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Balade autour de Crosagny

Quelle vue superbe ! Après la rude montée de La Biolle, ma voiture semble s’envoler vers cette large plaine albanaise, noyée sous un magnifique soleil automnal qui fait scintiller les arbres déjà vêtus de roux.

Direction : Saint-Félix

Le vieux monsieur, rencontré il y a quelques temps, m’a bien expliqué le chemin à prendre : « Après l’église, suivre la petite route jusqu’à Mercy, petit village aux fermes empreintes d’un charme tout particulier ».
Le goudron laisse la place à un chemin empierré et là, surprise ! Ceint d’un grand rideau d’arbres, comme une femme d’un autre monde se serait drapée derrière un voile soyeux : l’étang de Crosagny. Quelle étrange beauté que cette nature sauvage, presque hostile. Me voilà donc devant cette étendue calme dont ce vieux monsieur m’a tant parlé, et avec quel engouement ! Mieux qu’aucun livre n’aurait su le faire, il m’a dépeint, avec un brin de nostalgie, un paysage, une nature et un passé à la fois merveilleux et inquiétant.

Cette nature de huit hectares, qui semble presque morte à l’aube du XXIème siècle, date de plusieurs milliers d’années. L’étang de Crosagny ainsi que celui de Beaumont, situé plus au nord, sont l’ultime vestige d’un grand lac glaciaire.

Au quaternaire, les glaciations successives ont créé un barrage morainique dans la vallée albanaise, au niveau de La Biolle. Dans la région d’Albens, un grand lac s’est constitué. Progressivement, ce lac a disparu, remblayé, laissant quelques zones humides.

Dans ces zones, sous l’influence des eaux de ruissellement, se sont accumulés des dépôts fins et imperméables. Ce milieu, mal aéré, avec une nappe d’eau quasi-permanente, progressivement colonisé par la végétation a permis une décomposition et une humidification de la matière végétale qui s’est accumulée en couches épaisses.

Les hommes ont ensuite profité de l’existence de cette zone humide naturelle pour surélever le seuil et construire deux digues de retenues d’eau, l’une à l’aval de Crosagny, l’autre à l’amont de Beaumont ; ce qui a permis le maintien artificiel d’une surface toujours en eau.
Cette surface d’eau a privilégié la formation de toute une végétation très riche et diverse dont on peut se faire une idée plus précise grâce au schéma ci-après.

L’étang offre donc toute une richesse que les hommes vont exploiter. Ils vont tirer parti de sa force qu’est l’eau mais aussi de sa nature animalière et végétale.

Les étangs et sa végétation
Les étangs et sa végétation

La toute première activité « économique » que l’on peut citer concernant les étangs se base sur la faune habitant ces lieux. Les poissons et grenouilles formaient une bonne part de la nourriture des gens vivant aux abords des étangs. Deux parchemina, l’un du XIVe et le second du XVe siècle nous apprennent que les étangs étaient soumis à un droit de pêche que les habitants versaient respectivement au Comte de Montfalcon et à des bourgeois de Chambéry, ascensateurs(1) des étangs.
Le gibier, abondant, fournissait également une part appréciable de nourriture. Si dans les siècles passés, ces animaux ont servi de base de l’alimentation des gens, ils ont agréablement, les grenouilles surtout, agrémenté les tables des restaurants aixois pendant la difficile période de la deuxième guerre.

La seconde activité que l’on peut véritablement qualifier d’économique est le moulin.
Sa création fut rendue possible grâce à la réalisation par les hommes de digues qui permettaient de maintenir un certain niveau d’eau. Ces digues, perfectionnées par un système de vannes, ont ensuite permis la construction du moulin.
On relève l’existence du moulin sur la mappe sarde de 1730.

Le moulin fonctionnait à l’origine grâce à une roue à aubes qui tournait au fil de l’eau, suivant l’intensité du courant. L’eau était alors amenée par un bief(2) détournant celle de la Deysse, juste à l’amont du moulin. Le débit en était réglé par un système de vannes constitué de planches amovibles placées en travers du lit.
À la suite d’une baisse de régime des eaux ou bien pour augmenter le rendement du moulin, la roue à aubes fut remplacée par une roue à augets. Celle-ci augmente le travail fourni par l’eau en utilisant la force de gravité. Un nouveau bief fut donc aménagé dès la sortie des étangs, utilisant la topographie naturelle afin d’amener l’eau en position surélevée.
Les meuniers possédaient le droit d’eau sur l’étang ; ils pouvaient donc dériver la quantité d’eau nécessaire au fonctionnement du moulin.

Bief alimentant en eau la roue du moulin
Bief alimentant en eau la roue du moulin

L’activité du moulin gravitait autour de deux pôles : le moulin proprement dit et le battoir.

Le battoir se trouve encore à côté du moulin, à droite de la route qui mène à Albens.
À l’origine, son mécanisme était entraîné par un câble venant de la roue du moulin. Il passait sur la roue dans une rainure et venait faire tourner la meule du battoir.
Une fièvre laborieuse et joyeuse régnait autour du battoir tandis qu’il disparaissait derrière les volutes de poussière dégagées par le battoir.
Chacun moulait son blé pour le décortiquer et produire le gruau, ingrédient de renommée pour la soupe du même nom.
On extrayait également les graines de fleurs séchées de trèfle et de luzerne pour la semence de l’année suivante.
Ce travail nécessitait une attention de tous les instants : une fois le grain déposé dans la meule, il fallait le repousser continuellement avec des petites raclettes dans le chemin de ronde. Afin d’éviter toute bousculade, chacun réservait son tour auprès du meunier qui contrôlait les allées et venues.

Alors que le battoir était utilisé par tous les paysans, le moulin restait le domaine réservé du meunier qui y régnait en maître.
Le moulin possédait deux meules ; l’une concassait le blé, l’autre, appelée « Moulin Blanc », affinait la farine.
Le rythme de la vie à Crosagny était réglé par le tic-tac du moulin. Ce bruit était provoqué par le choc d’un morceau de bois sur l’entonnoir versant le blé sur la meule.
Le blé se situait à l’étage et était versé dans un entonnoir terminé par un tiroir servant à régler le débit. Le fond de la meule possédait des rayons qui canalisaient la farine vers des godets fixés sur une sangle en mouvement, contenue dans une gaine de bois, qui montait à l’étage. Là, la farine était déversée sur une roue conique recouverte de soie de différents maillages. Elle était ainsi triée et déversée dans des tiroirs distincts. Le son était récolté à l’autre extrémité de la roue.

Roue à augets du moulin sous la neige
Roue à augets du moulin sous la neige

Lorsqu’il n’y avait plus de blé dans l’entonnoir, il ne fallait pas que les meules continuent à tourner à vide ; c’est pourquoi un système de planches, de poulies et de clapets situés sur la roue du moulin actionnait alors une cloche qui prévenait le meunier.
Le tic-tac et le son de la cloche du moulin qui rythmaient la vie à Crosagny ne devaient cesser que pendant l’été.

