliter les contacts, outre la Croix rouge, une direction du service des prisonniers a été créée. Le Journal du Commerce permet de suivre la mise en place du Comité de la Croix rouge dans le canton d’Albens. La réunion constitutive du comité cantonal se déroule fin novembre 1941 à Albens (salle de la mairie), fin décembre de la même année, le comité cantonal est prêt à fonctionner.
Le même journal (21 décembre) en précise les modalités : « Dès que l’envoi des colis sera de nouveau autorisé, le magasin situé à côté de la mercerie Brunet sera ouvert tous les lundis. Le comité se chargera de la confection des colis, les familles pourront apporter les denrées et objets qu’elles désirent adresser à leur prisonnier. Pour compléter les colis, elles trouveront au magasin de la Croix-Rouge, à titre remboursable : biscuits de guerre, chocolat, conserves de viande, sardines, crème de gruyère, saucisson, sucre, savon, cigarettes ». Il ne nous est pas possible de vérifier si cette liste alimentaire était véritablement effective. On peut toutefois savoir, grâce à la lettre de Francis A., quels produits pouvaient être expédiés par sa famille et à quel point ils étaient attendus : « Je ne reçois pas vite vos colis pourtant nous n’avons pas trop à manger, deux soupes de un litre par jour très peu épaisse, 320 grammes de pain, il y en a à peu près gros comme le poing et 200 grammes de margarine par semaine. Dans vos colis vous pouvez mettre des haricots, farine, châtaignes, beurre, ce que vous pouvez trouver à manger, dans ce Kommando je peux le faire cuire, il y a du feu ». Dans toutes les communes on se préoccupe du sort des enfants du pays que le drame de la défaite retient prisonniers loin de leur famille.
Dès 1941, il n’y a pas un mariage à Cessens, Albens, Saint-Germain, La Biolle, Chanaz, Saint-Ours et ailleurs qui ne s’accompagne d’une souscription, d’une collecte ou d’une quête au profit de l’œuvre des prisonniers de guerre. On lit même, en décembre de la même année, dans le Journal du Commerce qu’à l’occasion de leur 37ème anniversaire de mariage « les propriétaires de l’Hôtel de la Gare… ont voulu communiquer un peu de ce bonheur fugitif à nos chers prisonniers » en organisant une collecte à leur intention. Les sommes récoltées sont le plus souvent de l’ordre de quelques centaines de francs mais elles peuvent atteindre des niveaux plus élevés lorsqu’il s’agit de dons (de 500 à 1 000 francs). Elles sont reversées le plus souvent à la Légion française des combattants qui organise localement l’aide aux prisonniers avant la mise en place du comité de la Croix-Rouge. On relève parfois des initiatives individuelles comme à Saint-Germain le don fait par un négociant en bois ou encore à Saint-Girod, le geste d’un ancien combattant de 14/18 qui « à l’occasion de la perception de son premier coupon de retraite a remis en mairie 25 francs pour les prisonniers ».
À partir des divers articles du Journal du Commerce, on prend conscience de la variété des acteurs de cet élan de solidarité. En juin 1942, ce sont les jeunes de la JAC et de la JACF qui organisent trois séances récréatives au Foyer Albanais (voir article sur le cinéma) dont la recette est destinée à la confection de colis pour les 28 prisonniers de guerre de la commune. Toujours au Foyer, c’est la Société Chorale d’Aix-les-Bains qui, suite à son gala de juin 1942, reverse les 800 francs de la soirée au profit des prisonniers. À Brison-Saint-Innocent, ce sont les boulistes qui s’organisent pour verser 50 francs aux familles de chacun des 9 prisonniers du village. Quant aux onze prisonniers de guerre de Saint-Germain, ils bénéficient de la générosité des anciens combattants. Les équipes de foot sont aussi de la partie en organisant des rencontres au profit des prisonniers. Ces actions de solidarité donnent parfois lieu à des situations étonnantes. C’est le cas pour les chasseurs de La Biolle qui, en novembre 1941 organisent une battue afin de vendre le gibier tué au profit des prisonniers. Hélas, ces jours là, point de gibier. La suite est relatée par le Journal du Commerce : « Les chasseurs de La Biolle ont jugé, à défaut de lièvres et de grives qu’ils pouvaient apporter tout de même une modeste contribution à cette œuvre. Une collecte faite parmi les disciples de St-Hubert de la commune rapporta 400 francs… ». Dans un autre article on mesure l’importance de la chasse et la valeur du gibier à propos de ce fait divers : « Un lièvre tué un jour où la chasse était interdite ayant été remis à la Société de chasse, celle-ci l’a mis aux enchères. Le lièvre a été adjugé 400 francs qui ont été reversés au profit de l’œuvre des Prisonniers de Guerre ».
Dans toute la zone dite « libre », la population a longtemps espéré le retour rapide des prisonniers, bercée en cela par l’espoir placé dans le gouvernement de Vichy. Mais tout au long de l’année 1942, cet espoir faiblit fortement. La synthèse des rapports des préfets (consultable en ligne) révèle dès janvier 1942 que « Les populations aspirent à ce que la paix revienne le plus tôt possible, ce qui hâterait le retour des prisonniers et la fin de leurs souffrances. L’opinion continue de souhaiter la défaite de l’Allemagne. Elle interprète les évènements qui se déroulent sur le front russe comme le premier signe d’un renversement de la situation en faveur des Alliés ». La famille de Francis A. est bien informée des souffrances qu’il endure par sa lettre de janvier 1942 : « la bronchite que j’ai eue m’a laissé un peu d’asthme, si vous pouvez voir le pharmacien et lui dire que j’ai la respiration assez pénible et sifflante surtout quand le temps veut changer, s’il pouvait vous donner quelque chose pour faire passer ces crises je serais bien heureux, ici je ne trouve absolument rien et il n’y a pas moyen de me faire réformer ». Son retour ainsi que celui des centaines de milliers d’autres semble s’éloigner avec le retour de Laval au pouvoir à Vichy en avril 1942. C’est la fin des illusions lorsqu’en juin, il annonce la Relève et souhaite la victoire de l’Allemagne. Cette nouvelle politique fait l’objet d’une intense propagande auprès des familles et des femmes.