En effet, dès le 1er juillet, les étangs devaient être mis à sec afin de commencer la fauche de la blache. La blache, ce sont ces jeunes pousses de roseaux qui servaient de litière mais aussi, parfois, d’engrais vert.
Une fois fauchée, la blache était mise à sécher et engrangée avant la fin du mois d’août. La blache était sortie à bras, par gros tas disposés sur deux barres et chargée dans des carrioles à échelles. Pour Crosagny, la mise à sec concernait essentiellement l’étang des Bernardines, moins profond que le reste de l’étang et séparé par une sorte de digue.
On coupait également la grande blache qui servait de matériau de rempaillage.

Mais le moulin et la blache n’étaient pas les seules activités que l’on peut recenser en ce qui concerne les étangs. Ils formaient également une base de loisirs importante.

Outre la pêche, la chasse, les grenouilles, les étangs de Crosagny étaient un lieu privilégié de rencontres et d’aventures pour les jeunes des villages environnants, un lieu de promenades où les écoles emmenaient goûter les enfants.

De nombreux chemins étaient entretenus, une passerelle permettait de traverser au niveau de la digue séparant les deux étangs.
Une guinguette s’était même installée à cet endroit, louait des barques et vendait de la friture.
Mais, on apprenait également à nager, et l’hiver à patiner. L’hiver, l’étang gelé était l’objet d’une animation toute particulière. La blache ayant été coupée, la surface de la glace était lisse et homogène. Les jeunes gens et jeunes filles en profitaient pour venir faire du patin. Ces jeunes gens, toujours soucieux de plaire aux demoiselles, avaient inventé un système très au point pour promener leurs belles sur l’étang gelé. Ils équipaient des chaises de patins et pouvaient ainsi pousser les jeunes filles sur cette surface complètement figée.
Il suffit de fermer un instant les yeux et l’on peut voir les jeunes gens patiner sur ces étangs, en se tenant la main.

La belle époque du patin à glace
La belle époque du patin à glace.

Comme cette dame, née en 1899 qui nous conte le souvenir qui lui reste de cette époque.

« Vers 1910, cet étang, vaste étendue d’eau gelée, il avait fait un froid rigoureux. Les écoliers de la commune y étaient avec leurs luges. Étaient venus se joindre à eux les jeunes filles de l’École Normale de Rumilly avec leurs patins à glace, ainsi que la cantinière du détachement militaire du 30e Régiment en garnison à Rumilly.
Toute cette jeunesse évoluait sur une épaisseur de glace de 30 centimètres ; les enfants sur leurs luges glissaient en se propulsant avec des bâtons de 25 centimètres qui avaient une pointe à une extrémité, mais souvent pris aux épaules par des patineurs serviables qui les poussaient devant eux.
Pour les personnes adultes, c’était une attraction ; elles étaient stationnées à l’entrée de l’étang, près de la cantinière qui servait des boissons chaudes aux clients qui pouvaient se le payer. Le long de l’étang près de l’arrivée, il y avait des saules, des frênes ; les branches basses avaient été aménagées en porte-manteaux.
C’étaient de bons après-midi, trop courts car la nuit arrivait vite en hiver. »

En lisant ces quelques lignes, on ne peut s’empêcher d’évoquer avec un brin de nostalgie toute une époque à jamais révolue. Aujourd’hui, toutes ces activités ont disparu ; les étangs et la nature ont repris leurs droits et ce lieu magique n’est plus maintenant qu’une végétation abandonnée qui se perd à jamais. Cette destinée tragique, à plus ou moins long terme, n’enlève en aucune façon au charme de cet endroit où tant d’enfants se sont amusés. Sans vouloir faire revivre un passé à jamais disparu, il n’en est pas moins possible d’essayer de recréer autour des étangs de Crosagny un espace de vie, de nature où l’homme pourrait de nouveau communiquer avec cette nature généreuse. Ne laissons pas mourir Crosagny…

Et la nature a repris ses droits…
Et la nature a repris ses droits…

Mylène Mouchet
Article initialement paru dans Kronos N° 4, 1989
(avec modification de la plupart des illustrations)

Lexique

1) Bief : canal de dérivation conduisant l’eau sur une roue hydraulique.
2) Ascensateur : personne possédant un droit sur un étang et qui perçoit une taxe sur l’utilisation et les produits de cet étang.

Bibliographie sommaire

« Étangs de Crosagny et Beaumont » – Préétude d’aménagement, Béatrice Quinquet – Université des Sciences et Techniques de Lille, MST / ENVAR.

Je tiens à remercier Monsieur Burdet qui m’a si gentiment accueillie et qui m’a donné de précieux renseignements.

1914 – 1918 Et les femmes pendant ce temps…

Novembre 1988 : Anniversaire de la victoire de 1918

N’aurait-on pas oublié quelqu’un ?
Cette ombre omniprésente, cette force de vie, ce combattant silencieux…

La femme !

Samedi 1er août 1914

« Nous sommes rentrées hier soir dans notre maison de campagne. Il nous a fallu quitter en hâte la vallée de Tarentaise où nous nous reposions. En hâte ? Hier la journée était si belle que les montagnes semblaient se prélasser dans la lumière comme des baigneuses dans une eau bienfaisante. Mes filles avaient cueilli des chardons bleus et des edelweiss. Le ciel était si pur et la terre si sereine qu’on ne pouvait croire à la guerre… »

Henry Bordeaux
« Histoire d’une vie »

La presse de l’époque (par exemple « Le Miroir » 1914/15/16/17/18), les nouvelles à la T.S.F., les affiches, les cartes postales sont autant d’hommages rendus au courage de nos « poilus ».

Cependant, les femmes auxquelles, dès la déclaration de la guerre, les responsables politiques lancent un appel pour « que soient terminées les récoltes et préparées celles à venir », ont relevé la tête et su oublier les malheurs du temps. Mieux que la « Wonder-Woman » de la télévision, la Française de 14-18 s’est révélée forte et capable de tout : « La France en guerre découvre sa moitié féminine. »

Monument aux morts de Termignon
Dessin E. Rouzaud

Elle nourrit la France

En Savoie, à Saint-Alban-de-Montbel, commune de Savoie qui a le plus souffert au point de vue victimes de guerre.

Témoignage (ses enfants) :
Madame Grimontet et son mari tiennent un commerce de grains. Le mari fait ses livraisons sur Chambéry en char à bœufs. L’épouse reste seule à la maison une grande partie de la journée : commerce, enfants, ménage. Un domestique engagé la vole ; de nouveau seule pour tout assurer, sans parents ni amis pour l’aider. Elle meurt à la fin de la guerre, épuisée par un travail excessif.

La guerre de 1914-1918 en quelques chiffres
  • Plus de 8 millions d’hommes mobilisés. 1 400 000 hommes tués au combat (soit 17,6% du total des hommes mobilisés). Ce qui veut dire qu’un homme sur 6 n’est pas revenu de ce conflit. Un homme sur 3 avait entre 20 et 27 ans lorsqu’il a été tué.
  • C’est aussi : 900 000 ascendants privés de leur soutien. 600 000 veuves de guerre, femmes devant assumer un drame sentimental et une vie le plus souvent difficile et, seules, être responsables de plus de 700 000 orphelins de père.
  • Allocation accordée en 1914 : 1,25 F par jour et 50 centimes par enfant ; en 1917 : 1,50 F par jour et 1 F par enfant (le kilo de pain coûte 40 centimes, le kilo de viande au moins 1,50 F).
Une famille de Valezan en Tarentaise vers 1914. Fierté de porter l’uniforme des chasseurs alpins.
D’après un cliché « Collection particulière » L’Histoire en Savoie n° 84.
À Betton-Bettonnet

Témoignage :
Après le départ de son mari pour le front, Madame Vouthier prend en main l’exploitation agricole, aidée par son beau-père. Elle abat le travail de deux hommes pour rentrer les foins, s’occuper du bétail, des vignes, du tabac, Ses quatre enfants participent à toutes les activités ; ils n’ont ni faim, ni froid mais les journées sont longues et harassantes.