La Relève consiste à envoyer en Allemagne trois ouvriers contre le rapatriement d’un prisonnier. Les volontaires sont très peu nombreux. Cette politique se durcit encore avec la création du STO (service du travail obligatoire) en 1943 puis avec l’occupation par les Allemands de la zone sud. Les réfractaires se multiplient dénotant, écrit Yves Bravard : « la tendance de l’opinion savoyarde à basculer plus nettement encore dans l’opposition au régime de Vichy ». Désormais, dans la presse, les prisonniers de guerre sont moins présents, non pas que les familles et la population les aient oubliés mais parce que à nouveau les malheurs de la guerre (bombardements, arrestations, persécutions) occupent le premier plan.
Les bombardements visent principalement les grandes villes et les centres industriels, les communications ferroviaires et les gares de Savoie et de Haute-Savoie. Ce sont les bombardements de Modane à l’automne 1943 qui vont plonger les populations urbaines de la Savoie dans la terreur aérienne. Le 16 septembre, 300 avions américains déversent sur Modane ville un tapis de bombes pour détruire les infrastructures ferroviaires. On dénombre 60 morts, 150 blessés et 300 maisons détruites. Le plus terrible pour la population sera l’attaque de Modane gare dans la nuit du 10 au 11 novembre. C’est la RAF qui intervient, détruisant en grandes parties les installations ferroviaires et faisant 8 victimes civiles. D’après des témoignages, certains habitants de Modane et de Lanslebourg seraient venus se réfugier dans l’Albanais.
En 1944, les mois de mai et juin, allaient être des moments terribles pour les civils. Le 10 mai, Annecy est bombardée une nouvelle fois, les Alliés détruisant une importante usine de roulements. Le 26 mai, c’est Chambéry qui se trouvent sous les bombes américaines.
Dans « Lumière au bout de la nuit », l’écrivain Henry Bordeaux décrit le bombardement : « De ma galerie je voyais venir les avions, comme des points blancs dans le soleil, mais je les entendais plus encore que je ne les voyais. Ils passaient par escadres de 40 ou 50. Malgré l’alerte j’espérais qu’ils traverseraient notre ciel sans arrêt… Puis, subitement, une série de bombes sur Chambéry, pendant près de dix minutes, et aussitôt des colonnes de fumée noire. Chambéry fut couverte d’un immense voile de deuil ». La ville est particulièrement touchée par le raid de 72 avions B24 qui en quelques minutes déverse 720 bombes. L’historien A. Palluel-Guillard donne les précisons chiffrées suivantes : « 120 morts immédiats, 300 blessés dont un tiers ne put survivre, 3000 sinistrés, un quart de la vieille ville anéanti par les bombes et les incendies ». Au Lycée de jeunes filles en partie détruit, on compte quatre personnes décédées : la sous- intendante, une maîtresse d’internat, la cuisinière et une de ses aides. Des personnes de passage comptent parmi les victimes comme nous l’apprend le Journal du Commerce : « M. C. Eugène, cultivateur, du hameau d’Orly (Albens), s’était rendu à Cognin. C’est à son retour, accompagné de son fils, en traversant Chambéry qu’il a été atteint par un éclat de bombe. Monsieur C, ancien combattant de la guerre de 1914-18, était très estimé ». Quant au nœud ferroviaire qui était la cible véritable, les dégâts sont importants mais pas à la hauteur de « l’investissement ». On trouve dans un article de « Rail Savoie » les précisions suivantes : « Les installations ainsi que les locomotives présentes sont fortement endommagées, surtout au niveau du dépôt. Sur 54 locomotives présentes, 24 électriques et 15 vapeurs sont détruites ».
« Durant tout le printemps, on dormit mal dans les villes de Savoie » écrit A. Palluel-Guillard dans « La Savoie de la Révolution à nos jours ». Dans la presse, les bonnes attitudes en cas d’alerte sont régulièrement rappelées. « En raison des graves évènements qui se sont produits à Chambéry et en Maurienne » lit-on dans un numéro du « Petit Savoyard » du mois de juin, « la population doit prendre diverses mesures : ouvrir les fenêtres et les portes intérieures des appartements…S’assurer que l’on a préalablement muni ses poches ou son sac à main d’un peu d’argent, de ses cartes d’alimentation et surtout pièces d’identité. Les valises (une par personne) doivent toujours être prêtes, car ce n’est pas au moment de l’alerte qu’il faut songer à les préparer… Tout ce qui précède étant fait, on peut gagner rapidement l’abri ou se disperser dans la campagne, mais en s’éloignant des voies ferrées et des routes nationales ».
Le bombardement de Saint-Michel le dimanche 4 juin, qui fit quatre victimes et 150 maisons détruites, compte parmi les derniers bombardements de la guerre en Savoie. La presse insiste sur le côté « sacrilège » de l’opération « au moment où se célébrait la cérémonie de Première Communion » mais précise que « le nombre des victimes est minime en raison des précautions prises par la population ».
Dans la foulée des débarquements de Normandie puis de Provence, les populations civiles se trouvent prises dans la furie des combats. Massacres perpétrés par l’occupant allemand aux abois, exécutions sommaires et vengeances qu’occasionne la guerre « Franco-française » allongent la liste du martyrologue des Savoyards. « Au total, en Savoie », peut-on lire dans Rail Savoie, « les combats et les bombardements coûtent la vie de 1632 personnes, 4070 personnes sont sinistrées suite aux incendies et 7200 suite aux bombardements des alliés ».
Fin 1945, quand l’heure des comptes démographiques sonne, un constat s’impose : à l’image du pays, la Savoie est certes un champ de ruines (destructions urbaines, communications détruites) mais sa population est entrée dans une phase dynamique qui parviendra à rapidement effacer ses pertes humaines à l’inverse de ce qui s’était passé après la terrible saignée de la Grande Guerre.
Jean-Louis Hebrard
Être jeune sous Vichy : les chantiers de jeunesse
Officialisés par la loi du 31 juillet 1940, les chantiers de jeunesse sont un service civil obligatoire, venant remplacer la conscription militaire supprimée et mobilisant durant une période de huit mois les jeunes Français de 20 ans. Souvent installés en pleine nature, au « vert », ils conservent une organisation « quasi militaire » qui va laisser des souvenirs variés auprès des classes 41 et 42. Sous la direction du général de La Porte Du Theil, son fondateur, les chantiers couvrent tout l’espace de la zone libre qui est découpé en six provinces dont celle « Alpes-Jura » qui nous concerne. La province comprend un certain nombre de groupements numérotés comprenant entre 1500 et 2000 hommes parmi lesquels le groupement n°7 basé à Rumilly et le n°8 installé au Châtelard.
Entreprise politique et idéologique, les chantiers doivent participer à la formation morale et physique selon Vichy. Créé en septembre 1940, le groupement du Châtelard a pour nom « La relève » et pour devise « France Debout ». Il compte onze groupes dont tous les noms font référence à de grandes figures de l’histoire de France censées affermir le moral de la jeunesse et pousser au dépassement : Lyautey, Roland, Bayard, Mermoz, Guyemer, Charcot… C’est par la correspondance, objet d’une intense surveillance, que l’on peut se faire une idée du ressenti de la jeunesse. L’historien Yves Bravard dans son ouvrage « Les Savoyards et Vichy » donne des extraits de ces correspondances dont cette carte postale écrite en juillet 1941 dans un des groupes du Châtelard : « Tu me demandes des détails sur les chantiers. J’aurais des milliers de choses à te dire : le principe des chantiers pourrait être le principe d’une rénovation de la France ; en fait, ils sont entre de très mauvaises mains… Au lieu de faire des choses passionnantes, la bonne volonté des types est usée par des mesquineries d’une discipline quotidienne, tatillonne et insupportable. À côté de ça, les jeunes voient certains chefs qui ne font rien, sinon les commander, mais s’envoient des gueuletons et des permissions… ».
Le côté très militaire de la vie des chantiers est l’objet de bien des réserves. Dans une missive adressée à ses parents, un jeune du groupement de Rumilly relate son arrivée : « depuis la piqûre qu’on a eu avant-hier on a presque rien fait ; aujourd’hui on a fait un peu de marche et on a eu inspection des costumes et du paquetage. J’ai retrouvé plusieurs copains… on va tous dans le même camp ». A-t-il été affecté au camp « La Remonte » ? Si tel a été le cas, il va falloir que ses copains et lui-même apprécient la vie au grand air et les travaux de bûcheronnage comme le donne à voir cette carte postale du chantier de Rumilly, sous-titrée « En forêt, l’abattage des arbres ».
Les éditions Cuisenier à Lyon se sont spécialisées dans la réalisation de livrets photographiques présentant les différents chantiers de jeunesse. Dans celui concernant le groupement du Châtelard on découvre une coupe réalisée au col des prés. Les hommes sont pris en photo devant les énormes stocks de bois qu’ils ont descendus des hauteurs environnantes. Les hommes du groupement de Rumilly sont à la fin de l’abattage, maniant la cognée, ébranchant. L’effort doit être intense car beaucoup ont tombé la veste pour travailler plus à l’aise. Ce bois destiné ensuite à la fabrication du charbon de bois servira à l’alimentation des gazogènes dont nous avons parlé dans un article précédent. Les groupes du Chantier « Le Fier » de Rumilly portent tous des noms qui « fleurent bon » la vie au grand air : Grand Nord, Hurlevent, La Remonte, Le Dru, Sur le Rocher. Ils sont installés pour la plupart sur les pentes du Clergeon qui conservent encore, pour ceux qui savent les retrouver, des vestiges des travaux réalisés par ces jeunes hommes. C’est le cas d’un réservoir situé du côté des Chavannes comportant une plaque de béton de petite dimension (45/90 cm) arborant l’insigne du groupement n°7 et la date de sa réalisation en juillet 1941.
On est en droit d’imaginer que l’alimentation devait être à la hauteur des efforts physiques fournis. Un article de l’Almanach de la légion (année 1942) contient ce bilan peu rassurant sur l’état de santé des jeunes sortants des chantiers : « La santé physique n’est pas en moins bon état : les trois quarts des jeunes hommes ont augmenté de poids ». Ces chanceux ont dû appliquer le système débrouille que relate ce jeune dans un courrier à la famille : « Voilà, je me suis planqué. Je suis commis au magasin de ravitaillement, donc je me ravitaille… Pour le pinard, ça va mieux, je vais aux cuisines quand j’ai soif… Enfin, je crois que maintenant je suis sorti du trou et j’espère que la planque durera ». Quant aux autres ils connaissent le sort commun de ceux qui rapportent en 1941 que « la nourriture est de plus en plus défectueuse, le pain que nous mangeons maintenant est immangeable ».