Cliché « La Voix du Combattant »
Cliché « La Voix du Combattant »

La vie en campagne était rude. Il n’y avait pas le « confort moderne » dans les fermes et rien, pas le moindre robot ménager pour faciliter la vie des femmes ; pas d’eau sur l’évier, il fallait aller la chercher dehors, au puits. Pas d’électricité, uniquement des bougies, des lampes à pétrole. Une cheminée chauffait, si peu, quelques pièces, mais pas les chambres. Pour les femmes, couper, transporter et scier le bois était un travail exténuant. Les lits étaient réchauffés par des briques chaudes ou des bouillottes : « Les enfants allaient se coucher après avoir noué un vieux bas de laine autour de leur brique brûlante. » (Christian Signol : « Les menthes sauvages »).

Les moyens de communication étaient inexistants : les chevaux étant réquisitionnés pour l’armée, il ne restait que les bœufs pour labourer et tirer les charrettes ainsi que les bicyclettes pour se déplacer.
Les femmes cultivaient les champs avec des instruments rustiques qui n’avaient guère évolué depuis le Moyen-Âge : ni tracteurs, ni engrais chimiques. « On n’avait pas encore « inventé » les doryphores et le café torréfié, apparus seulement à la fin de la guerre. » (Christian Signol).

Elle élève les enfants

N’ayant pour seule compagnie que celle des vieillards, elle se bat pour assurer à ses enfants un minimum.

Carte postale et carte-lettre de F. Dénarié.
Carte postale et carte-lettre de F. Dénarié.

Témoignage : Madame François Dénarié (son fils) Chambéry.
Lorsque son mari est mobilisé, elle reste seule, à 32 ans, pour élever ses cinq enfants âgés de 10 à 1 ans. En ville, la nourriture est chère, les enfants ont faim. Madame Dénarié est repasseuse et travaille jour et nuit pour nourrir ses cinq enfants et la grand-mère. Son mari François est porté disparu en Champagne en 1916. Elle a 34 ans, son mari en avait 38. La veuve espérera toujours le retour du soldat ; même après l’armistice. Son fils se souvient d’elle, courant au-devant du facteur, le guettant, gardant espoir, puis pleurant après son départ. Elle a réussi par son courage à assurer une bonne situation à tous ses enfants dont l’un était agent technique aux Ponts et Chaussés.
Elle ne s’est jamais remariée.

Ces enfants de la guerre, amputés de leur père, obligés de le remplacer, de travailler comme des adultes, privés d’enfance, sont devenus trop tôt des hommes.

Elle fait marcher l’industrie

Chambéry. Ce sont les femmes qui font tourner les industries de la ville (usine d’aluminium). Travail pénible.

« Le plus souvent sans qualification professionnelle, elle sera quand même « mobilisée ». Dans les usines d’armement, c’est le travail des femmes qui permettra la fourniture d’armes indispensables aux combattants. » (La Voix du Combattant – novembre 88). On les appelle les « manitionettes ». On les voit même sur les toits, avec les petits savoyards qui ramonent les cheminées.

Elle soigne les plaies du corps…

L'hôpital Jules Ferry durant la Grande Guerre - D'après les Amis du Vieux Chambéry, tome XIV.
L’hôpital Jules Ferry durant la Grande Guerre – D’après les Amis du Vieux Chambéry, tome XIV.

Témoignage :
Madame P., pupille de la Nation, se souvient de son père, blessé au bras droit en 1914, à qui sa mère refaisait le pansement. Elle, cachée, assistait à ces soins. En 1915, son père était tué en Belgique (l’aumônier de son régiment était le Père Teilhard de Chardin).

Infirmières, bénévoles, les hôpitaux de Chambéry fonctionnent grâce au dévouement de ces femmes. Les jeunes filles de la haute société participent activement aux quêtes de charité et aux œuvres de bienfaisance.

… et celles du cœur

N’oublions pas le rôle joué par les « marraines de guerre » qui ont eu une influence certaine sur le moral des soldats.

Témoignage :
Madame L., pupille de la Nation, dont le père est mort en novembre 1914, épouse à 18 ans un grand mutilé de guerre, décédé en 1935 des suites de ses blessures. Elle a eu sept enfants. De la guerre, elle se souvient des hivers sans charbon, de la courses aux « nouvelles », puis de l’armistice, elle, auprès de sa mère toute de noir vêtue, de ses sœurs, de leurs pleurs.

Elle donne sa vie

Dans les territoires occupés (6% de notre pays) des « héroïnes », des vraies, pas celles de cinéma, ont souffert ou sont mortes… et ces milliers de jeunes femmes condamnées au célibat et qui ne connaîtront pas les joies de la maternité. Des vies manquées, des embryons de vie…

Témoignage :
Madame Duport, jeune mariée. Son mari part pour le front, est tué en 1914 dans les Vosges et ne connaîtra jamais sa fille. La jeune veuve de 20 ans retourne à la ferme de ses parents. Situation privilégiée car la nourriture ne manque pas mais le travail non plus. Ne s’est jamais remariée.

Affectée par le deuil et la solitude, épuisée, la femme, à la fin de la guerre, retrouvera d’autres difficultés : en ville, elle cède la place aux hommes qui reviennent de la guerre, dans les campagnes : exode rural, chute des prix du lait, du blé, dévalorisation de la terre.
Ces années de privation n’auront même pas servi à améliorer leur sort.

Carte postale d'un soldat de 14-18, d'après Paul Vincent.
Carte postale d’un soldat de 14-18, d’après Paul Vincent.

Témoignage : Madame Palmier (sa fille), Bramans.
Madame Palmier, veuve de guerre, assurait le fonctionnement d’une petite exploitation. Malgré le travail acharné, la pauvreté régnait dans cette famille où il y avait deux jeunes enfants. « On achetait uniquement du café et du sucre. On cuisait le pain une fois par mois et on le conservait dans un grenier. Il était dur comme du bois. »

Cliché « La Voix du Combattant ».
Cliché « La Voix du Combattant ».

Ces femmes-là, n’ont, pendant quatre ans, pas trouvé le temps de sourire. Pourtant l’amitié, la gentillesse des voisins et amis les ont souvent réconfortées. Tout le village « s’aidait », comme on dit chez nous, pour le bois, les foins. L’entraide et la solidarité sont les points communs à tous ces témoignages (excepté Madame Grimontet).
L’esprit de fraternité qui animait les habitants de nos villages a redonné du courage aux femmes abandonnées.