Ces jeunes des chantiers sont rassemblés par milliers lors des nombreux déplacements qu’effectue le chef de l’État tout au long des années 1941/42. Le « Nouvelliste » de Lyon consacre un numéro spécial à la venue de Pétain en Savoie, les 22 et 23 septembre 1941. Cinq photographies illustrent la page réservée à son passage à Rumilly avec ce commentaire : « Le Maréchal reçoit l’hommage enthousiaste de la population paysanne et le salut discipliné des jeunes des chantiers ». Au garde à vous, écoutant « les consignes du Maréchal », ils n’ont pas du pouvoir parler de leurs difficultés à vivre dans les chantiers, des questions de nourriture. Pourtant, il fut un temps où, selon la légende, Pétain s’occupait du rata du soldat. Les temps ont changé. Le contenu d’une carte postale écrite à propos du passage de Pétain à Grenoble six mois auparavant est plus révélatrice : « Mardi 18 mars toute l’équipe est allée à Grenoble afin de prendre part au défilé devant le Maréchal Pétain, une vraie corvée… J’ai vu le Maréchal Pétain d’assez près… Il n’y avait pas d’enthousiasme. » (texte cité par Yves Bravard).
Bientôt les nuages de 1943 vont obscurcir l’avenir de la jeunesse avec trois lettres porteuses de nouvelles servitudes : STO. Le temps des réserves critiques allait céder la place à celui des réfractaires.
Jean-Louis Hebrard
Être jeune sous Vichy : chantiers et autres organismes
La politique du gouvernement de Vichy se caractérise par un intérêt tout particulier vis-à-vis de la jeunesse qui est soumise à une intense propagande visant à en faire le symbole de la France nouvelle. L’aspect le plus connu aujourd’hui reste la création des Chantiers de Jeunesse mais il ne faut pas oublier non plus la mobilisation des instances sportives. Pour cette jeunesse sous surveillance, il y a aussi le plaisir de pouvoir se retrouver dans les organisations catholiques créées avant la période de Vichy, comme la JAC (Jeunesse Agricole Catholique) et son pendant féminin la JACF. Nous allons voir, à partir des articles relevés dans le Journal du Commerce tous ces organismes à l’œuvre entre 1940 et 1942. Par la suite, la conjoncture politique et militaire devenant plus tendue nous sommes moins en mesure de suivre leurs actions auprès de la jeunesse.
Dans la France de l’époque, les jeunes sont fortement incités à faire du sport. C’est une tendance qui s’est mise en place dès les années 30 mais qui prend de l’importance après la défaite de 1940. Il faut préserver nos jeunes, affirme le pétainisme, « de ces causes de dégradation de leurs énergies » en leur insufflant « le goût de l’effort ». C’est la tâche qui est assignée dès sa création en juillet 1940 au Commissariat général à l’éducation générale et sportive avec à sa tête le célèbre joueur de tennis Jean Borotra. La « sportivisation de la société vichyste », comme l’écrit l’historien Christophe Pécout, dans « Le sport dans la France du gouvernement de Vichy » (consultable en ligne) se manifeste à travers l’importance accordée à l’obtention du brevet sportif. Le Journal du Commerce en 1941 consacre plusieurs articles aux épreuves qui se déroulent à Albens. Dès les mois de mai/juin on invite les jeunes à s’entraîner : « Tous les jeunes gens et jeunes filles du canton qui désirent passer les épreuves du Brevet sportif national sont priés d’assister aux séances d’entraînement qui ont lieu chaque semaine : mardi, jeudi et vendredi à 20h45 ». L’entraînement se déroule sur le terrain du champ de foire où les candidats sont pris en main par le moniteur de l’Union Sportive d’Albens.
Après deux mois d’entraînement soutenu, le temps des épreuves est venu : « Nous rappelons que dimanche 3 août à partir de 15h, se dérouleront sur le terrain du Champ de Foire les épreuves du brevet sportif national. Nous sommes persuadés qu’un nombreux public assistera à cette manifestation ». Ces épreuves donnent lieu à une véritable cérémonie officielle en présence des « autorités ». Sont présents, bien en place sur le champ de foire aménagé pour l’occasion, le maire d’Albens, le directeur des écoles, le vice-président de la légion. Sont aussi venus honorer « cette solennité sportive, Mme la Doctoresse, M. l’abbé, des membres de la municipalité, le chef de Brigade de Gendarmerie, le président de l’Union Sportive Albanaise », détaille le Journal du Commerce. À 15 heures, les quatre-vingt-six candidats « alignés sur le champ de foire … répondent à l’appel de leur nom. Puis, les couleurs sont hissées, pendant que retentit la sonnerie au drapeau ». Les épreuves terminées, vient le temps des remerciements officiels et du vin d’honneur puis celui du palmarès : « Sur 86 candidats présentés, 10 furent éliminés. Cette journée sportive laissera à tous un profond souvenir et un encouragement pour le développement physique des enfants… comme le veut le Maréchal Pétain ». Le sport est un devoir pour une jeunesse bien prise en main. Le gouvernement de Vichy décide souverainement ce qui est bon pour elle et ce qui ne l’est pas comme se sera le cas pour le foot. Nombreuses sont alors les rencontres organisées dans la région. Celles qui se déroulent à Albens, le dimanche 22 juin 1941 retiennent l’attention. Dans le Journal du Commerce est d’abord annoncée la rencontre qui opposera « l’Union Sportive d’Albens à l’équipe l’Espoir du Camp de Jeunesse de Rumilly ». La rencontre qui suit est plus étonnante puisque « pour la première fois un match féminin … opposera les Cyclamens de Rumilly aux Bleuets d’Annecy ». L’annonce se conclue par une appréciation bien dans l’air du temps parlant d’une « manifestation sportive qui ne manquera ni de charme ni d’intérêt ».
Il est à supposer que cette première rencontre dut être la dernière puisque le régime de Vichy allait interdire le foot féminin fin 1941.

Pour cette jeunesse qui vit alors sous le contrôle constant et étroit des adultes, il existe aussi les organismes de l’Action catholique qui proposent de nombreuses activités et occasions de s’investir. Depuis la fin des années 30, les organisations agricoles et ouvrières ont pris de l’importance dans tout l’Albanais. À Rumilly, on trouve la Jeunesse Ouvrière Catholique et dans les environs plus ruraux, la Jeunesse Agricole Catholique et son correspondant féminin la JACF. Voyez ces jeunes filles de la JACF locale qui posent en 1941 devant l’église d’Albens. Elles sont une trentaine portant la tenue des jacistes, béret noir, corsage blanc, jupe foncée, cravate avec l’insigne du mouvement. Bien au centre de la photographie, à l’arrière, on distingue le fanion. Adolescentes ou jeunes filles plus âgées, elles entourent une jeune femme en tenue de ville. Pourrait-il s’agir de Philomène Rogès, active formatrice du mouvement ? Serait-elle venue, à la demande de l’abbé Floret (à droite du cliché) pour guider le tout nouveau groupe jaciste d’Albens ?
C’est un engagement exigeant de la part de ces jeunes filles qui voient là une possibilité de rompre avec le cafard du dimanche après-midi mais surtout, en se formant collectivement, de pouvoir « s’affirmer » à travers d’innombrables activités, fêtes et actions. L’historien Christian Sorrel, dans son ouvrage « Les catholiques savoyards », rapporte cette très parlante remarque de Philomène Rogès : « Dans ce milieu clos qu’était le monde rural, ce fut une révolution ». On peut s’en persuader à la lecture de la devise des jacistes d’Albens : « Fières, Fortes, Joyeuses, Conquérantes ». En octobre 1941, un article du Journal du Commerce annonce qu’à « l’occasion de son entrée dans le mouvement national les groupes de jeunesse JAC et JACF organisent pour dimanche 26 octobre une grande fête ». Ce court texte est l’occasion de voir dans quel contexte va se dérouler cette « Fête de la Jeunesse » et comment les jeunes peuvent prendre certaines actions en main. Dans la première partie de la journée, l’Église et les autorités vont cordonner les cérémonies comme le précise le journal : « Dimanche à 9h45 place de L’Église, salut aux Couleurs, suivi à 10 heures de la messe des Paysans avec offrande des fruits de la terre ». On conserve quelques clichés donnant à voir la cérémonie au drapeau devant l’église ainsi que l’offrande des fruits de la terre. Sur l’un d’eux, quatre garçons de la JAC portent gaillardement sur leurs épaules un brancard sur lequel a été posée une charrue.
Pour le reste de la journée, les jeunes vont reprendre la main en organisant réunion et spectacle : « À 14h30 au Foyer une grande réunion rassemblera particulièrement la Jeunesse du Canton et des environs. Cette réunion sera constituée par une série de tableaux vivants des chants et des danses dans lesquels les Jacistes feront passer tout leur idéal et leur programme ». On voit là tout ce que ce mouvement apporte de nouveaux auprès d’une jeunesse rurale en lui donnant l’occasion de s’exprimer à travers des pièces de théâtre, des scénettes, des danses et des chants. Un cliché publié par l’historien Christian Sorrel dans son ouvrage nous montre « une danse jaciste à Massingy en 1942 ». Les jeunes s’inspirent aussi de brochures du type « Cent jeux pour les veillées » pour nourrir leurs animations. On y propose des jeux d’adresse, d’observation mais aussi des sujets de petites pièces à jouer comme Jeanne d’Arc et ses voix, Napoléon au pont d’Arcole, le serment des Horaces.
Cette jeunesse qui connaît un encadrement permanent dans ses loisirs comme dans la pratique du sport va devoir aussi répondre à l’appel obligatoire des chantiers de la jeunesse. Elle va y être soumise à un conditionnement orchestré par le gouvernement de Vichy comme on peut le lire dans un almanach de 1942 : « Les Chantiers sont devenus l’un des éléments essentiels de la Révolution Nationale en ce qu’ils insufflent à la Jeunesse de France l’esprit nouveau qui procurera le relèvement de la Patrie ». Une prise en main qui sera abordée dans un prochain article.
Jean-Louis Hebrard
Le temps des tickets de rationnement
Depuis quelques années, les légumes d’antan font leur retour. Topinambours, rutabagas et autres légumes oubliés sont devenus les vedettes des médias. « Recette de gratin de rutabagas et topinambours allégé, facile et rapide à réaliser, goûteuse et diététique », tel est le titre d’accroche d’un site de cuisine sur internet. La radio et la télévision ont aussi emboîté le pas avec des sujets comme « Topinambours et rutabagas : le retour des légumes oubliés » ou encore « De l’oubli aux tables des restos : le retour des légumes anciens ».
Les générations nées après 1945 ont du mal à réaliser aujourd’hui à quel point ces légumes peuvent conserver une image négative dans la mémoire des anciens, de tous ceux qui ont connu entre 1940 et 1945 le temps des privations.
Dans un livre sur « La France de Munich à la Libération », l’historien Jean-Pierre Azéma intitule un chapitre « Au ras des rutabagas » dans lequel il rappelle que ce légume « qui ne tenait pas au ventre mais dont les consommateurs urbains eurent pourtant une indigestion pour leur vie durant » était alors le pilier d’une « gastronomie du maigre ».
C’est que depuis la défaite de 1940 et les terribles conditions de l’armistice, le problème de la nourriture est devenu une préoccupation quotidienne.