Carte postale d'un soldat de 14-18, d'après Paul Vincent.
Carte postale d’un soldat de 14-18, d’après Paul Vincent.

On parlait déjà de l’émancipation féminine, pour s’en moquer souvent. On oubliait que la femme avait quelques raisons de réclamer la reconnaissance de ses droits. Ceux-ci avaient été acquis par son courage, son patriotisme ou simplement par l’accomplissement du devoir quotidien.
Si « elle » n’avait pas été là…
Puisqu’il faut conclure, et qu’après tout je ne suis pas sûre de ce que sera la conclusion (je veux dire par là que les historiens me mettent dans l’embarras avec leur manie des chiffres. La 1re, la 2e guerre… quel est le numéro de la dernière ? Est-ce vraiment la dernière ?).
L’histoire est une longue guerre et elle est bien triste, les hommes ont tant souffert…

Je m’en tirerai donc par une pirouette et donne la parole à de plus sages que moi ;

« Les belles actions cachées sont les plus estimables. » B. Pascal.

« Quelquefois les plus petits ressorts font mouvoir les plus grandes machines. » J.P. Marat.

Odile Portier
Article initialement paru dans Kronos N° 4, 1989

Bibliographie sommaire

– Notre siècle – René Rémond – Éditions Fayard
– La Voix du Combattant
– Les Menthes Sauvages – Christian Signol
– L’Histoire en Savoie n° 84, « La Savoie 1914-1918 »
– Mémé Santerre – Serge Grafteaux
– Cartes postales d’un soldat de 14-18 de Paul Vincent – Éd. JP Gissero
– Chambéry à l’heure de la grande guerre – Société des Amis du Vieux Chambéry – Tome 14

Témoignage de Madame Clochet, Grésy sur Aix

Née en 1900, « Mémé » Clochet avait quatorze ans au moment où éclatait la Guerre.
En effet, en 1913, « Mémé » Clochet, munie de son Certificat quitte « l’ouvroir », où en compagnie d’autres jeunes filles, elle a appris la cuisine, la couture, la broderie, en fait tout ce qui peut servir à la tenue d’une maison ; ceci, sous l’œil vigilant des sœurs Saint-Joseph de La Providence.

La Guerre va faucher ses espoirs de joie et de liberté, lui voler son adolescence. Son père est mobilisé. Par chance, il est envoyé dans un service auxiliaire, ayant eu la main écrasée dans un broyeur à pommes ; pour cette raison, il ne participera pas directement aux combats et reviendra sain et sauf après l’Armistice.

Malgré tout, durant les quatre années de cette guerre, il n’obtient que deux ou trois permissions. Il laisse donc femme, enfants (quatre dont « Mémé » Clochet est l’aînée), et domestiques. Dès cet instant, les journées ne suffisent plus à abattre l’énorme quantité de travail. À 5 heures, il faut se lever, avaler son lait et ses tartines, puis, munie de sa lampe tempête, aller traire à l’écurie, porter le lait à la fruitière. À 8 heures, un bol de soupe redonne quelques forces pour continuer. La journée ne fait que commencer : le bétail, les volailles, les lapins, le jardin, les deux petits derniers, le ménage, et surtout les travaux des champs « sur-occupent » (utiliser le verbe occuper serait leur faire une injure, et donnerait l’idée fausse de personnes oisives qui s’occupent pour ne pas s’ennuyer), sur-occupent donc les deux femmes du foyer. Car il faut, non seulement nourrir la famille, mais encore fournir à l’armée : lait, œufs, farine, pommes de terre…
Ces provisions sont régulièrement portées en un lieu de ramassage (peut-être la Mairie).
Les travaux des champs sont pénibles, l’unique cheval a été réquisitionné par l’armée. La Famille Clochet cultive des céréales : blé, orge, avoine ; les récoltes sont maigres ; les bœufs sont lents, les domestiques sont des vieillards et les enfants ont de bien petits bras…

Cependant, puisque l’on cultive du blé, on porte le blé au meunier qui donne la farine, on donne cette farine au boulanger qui donne le pain et fait payer la façon. La famille de « Mémé » Clochet n’utilise pas le four communal car cela n’est pas facile pour elle : il faut transporter le bois, allumer le feu, surveiller la cuisson (c’était le travail des hommes).

À l’énumération de toutes ces activités, « Mémé » Clochet en ressent encore toute la fatigue ; se cachant les yeux, elle nous dit : « c’était si long, si dur, il ne semble pas que cela soit vrai… »

Plus le temps passe et plus la vie est dure. Tout est rationné : une carte d’alimentation donne droit à (cela paraît ridicule de nos jours) 1 kg de sucre, 500 g de beurre par mois.
Un bon permet également d’obtenir une paire de chaussures par an. « Mémé » Clochet porte des sabots qu’elle achète chez le sabotier au village des Couduriers.

Les lessives durent de longues heures. À notre grand étonnement, « Mémé » Clochet nous avoue : « C’était facile ! Il y avait une pompe à l’écurie, un évier dans la cuisine l’hiver, un bassin dans la cour l’été ; nous transportions des seaux d’eau » ; très simple en effet…

Le savon de Marseille étant rationné, on s’en passe la recette de famille en famille, afin d’en fabriquer. Une plante, la saponaire, sert à « laver » (cela rendait l’eau gluante) les lainages, le marc de café à laver les vêtements noirs. Comme les lessives sont peu fréquentes, leur volume est important. Le linge est soigneusement raccommodé.

Quant aux repas, ils sont rapides et simples : rarement de la viande (« si on mangeait les poules, il n’y avait plus d’œufs ; on n’avait pas le droit de tuer nos bêtes »), pas de dessert, à part quelques fruits, pas de gâteau d’anniversaire, pas de fête, même lorsque le père est en permission (« nous n’avions pas de raison de nous réjouir »).
Le café est rare et à la fin, pratiquement introuvable ; on le fait « maison » : en faisant griller blé, orge, glands dans un grilloir.

Des enfants des villes voisines viennent à pied, à vélo, demander quelques légumes, des pommes de terre surtout ; mais la plupart se font arrêter par les gendarmes qui surveillent les routes et qui confisquent les provisions.

La Chambotte, balcon de l’irréel…

Avant-propos

Les gens du pays le savent encore, les nouveaux venus l’ignorent généralement : le Belvédère de La Chambotte a une histoire, et une belle histoire, qui ne laissera personne indifférent et qu’il était peut-être temps de mettre sur pied. Ce rôle ne pouvait mieux convenir à Kronos.

En rassemblant divers documents et renseignements, et surtout en compulsant le livre d’or de la maison Lansard, nous sommes parvenus à reconstituer cette histoire qui vous est ici contée. Elle ne manque pas de piment. Le livre d’or de La Chambotte est membre à part entière du patrimoine albanais, savoyard et français. Sans lui, Bernard Fleuret pour les illustrations et moi-même pour le texte n’aurions pu mener à bien notre travail.

L’examen de ce livre est un véritable travail de chartiste, qu’il aurait été ardu d’exécuter sans les travaux antérieurs de quelques journalistes qui ont bien aidé à cette tâche : Jean Ercé, Stéphane Faugier, Paul Vincent et surtout A. Vuillet.

Cependant, outre les signatures célèbres disparues parce que dérobées par des indélicats, d’autres ont pu échapper à notre investigation en raison de leur illisibilité. De plus, certaines célébrités de l’époque, tombées maintenant dans l’oubli, n’ont pas toujours éveillé en nous l’écho de leur gloire déchue et sont passées au travers de l’enquête… C’est pourquoi nous ne saurions donner ici une liste exhaustive de toutes les personnalités qui ont visité le Belvédère.
Malgré tout, celle que nous vous présentons reste joliment gratinée, comme vous pourrez le constater… Mais ne déflorons pas le sujet dans son introduction et, avant d’entrer dans le vif de ce dernier, nous tenons à remercier l’actuel propriétaire du livre et du restaurant du Belvédère, Jeannot Lansard pour son concours et la confiance dont il a fait montre en nous laissant accès à de bien précieux documents.
Que cet article l’honore.

Gilles Moine

La Chambotte : un lieu, des hommes

Le belvédère de La Chambotte et le lac du Bourget.
Le belvédère de La Chambotte et le lac du Bourget.

Il est des lieux qui sont appelés par le destin à être non seulement élus des Dieux, mais aussi vénérés des hommes. Ainsi des sites historiques, ainsi de certains sites naturels.
Celui de La Chambotte, honoré des grâces de la Grande Mère Nature, devait inévitablement devenir un jour prisé des hommes. Son point de vue exceptionnel sur le lac du Bourget ne pouvait échapper longtemps à la curiosité des promeneurs de tout crin point trop effrayés par l’ascension du Belvédère. Lieu privilégié, il l’a été de tous temps et l’est encore, entré dans l’Histoire grâce à la visite des grands de ce monde. Si les pierres demeurent là où l’homme passe, on ne peut rejeter dans les limbes de l’oubli la mémoire des personnages illustres que se rendirent là-haut, conférant au lieu un prestige qui ne pouvait qu’ajouter à sa beauté.

Juché au faîte des falaises calcaires qui dominent à l’est le lac d’une impressionnante hauteur (940 m), le Belvédère offre en spectacle toute la longueur des 18 kilomètres du Bourget, délimité au nord par les marais de Chautagne, eux-mêmes dominés par la Colombière et ceinturés par le Rhône, frontière avec la France de l’ancien Duché ; au sud-est, Aix-Les-Bains se niche sur les pentes douces qui descendent du Revard, et Chambéry pointe plein sud derrière la piste du terrain d’aviation du Bourget. À l’ouest, le massif du Chat dresse son infranchissable rempart et protège, blottie à ses pieds, l’abbaye d’Hautecombe des vicissitudes du temps.

Sauf en cas de brouillard, la palette de toutes les couleurs du ciel peinturlure le site d’une grandeur et d’une majesté auxquelles l’homme ne peut rester indifférent.
Sans doute le simple bougre en conçoit-il un élan du cœur vers les cieux, et le puissant la vanité de son pouvoir. Les splendeurs naturelles sont un facteur d’égalité autrement plus radical qu’une révolution.

Les premiers pas dans l’histoire

Le belvédère au début du siècle.
Le belvédère au début du siècle.

Le Belvédère de La Chambotte fit ses premiers pas dans l’histoire en 1882. Un banquier d’Albens, C. Favre, décida alors d’y construire un bâtiment destiné à recevoir un cercle dont on ne connaît pas les particularités. Terminé en 1884, l’établissement fit faillite au bout de deux ans, en 1886. La banque Commerciale d’Annecy, principal créancier, confia alors la gérance à Monsieur Louis Lansard et son épouse, Mary Killing Robertson, une écossaise qui s’occupe des fourneaux. Cette dernière était née à Killing, dans le Perthshire (Écosse), et apportait avec elle une spécialité gastronomique dont le secret a été jalousement gardé par les générations suivantes. Il s’agit des scones, sortes de petits pains sucrés qui se mangent chauds avec du beurre, de la confiture de myrtille et du miel, accompagnés de thé ou de cidre. Il existe d’autres formules, comme on verra.

Le belvédère au début du siècle.
Le belvédère au début du siècle.

Ces deux fondateurs de la dynastie Lansard à La Chambotte s’étaient connus en travaillant en saison, l’été à Aix-Les-Bains, l’hiver sur la Côte d’Azur.
Séduits par la proposition de la banque annécienne, ils ignoraient sans doute alors qu’ils seraient à l’origine d’une prodigieuse tradition et que leur hôtel-restaurant recevrait les plus importantes personnalités de l’Europe et du Monde. Les époux Lansard tinrent la gérance de l’hôtel jusqu’en 1891, et en devinrent propriétaires en 1892, date à laquelle ils firent construire la route qui conduit du village de La Chambotte jusqu’au Belvédère, dans le même temps qu’était entreprise celle reliant Chaudieu en Chautagne jusqu’au même village.

Le belvédère à la fin du siècle dernier.
Le belvédère à la fin du siècle dernier.

Auparavant, les clients arrivaient à La Chambotte en voiture à chevaux par La Biolle ou Albens et Saint-Germain. Une écurie, toujours existante (chez Mr Georges Arbarète), accueillait les bêtes. Depuis là, les promeneurs pouvaient gagner le Belvédère à pied, en empruntant les chemins et sentiers muletiers existants.
D’autres moyens plus originaux étaient à leur disposition : de petits ânes ou des chaises à porteurs. L’excursion ne manquait pas de charme, ainsi qu’on peut le constater en relevant dans le livre d’or les commentaires de certains visiteurs : le 14 Août 1887, un certain Will Lovel écrit qu’il « trouve la vue charmante et l’ânesse très belle ». À sa suite, Eugène Bretel « trouve la chaise bonne pour monter, mauvaise pour descendre ; avis aux personnes sujettes au mal de mer ! »
En 1890, le célèbre écrivain, poète et académicien, Jean Richepin (1849-1926) écrit :

Signature de Jean Richepin.
Signature de Jean Richepin.

Personne ne reste indifférent.

Monsieur Fernand Philippe, dit « Mosse », né en janvier 1904 à La Chambotte, nous a confié quelques aspects du passage des promeneurs, choses vues par lui-même ou qu’il tient de son père.

Fernand Philippe dit Mosse
Fernand Philippe dit Mosse

Les voitures à deux chevaux ou les grands breaks à trois chevaux arrivaient par la route de Saint-Germain. Les enfants guettaient les promeneurs pour leur offrir du muguet ou des marabouts(1) contre deux sous.

Les chaises à porteurs, se souvient Mosse, appartenaient aux gens du pays qui faisaient eux-mêmes office de porteurs. Le père de Mosse et son ami Jean-Jules ont eu porté des passagers dans cet étonnant véhicule. Il se souvient également, lorsqu’il était à l’école, avoir poussé des voitures sur la route qui avaient quelque peine à monter.
Du temps des mulets et de la chaise, il en coûtait trois francs aux touristes pour franchir les dernières centaines de mètres les séparant du Belvédère. Contrairement à ce que l’on pourrait penser, le passage des huiles de ce monde ne provoquait pas d’animation, d’émotion particulière autre que l’activité commerciale. Les personnages les plus prestigieux n’ont pas ameuté les foules, car il faut croire qu’à cette époque ils se déplaçaient incognito, sans suite ni gardes du corps, du moins sans ostentation aucune. N’oublions pas qu’ils se rendaient chez les Lansard pour se délasser, pour la poésie des yeux, du cœur et l’agrément de l’estomac.
À vrai dire, sans le précieux livre d’or qui en a gardé la trace, on aurait oublié beaucoup des heures glorieuses de La Chambotte.