En Savoie comme dans toute la zone dite « libre » on passe rapidement de l’abondance à la pénurie du fait de l’interruption des échanges traditionnels, du blocus anglais et surtout des prélèvements de l’occupant. Pour s’adapter à cette nouvelle situation, l’État français s’appuyant sur les services du « Ravitaillement général » réglemente la consommation, organise le rationnement : dès septembre 1940, le pain, le sucre et les pâtes sont concernés ; suivent à l’automne presque toutes les denrées alimentaires, mais aussi les vêtements, les chaussures, le savon, les matières grasses, le charbon… La valse des cartes avec leurs tickets de toutes les couleurs débutait et allait conditionner la consommation pour des années. En cas de perte de ce précieux sésame, il ne reste plus qu’à lancer un appel dans la presse et à compter sur la probité des personnes. C’est ce que l’on peut lire en juin 1941 dans un encart du Journal du Commerce « Il a été PERDU entre les communes de Thusy, Hauteville et Rumilly, une CARTE d’ALIMENTATION au nom de M. LENCLOS Robert – La rapporter contre récompense au Café de la Gare à Hauteville-sur-Fier ».
Lire attentivement la presse permet de ne pas être le dernier à apprendre que tel ou tel produit va être disponible ou que les cartes qui permettent son obtention viennent d’arriver. « Les familles qui n’ont pas reçu la carte supplémentaire de savon pour enfant de moins de trois ans », lit-on dans le Journal du Commerce du 16 mars 1941, « sont priés de la retirer à la Mairie au plus tôt ». Cette information ne concerne que les familles ayant des enfants en bas âge. En effet, toutes les attributions de produits alimentaires ou autres variaient alors en fonction des onze catégories entre lesquelles étaient répartis Français et Françaises qui sont symbolisées par des lettres. L’annonce du journal pour la carte de savon concerne la catégorie E (enfants de moins de trois ans). Les anciens de plus de 70 ans forment la catégorie V. Ce sont les catégories concernant les jeunes qui restent encore dans les mémoires, les J (dont les J3 de 13 à 21 ans). Les adultes de 21 à 70 ans constituent la catégorie A à l’intérieur de laquelle les travailleurs de force et les femmes enceintes avaient droit à des rations supplémentaires.
Des rations qui permettent alors d’avoir « la ligne haricot » sans difficulté. En 1941, la ration de pain quotidienne varie de 200 grammes pour les personnes âgées et les jeunes enfants à 275 grammes pour les adultes, seuls les jeunes gens et les travailleurs de force bénéficient de 350 grammes. « Comme ravitaillement », écrivent les Clerc-Renaud à leurs cousins, « on touche 40 grammes d’huile, 50 grammes de beurre par mois, 120 grammes de viande par semaine ».
Partout on a appris à faire la queue en arrivant au bon moment, ni trop tôt ni surtout trop tard.
La ménagère doit déployer des trésors d’ingéniosité pour faire bouillir la marmite. On n’est pas en reste pour lui prodiguer conseils et recettes afin de lui permettre de « cuisiner avec rien ». Les soupes et potages sans pommes de terre font l’objet de nombreuses recettes : potages aux miettes de pain, potages à la farine grillée, potages aux boulettes. Les herbes aromatiques sont très sollicitées. « Le thym et le laurier », lit-on dans un livre de cuisine, « doivent être de toutes vos cuissons. L’absence de beurre en sera moins sensible aux convives ». Le même ouvrage aborde aussi le remplacement des corps gras dans la mayonnaise en utilisant de la fécule ou en l’additionnant de toutes sortes de sauces, en particulier d’oignons crus ou cuits, de piments, de tomates. Fini le gaspillage, on coupe en fine tranche, on utilise les moindre épluchures et particulièrement celles des très rares pommes de terre. « Quand je pense à la guerre », raconte aujourd’hui une personne qui avait alors cinq ans, « il m’arrive de regarder le livre de recettes de ma mère. Qu’y vois-je : fabrication de savon, conservation des œufs dans des toupines avec du silicate de soude, des galettes avec de la farine et de l’eau ».
La viande est aussi une denrée difficile à se procurer. Dès 1941, le Journal du Commerce fait passer cette information : « La clientèle des bouchers et charcutiers du canton d’Albens est informée que les inscriptions se feront chaque mois avant le 10. Prière d’apporter les cartes de viande pour enlever la vignette qui assurera le contrôle. Passé ce délai, les consommateurs auront des difficultés pour s’approvisionner. Les consommateurs ont le libre choix de leurs boucher et charcutier ». Pour palier au manque, il reste l’élevage des poules et des lapins que l’on pratique dans un coin de son jardin lorsqu’on en possède. Mais il faut alors bien surveiller son cheptel car les vols se multiplient. « À une cadence qui est loin d’aller en ralentissant », lit-on dans le Journal du Commerce, « les vols de poules et de lapins se succèdent dans la région. Dernièrement, ce fut un cultivateur du hameau de Saint-Girod, monsieur P. David, qui eut un matin la désagréable surprise de constater que trois de ses lapins avaient disparu. N’ayant aucun soupçon, monsieur P. déposa plainte contre inconnu ».
Reste le système D, c’est-à-dire le marché noir et ses filières plus ou moins bonnes. On le voit apparaître dans la presse, au détour de petits articles comme celui-ci qui rapporte une arrestation en gare d’Aix-les-Bains en 1941 : « Au cours d’une surveillance exercée en gare, les gendarmes de notre ville eurent leur attention attirée par un jeune homme qui avait de la peine à porter une valise aux dimensions respectables. Justement intrigué, le chef invita le jeune homme à lui exhiber le contenu de la valise. Quelle ne fut pas la surprise du gendarme en découvrant, au lieu et place de linge, deux jambons ». L’aventure du jeune homme se terminera d’une autre façon que celle relatée dans « La traversée de Paris ». Par delà les images véhiculées par les films des années d’après guerre, c’est bien l’économie de pénurie avec ses tickets de rationnement qui reste parmi les marqueurs forts de cette sombre période.