Le livre d’or de La Chambotte : un trésor

Le présent article n’aurait, répétons-le, qu’une raison d’être mineure sans l’existence de cet incomparable et rare volume, datant de 1886, qui porte le seing de moult personnalités du plus haut rang, essaimées de cette date à nos jours.

Plusieurs articles de presse, au cours du temps, ont mentionné le livre d’or de La Chambotte comme l’un des plus prestigieux existant en France ; ce qui n’est pas une moindre référence. Ceux de La Tour d’Argent ou de Bocuse ne sont que cadets face au droit d’aînesse incontestable de celui des Lansard qui comporte d’innombrables signatures des plus rares au plus obscures, et encore ; malins et judicieux, les Lansard possédaient en fait deux livres d’or : un, celui qui nous sert de source, recevant la main des « quelqu’uns » de ce monde, l’autre recevant celle des quelconques.

À l’origine, le Grand Livre n’était qu’un cahier d’écolier. Dans les années 40, les dédicaces les plus remarquables ont été découpées et regroupées dans un volume adéquat. Sans doute, au passage, quelques-unes d’entre elles ont-elles disparu, au moins celles qui étaient au verso… Cela sans compter que des touristes malveillants, envieux ou collectionneurs ont arraché quelques pages rares et précieuses ; la guerre de 39-45 étant elle aussi passée par là, comme on le montrera. Ces malversations ont obligé les Lansard à retirer le livre de la circulation. Elles ne sont pas les seules. Au fil du temps, la qualité des signatures, commentaires et dédicaces s’appauvrit. À cela deux autres raisons.
La première est que le tourisme de la Haute, celui des privilégiés, disparaît complètement après la Seconde Guerre mondiale, en raison du déclin de la cité thermale d’Aix qui se démocratise, se popularise, se vulgarise depuis que les cures sont remboursées par la Sécurité Sociale et que les grosses fortunes changent de mains ou de centres de loisirs. Lorsque les grands hôtels de la ville ferment les uns après les autres, les illustres personnalités deviennent rares à La Chambotte et ainsi de leurs sceaux dans le Grand Livre. On ne le présente plus au tout venant.

Il est essentiel de savoir que les grandes heures de La Chambotte dépendent de la belle époque du tourisme aixois. Depuis l’avènement du romantisme, au début du XIXe, Aix était à la mode dans la belle société française et européenne. La petite ville et son site exceptionnel attiraient les beaux esprits en mal de vague à l’âme sur les bords sauvages du Bourget. Ils rivalisaient de poésie dans des salons fréquentés par la fine fleur de l’intelligentsia, flambaient des fortunes au casino ou excursionnaient dans les parages : Gorges du Sierroz, Val de Fier, Alby-sur-Chéran, forêt de Corsuet, Mont Revard, Semnoz, Hautecombe, Châtillon et bien entendu, La Chambotte.
N’oublions pas également que les bouleversements politiques de la France du XIXe ont poussé beaucoup de monde en Savoie, qui y a pris des habitudes.

On venait à Aix chercher la détente et l’oubli des soucis. En sus des excursions, la reine des stations thermales des Alpes offrait des spectacles musicaux, dramatiques, chorégraphiques ; tout un cachet de finesse et d’élégance séduisant pour les condottieres de l’art et de la politique.
Jusqu’en août 14, ce fut l’apothéose aixoise. Ensuite, la clientèle étrangère disparut complètement du pays. C’était l’agonie de la Belle Époque. Heureusement, les années 20 et 30 ramenèrent un certain faste ; mais après le second conflit mondial, l’élimination générale des anciennes classes privilégiées, l’avènement de nouvelles modes, de nouvelles valeurs, de nouveaux moyens et façons de vivre, en un mot la nouvelle génération porta le coup de grâce à la cité. De cet éclat perdu, le livre d’or a subi le contrecoup.

À la grande classe succède les fantaisies d’artistes, puis les grivoiseries et l’esprit frondeur des années soixante. Devant certaines inscriptions scatologiques ou pornographiques, les Lansard retirèrent le livre du public. C’est là la seconde raison.

À l’heure qu’il est, l’actuel propriétaire ne le sort plus qu’exceptionnellement de son coffre. Il l’a fait pour Kronos.

Vienne la Reine et règne la gloire

La reine Victoria Reine d'Angleterre et Impératrice des Indes
La reine Victoria
Reine d’Angleterre et Impératrice des Indes

… pour des lustres et des lustres, pourrions-nous ajouter ! Toute histoire connaît un jour un déclic. Celui de La Chambotte eut lieu le 16 avril 1887. Louis et Mary tenaient la gérance depuis un an à peine. Ce jour-là, arrive au village un landau traîné par plusieurs chevaux. Qui en descend ? Sa Majesté la Reine Victoria d’Angleterre, maîtresse incontestée du gigantesque Empire Britannique, accompagnée de sa fille, Son Altesse la Princesse Béatrice de Battenberg, et leur suite. Elles utiliseront la chaise à porteurs pour grimper au Belvédère. D’après Mosse, son propre père escortait le royal cortège.
Là-haut, les Lansard leur offriront les scones, « gâteaux nationaux écossais, ronds, de pâte traitée à la levure et qu’on fourre de beurre et de confiture de framboise ».
Leur signature ornera le livre d’or.

Sur le chemin de la Reine (on ignore si c’était à l’aller ou au retour), à la traversée de La Biolle, eut lieu un arrêt de quelques minutes pour recevoir l’hommage d’un très jeune admirateur, Monsieur Laurent(2), qui offrit à Victoria un bouquet. Celle-ci lui donne un louis d’or.
Dix jours plus tard, le 26 avril 1887, Victoria enverra aux Lansard sa photo et celle de sa fille dédicacées, en souvenir de leur visite.
Le Lord Chancelier de la Reine, chargé de l’expédition de la missive, et dont la signature ainsi que les cachets royaux font foi, écrit : « Monsieur, Sa majesté la Reine m’a commandée (sic) de vous envoyer son portrait comme souvenir de sa visite à La Chambotte. Agrééz, Monsieur, mes civilités empressées. »

Cachets et lettre de sa Majesté la Reine Victoria.
Cachets et lettre de sa Majesté la Reine Victoria.

Victoria, qui d’après Mary Robertson-Lansard n’était guère gracieuse, voulait sans doute signifier par là sa sympathie… Un exploit quand on connait les gracieusetés que s’échangent historiquement Écossais et Anglais ; mais une Reine doit être au-dessus de ces différends.
Ces précieuses photos furent dérobées ultérieurement par un visiteur indélicat.
La chaise à porteur sur laquelle « celle dont l’Empire s’étendait sur le monde entier et dont le soleil ne se couchait jamais sur les États » faillit bien être perdue ! En 1941, lorsque les Allemands arrivèrent au Belvédère, ils découpèrent d’abord un grand nombre de signatures dans le livre. Puis un officier tombe en arrêt devant le siège historique.
Lansard ne perdit pas le nord : « Ça ? dit-il, souvenir de famille. C’était la chaise percée de ma pauvre grand-mère ! » L’Allemand n’insista pas. Sans cela, nous n’aurions pas pu la photographier pour vous la présenter.