Jean-Louis Hebrard
Le dessèchement des marais d’Albens : engins et gros travaux
Lorsque le chantier de chômage a terminé son travail en 1942, ce sont deux grosses entreprises qui prennent la relève. Josette Reynaud, dans son article de la RGA précise : « Depuis cette époque le chômage a disparu, et l’œuvre a été continuée par la société SETAL avec deux pelles mécaniques ». Pourquoi cette géographe parle-t-elle de disparition du chômage en 1943 ? C’est sans doute à cause des changements politiques et militaires qui affectent alors la France. En effet, dès novembre 1942, la zone sud est occupée par les Allemands qui permettent à leurs alliés italiens d’étendre leur contrôle sur la partie alpine de Nantua à Avignon et Menton. Puis, en février 1943, c’est le STO (Service du Travail Obligatoire) qui ponctionne la main d’œuvre française au profit du Reich. Plus question d’employer les chômeurs pour les grands travaux de la zone sud. Le temps des entreprises et de leurs moyens mécaniques sonne alors.
Ce sont d’abord les pelles mécaniques de la société SETAL d’Agde qui entrent en action. Elles réalisent la régularisation et le creusement de la Deisse. Le cours d’eau va être calibré, son lit redressé (fini les obstacles et les méandres). Les berges sont relevées, leur sommet compacté pour supporter un chemin de circulation et faire fonction de digue.
On possède des clichés montrant les engins de la SETAL. Ce sont des pelles électriques qu’emploie l’entreprise. On distingue bien à l’arrière de la machine une sorte de pylône et de potence supportant sans doute le câble d’alimentation. Le godet de la machine et son bras sont dimensionnés pour pouvoir creuser en profondeur et remuer un gros cubage de terre et d’alluvions depuis la berge. Ces clichés pourraient avoir été réalisés durant l’hiver 1942/1943 au bord de la Deisse. Dans un couvert forestier qui n’a pas encore retrouvé son feuillage, un travailleur chaudement vêtu s’assure de la conformité du travail en vérifiant que la pente de la rivière suive bien la déclivité voulue (1 mm par mètre).
L’entreprise Léon Grosse d’Aix-les-Bains entreprend dans le même temps la réalisation d’ouvrages en béton.
On retrouve aux Archives départementales de la Savoie les plans des ouvrages qu’elle a conçus : d’une part les bassins de décantation, d’autre part les ponts. Tous ces ouvrages sont aujourd’hui visibles entre Albens et Braille. Leur structure en béton, leur taille rendent facile leur repérage. Parmi les trois bassins de décantation, celui d’Albens, installé à côté du terrain de foot est le plus grand. D’un volume de 150 m3 environ, placé au droit de la rupture de pente, il a pour fonction de retenir les matériaux arrachés par l’Albenche dans son cours supérieur. C’est en période de crue que l’on peut aujourd’hui se rendre compte de la fonctionnalité de l’ouvrage.
Deux autres bassins, plus petits, sont visibles, l’un sur le ruisseau de Gorsy entre Albens et Saint-Girod, l’autre sur le ruisseau de Pégis à Braille. Par leur action, ils contribuent à briser la force du courant quand les torrents sont en crue et à diminuer la charge alluviale arrivant dans la Deisse.
L’entreprise construit aussi une dizaine de ponts sur la rivière et ses affluents entre l’étang de Crosagny et le pont d’Orly en aval. Ces ponts participent alors à l’élaboration d’un réseau routier agricole, contribuant à la mise en culture des terres asséchées.
De nombreux essais ont été tentés dès 1942. Josette Reynaud en dresse l’inventaire dans son article : « Un premier essai de culture a été tenté par la SNCF qui proposa aux cultivateurs la cession gratuite des terrains pour quelque temps en échange de la mise en culture ; elle prend en charge le défonçage ; le feutrage végétal nécessite des labours de 60 cm de profondeur pour arriver aux bons terrains d’argile et calcaire ; en échange elle recueille les produits pendant trois ans. En 1943 la SNCF a occupé ainsi 30 hectares, et pour l’année suivante elle se propose d’en utiliser une centaine plantée en pommes de terre et cultures maraîchères pour le ravitaillement des employés. Déjà en 1942 le chantier rural avait tenté cette expérience sur 5 hectares, et si la première récolte avait été plutôt déficitaire, il n’en pas été de même de la seconde, surtout si l’on prend la précaution d’apporter de la chaux ».
À la Libération, il restait à réaliser le remembrement et la construction des chemins. Une fois ces travaux achevés, dans les années 1950, pas moins de 600 hectares seront rendus à la culture sur le bassin de la Deisse. Ainsi, les immenses marais qui rendaient autrefois le climat albanais malsain avec « ses brouillards si nuisibles aux cultures délicates, arbres fruitiers, vigne et même blé » ne seront plus qu’un mauvais souvenir.
Il faudra attendre la sortie du XXème siècle et la montée des préoccupations environnementales, pour que le regard porté sur les zones humides, devenues réserves de biodiversité, devienne positif.
Jean-Louis Hebrard
Conférence : Les gorges du Sierroz, 250 ans d’histoire
Kronos vous invite à la conférence « Les gorges du Sierroz, 250 d’histoire », présentée par Sébastien Pomini.
Elle aura lieu le vendredi 31 janvier à 20h, à l’espace Patrimoine Kronos (177 rue du Mont Blanc, Albens Entrelac).
Entrée libre et gratuite (sous réserve de place, réservation conseillée en nous contactant)
Kronos installe une nouvelle exposition au « Rendez-vous »
Après l’intérêt rencontré auprès du public par l’exposition consacrée à l’archéologie, c’est un nouveau thème qui est abordé par l’exposition « Albens, dix clichés des années 1900 ». Merci à Hervé qui met à disposition la grande salle de son restaurant le « Rendez-vous » à Albens. Visiteurs et clients pourront ainsi découvrir quelques grands moments de la vie d’autrefois : fanfare, procession, halte de militaires, vie de la gare… Une exposition dont l’inauguration aura lieu le 17 décembre à 17h.