Chaise à porteurs dans laquelle Victoria vint.
Chaise à porteurs dans laquelle Victoria vint.

Le passage de Victoria à La Chambotte fut donc le coup de tonnerre qui déclencha l’engouement international pour le site par l’incroyable publicité qu’il lui fit.
Dès lors affluèrent régulièrement les « monchus » et dames dont vous retrouverez les noms ci-dessous. C’était le début d’une ère de prospérité pour les Lansard, qui leur permit d’acquérir cinq ans plus tard l’hôtel à leur nom et de le transmettre à leurs descendants que voici : Charles et Sylvie tout d’abord, Marcel et Maryse ensuite et Jeannot et Monique actuellement.

Jeannot et Monique Lansard, actuels propriétaire [au moment de la publication originale].
Jeannot et Monique Lansard, actuels propriétaire [au moment de la publication originale].

Charles, en bon savoyard matois, sut donner un coup de pouce à la postérité. Toutes les années, une fois l’an, il invitait pour un banquet les tenanciers de tous les hôtels de luxe et restaurants cotés d’Aix. En échange, ceux-ci envoyaient leur clientèle.
« Comment donc ? Vous ne pouvez quitter Aix sans avoir vu La Chambotte ! » Et de montrer une belle photo du site, habilement offerte par Charles, en en vantant les beautés et les charmes !
Aide-toi, le Ciel t’aidera…

Outre ces signatures grandioses, le livre d’or est égayé de remarques spirituelles, de dessins et de poèmes dont nous vous ferons part des plus intéressants. Ainsi que l’a fait en 1979 A. Vuillet dans sa série de trois articles sur le livre d’or, nous jugeons préférable de procéder à l’examen des signatures en faisant part tout d’abord de celles des responsables politiques et religieux, puis de celles des artistes et des fantaisies humoristiques ou inspirées d’auteurs obscurs ou célèbres. La règle n’est pas stricte bien sûr.

D’abord vinrent les gouvernants…

L’une des premières signatures qui ouvrent le livre est celle de Félix Faure, alors ministre, qui devint Président de la République en 1895. Il était accompagné de son épouse, ainsi que de Mr et Mme Jules Ferry, qui ne sont plus à présenter.
C’était en 1886.
En 1887, donc, Victoria signe et ajoute Comtesse de Balmoral. Sa fille Béatrice précise elle Comtesse de Hartenau, s’abstenant d’ajouter Princesse de Battenberg.

Le 13 août 1897 vinrent le Duc de Schoenberg et la Comtesse de Luc. En 1896, le Maharaja de Kapurthala écrit en hindi. Revenu en 1929, il ajoute : « Enchanté encore d’être venu dans cet endroit charmant. Un délicieux déjeuner ».
Il signera encore en 1939.

En 1899, comme on le voit ci-après, se déplace la Banque Morgan de New-York au grand complet. La haute finance américaine vient-elle prêter hommage à la beauté du site ?

Signatures de la banque Morgan de New York.
Signatures de la banque Morgan de New York.

Le 12 juillet 1901, Maria Pia, Princesse de Savoie et de Bragance, Reine Mère du Portugal en exil, trace ces quelques mots :
« … En souvenir de la douce et idéale soirée passée loin des bruits de ce triste monde, en ce beau pays de Savoie que j’aime, berceau de ma famille… »

Sa Majesté Marie Pia, Reine-Mère du Portugal, Princesse de Savoie.
Sa Majesté Marie Pia, Reine-Mère du Portugal, Princesse de Savoie.

En 1910, Paul Deschanel, point encore Président de la République ni tombé de son train légendaire (il fut retrouvé par un garde-barrière qui se douta que c’était un monsieur à sa robe de chambre et à ses pieds propres !), écrit : « Heures Exquises ».

Le 19 août 1918 apparaît la première signature de l’Aga Khan, sans commentaires. Il reviendra régulièrement avec toute sa suite somptueuse et notera en 1929 : « Vue merveilleuse, excellent lunch ».
Aga Khan est le titre religieux et temporel du chef des musulmans de la secte des Ismaéliens de l’Inde et du Pakistan. Ce titre a été créé en 1850 par Hasan Ali Shah, un descendant du prophète Mahomet, lorsqu’il fut chassé de Perse (Iran) par Fath Ali. Notre Aga Khan de La Chambotte était le troisième de la dynastie. Né en 1887 au Pakistan, à Karachi, il est mort en Suisse Romande, à Versoix, en 1957. Il fonda en 1906 la ligue Pan-musulmane de l’Inde. Il appréciait La Chambotte qui lui était exclusivement réservée lorsqu’il venait avec son cortège de limousines.

En 1921 viennent plusieurs ministres grecs dont le bien connu à l’époque Vénizelos, qui reviendra souvent. C’était le 2 juin.

Le 25 août de la même année, c’est le Prince Christophore de Grèce qui signe avec son épouse Anastasie.

Signatures du Prince Christophore de Grèce et de son épouse Anastasie.
Signatures du Prince Christophore de Grèce et de son épouse Anastasie.

Le 7 septembre 1923, Stanley Baldwin, premier ministre du Royaume d’Angleterre et de l’Empire Britannique, visite pour la première fois le Belvédère. Il reviendra pratiquement toutes les années et laissera aux Lansard sa pipe ainsi qu’un portrait qui existent toujours.

Signature de Stanley Baldwin.
Signature de Stanley Baldwin.

En 1936-37, il signera Baldwin de Bewdley : il venait d’être fait Lord…

Portrait et pipe de Sir Stanley Baldwin.
Portrait et pipe de Sir Stanley Baldwin.

En 1928, Carl, Prince de Suède, Comte de Carlsborg, signe aux côtés de son épouse Ingeborg, née Princesse du Danemark. Ainsi que le fait remarquer A. Vuillet, les grands de ce monde affichent curieusement leurs titres comme des parvenus… mais nous rend leur signature aisément identifiable.

Signature du Prince de Suède Carl et de son épouse Ingeborg.
Signature du Prince de Suède Carl et de son épouse Ingeborg.

En 1929, derrière Arsène de Serbie, un général Crawford note : « A beautiful view ». Sur la même page apparaît Jaime de Bourbon. La même année, ce n’est ni plus ni moins que le Roi Fayçal d’Arabie qui pose sa griffe.

Signature du Roi Fayçal d’Arabie.
Signature du Roi Fayçal d’Arabie.

En 1931, après un retour de Vénizeloe (Le Pirée), le fameux sculpteur Alfred Boucher laisse sa carte de visite et ajoute Grand Officier de la Légion d’Honneur. Il reviendra en 1932.

En 1933, Pierre Mendès France ne fait pas de commentaires. Par contre un convive sans doute de la même tablée écrit : « À Aix, j’ai tout perdu, à La Chambotte j’ai tout gagné ». Le casino a encore frappé. Après un « Je reviendrai », Marcelle Mendès France dit : « Moi aussi ».