Un stand Kronos au marché de Noël d’Albens
Encore une fois, l’association d’histoire Kronos présentait aux nombreux visiteurs du marché de Noël ses dernières publications. Bien installés dans la salle du jeu de boules, dans une ambiance chaleureuse, les membres de l’association ont échangé avec tous les curieux et amateurs du passé local. Ils en ont profité pour dévoiler les grandes lignes du prochain numéro de la revue et rappeler à tous ceux qui sont connectés leur site. Une belle journée.

À l’école : premier salut aux couleurs
Six mois déjà que le maréchal Pétain, à la tête de l’État français, dirige depuis Vichy la zone libre. Sa politique dite de la « Révolution nationale » cherche à susciter l’adhésion au régime de diverses composantes de la population, anciens combattants, travailleurs de la terre et bien sûr la jeunesse dont on va soigneusement contrôler l’éducation.

C’est ainsi qu’au début de l’année 1941, à Albens comme dans toute la zone libre, le salut aux couleurs devient une pratique régulière dans les écoles. Cette cérémonie « simple et touchante, » lit-on dans le Journal du Commerce du 15 février 1941, « s’est déroulée lundi dans la cour des écoles à l’occasion du premier salut aux couleurs ». Un photographe a saisi le moment des discours juste avant qu’un élève, au pied du mât, ne hisse le drapeau tricolore. Les grandes fenêtres des classes sont visibles au fond et dans la cour de récréation où se déroule la cérémonie, les arbres n’ont pas encore leurs feuilles.

Deux groupes occupent l’espace au premier plan : à gauche les scolaires avec leurs enseignants et à droite, derrière le porte-drapeau, disposés en rangs, têtes découvertes, les anciens du village avec les autorités. C’est ce que l’on peut lire dans le Journal du Commerce, où précise le rédacteur : « à l’heure de la classe du matin, tous les enfants avec leurs maîtres et maîtresses étaient rassemblés autour du mât ainsi que la municipalité et la Légion des Combattants ». Ce dernier apporte bien d’autres informations sur la cérémonie, notamment sur le message à l’adresse des élèves et sur le caractère solennel donné à ce premier lever des couleurs : « Le président de la Légion s’adressant aux enfants, dans une éloquente allocution dégagea le sens de cette manifestation et leur demanda de collaborer, par leur travail et leur discipline au relèvement de la France. Une sonnerie de clairons retentit et un élève hisse le drapeau au sommet du mât. À la demande du Président de la Légion une minute de silence est observée ».
Yves Bravard, dans un ouvrage sur « Les savoyards et Vichy » a publié un cliché d’une cérémonie semblable à l’école communale de Saint-Pierre d’Albigny.

La Légion des Combattants, création récente du régime de Vichy est avant tout pour le chef de l’État, une « courroie de transmission » destinée à diffuser son message et à faire appliquer sa doctrine. Surnommée par certains « les yeux et les oreilles du Maréchal », la légion va en être surtout « la bouche » dont l’action de propagande civique cherche à communiquer aux Français le « culte des valeurs nationales ». Le chef de la Légion des combattants d’Albens ne demande-t-il pas aux enfants de contribuer au relèvement de la France par leur travail assidu dans la plus grande discipline.
Un réseau serré de sections communales, d’unions départementales puis à partir de 1941 d’unions provinciales permet à la Légion d’être partout présente dans la zone libre. Elle rencontre souvent un écho immédiat écrit Yves Bravard dans son ouvrage, « particulièrement en Savoie, territoire convoité par l’ennemi italien et qui aspirait à participer à une renaissance morale dont on lui vendait les lendemains ». Elle va connaître un certain succès en 1940-41 sous la direction de Léon Costa de Beauregard avant que son évolution vers les horizons plus tragiques de la Milice n’amenuise ses effectifs.
Lors de fréquents rassemblements cantonaux, Costa de Beauregard rencontre les sections communales auprès desquelles il expose longuement le but de la Légion. C’est le cas le 4 mai 1941 lors de sa venue à Albens dont un article du Journal du Commerce nous donne un long compte rendu. Sur la place de l’Église ont été rassemblés la fanfare de La Biolle avec des éléments de la fanfare d’Albens que renforcent les clairons et les tambours des sapeurs-pompiers. Ils vont exécuter durant les cérémonies devant l’église puis au cimetière : les Allobroges, la Marseillaise et diverses sonneries. Près de 500 légionnaires des sections locales se massent aussi sur la place. Avec la population et les enfants des écoles, ils vont assister à l’arrivée de Costa de Beauregard vers 15h. La triple finalité de cette venue ressort bien de l’article de presse. C’est d’abord les honneurs rendus à un combattant de 1940 avec « la lecture de l’élogieuse citation et la remise de la médaille militaire et de la Croix de Guerre à un grand mutilé de guerre. » Puis, c’est le déplacement au cimetière avec dépôt d’une gerbe au monument aux morts où « après la minute de silence a lieu l’émouvante prestation de serment. » Enfin, écrit le journaliste « cette journée trouve son apothéose en même temps que sa signification la plus profonde dans la réunion qui a lieu salle du foyer où M. Costa de Beauregard expose le but de la Légion. Celui-ci le fait de façon paternelle et l’auditoire est conquis par sa simplicité et sa bonté. Son exposé fut vivement applaudi et lorsqu’il termine une ovation monta de toute la salle. La foule acclama le Maréchal, la Savoie et le Chef aimé de la Légion de Savoie. »

Comme l’écrit l’auteur de l’article « cette belle et réconfortante journée ne s’oubliera pas. » On peut supposer qu’elle avait surtout marqué les enfants des écoles. Dans le cas contraire, la Légion pourrait leur proposer des sujets de « devoirs patriotiques » en vue du concours qu’elle organisait alors auprès des écoles.
Jean-Louis Hebrard