Signatures de Pierre et Marcelle Mendès France.
Signatures de Pierre et Marcelle Mendès France.

En 1935, c’est le Prince Achille Murat, Vice-Roi des Indes, qui précède Monseigneur Florent du Bois de la Vilarebel, évêque d’Annecy (1938). La même année Georges Philippar, armateur, voit sa signature suivie de l’étonnent paragraphe que voici :
« Du Georges Philippar (navire appartenant audit sieur et qui brûla en Mer de Chine), je suis un rescapé ; de La Chambotte, je reviens enchanté. »
Signé un gars de la marine, Faky. Suisse !

Le 24 août 36, Son Altesse Marie Louise d’Angleterre apparaît entourée d’une nombreuse compagnie. Suit Son Altesse la Maharani Masahélé, mouchée juste après par un groupe de Seysselans.

« Ni des Indes, ni d’Angleterre,
Ni Maharaja, ni Princesse,
Malgré tout aimant la bonne chère,
De gravir La Chambotte nous n’avons eu de cesse. »

Ce même mois d’août 36, le livre recèle la trace d’un certain Morleux :
« Souvenir d’un très vieux Savoyard, d’une visite à La Chambotte en 1890 ! »

Le 19 août 39, c’est Édouard Herriot, Président, qui écrit :

Signature d’Édouard Herriot.
Signature d’Édouard Herriot.

Il est suivi six jours plus tard par le Maharaja de Tripura.

Signature du Maharaja de Tripura.
Signature du Maharaja de Tripura.

En 1942, le Général Weygand et sa famille honorent les lieux.
Suit en 1951, l’archevêque de Chambéry Louis-Marie de Bazelaire.
En 48, il avait écrit :
« En souvenir d’une belle matinée ensoleillée où le lac apparaissait dans toute sa splendeur, reflet terrestre de la beauté divine. »

En 1953, Clémentine S. Churchill, l’épouse du célèbre Winston, vient déguster les scones.

En 1955, Georges Riond, qui eut de nombreux titres dont celui de Président de l’Association de la Presse Savoyarde, notait :
« J’ai fait… douze fois le tour du monde,
Il me manquait la révélation d’un des plus beaux panoramas de mon pays,
Et de toute la Terre.
»

En août de la même année, Madame Anne Chamberlain, épouse d’Arthur Neville Chamberlain, exprime son « Merci Millefois » qui pèse son poids.

En 1957, vient le Sheik Ali Al Thaml, Roi du Quatar, un émirat du golfe Persique.

En 1961, un professeur d’Athènes rend cet hommage au site :
« Les Dieux de l’Olympe ne changeraient-ils pas leur domicile s’ils connaissaient La Chambotte ? »

Par la suite, les gouvernants de ce monde ne viendront plus guère au Belvédère. On trouve encore cependant l’Évêque Du Bois d’Annecy en 1965, Madame C. Bettencourt, la plus grosse fortune de France qui écrit en 1979 :

« Voilà des années que je viens ici,
Et c’est toujours avec le même plaisir.
La chaleur de l’accueil,
La vue inoubliable,
Et la fraîcheur de la cuisine en font
Un restaurant délicieux.
»

Et le Général de La Chambotte Alexandre Nojon, en 1981, qui résume la Résistance qu’il effectua en 42 au Belvédère. Nous en parlerons plus loin.

Place maintenant aux artistes.

… Ensuite vinrent les gens de l’Art et les fantaisistes

Un des premiers poèmes ornant le livre d’or.
Un des premiers poèmes ornant le livre d’or.

Dès le début de la maison Lansard, les gens de l’Art y vinrent en nombre. On ne compte plus par exemple les artistes de l’Opéra de Paris qui émaillèrent le livre de quelques notes de musique sur quelques paroles sympathiques, cela dès 1886.

Signature de l’Opéra de Paris.
Signature d’une artiste de l’Opéra de Paris.

En 1890, la même année que Jean Richepin, cité plus haut, le Marquise de Morande écrit qu’elle arrive très fatiguée, n’ayant pas voulu de chaise à porteur, croyant trouver au sommet les bras de son Amédée pour la recevoir… Hélas, il était déjà reparti de l’autre côté !

En 1891, le 15 janvier, Elle et Lui, ont voulu venir passer deux jours à La Chambotte. « Le vent, la neige… » Il y avait 35 centimètres de neige et 10° en dessous de zéro ! Mais l’Amour n’a pas froid aux yeux !

En 1897, nous avons relevé cette perle d’un joueur qui s’est fait plumer à Aix et qui pastiche les imprécations de Camille (Horace de Corneille) pour exprimer sa fureur :

« Aix, l’unique objet de mon ressentiment,
Aix, dont le cercle infâme a raflé mon argent,
Aix où le décavé si tristement chemine.
Aix où le rastaquouère enfle sa haute mine,
Aix que chanterait mal ma bienveillante muse,
Aix enfin que je hais parce qu’on s’y amuse !
Puisse-je de mes yeux y voir tomber la foudre !
Voir tes villas en feu, tes casinos en poudre,
Voir le dernier des Grecs à son dernier soupir
Vomissant ses portées… et mourir de plaisir. »

Il signe Camille D.K.V. Être décavé signifie au jeu avoir perdu jusqu’à son dernier sou. Notre ami, en tout cas, ne semble pas avoir perdu l’inspiration !
Un certain Badeck lui reprend dans la foulée, inspiré lui aussi :

« Et vous, braves bourgeois, que ne laissez-vous pas
À la ville aux tripots ses tramways et ses grues
Pour venir ici même à la belle Chambotte
Où chaque déjeuner chaque convive botte
Et où vous trouverez partout, à chaque pas
Avec le seul Lansard la plus belle des vues ! »

En 1901, la danseuse étoile Loïe Fuller trace un magnifique paraphe. Américaine du music-hall, née en 1862 près de Chicago et morte en 1928 à Paris, elle fut la créatrice d’un type de spectacle chorégraphique très original, par l’usage de projections lumineuses jouant sur les voiles mobiles des danseurs. Ces fééries furent longtemps appréciées. Toulouse-Lautrec l’a représentée.

Signature de Loïe Fuller.
Signature de Loïe Fuller.

En 1911, quelqu’un écrit de La Chambotte qu’on s’y croirait en dirigeable. Sans doute un aviateur…

En 1920, le fabricant d’avions parisien Ledord signe sa publicité :

« Avions marque LEDORD
Les ceusses qui gazent le mieux !
Depuis 1909, pas un sou de bois cassé ! »

L’hommage d’un inconnu…
L’hommage d’un inconnu…

Sur une montagne colorée, posée,
CHAMBOTTE, au soleil exposée,
Fait la risette au Mont du Chat,
Disant, coquette, « Hé, je suis là »

Mais Minet prenant l’air méchant,
À la pauvrette, montre la dent,
De son tunnel, il se rengorge,
Et, de son col, fait de chaudes gorges.

Tout près, là, le Lac aux eaux sombres,
Vues le soir, dans la pénombre,
Reflétant toujours mêmement
Du monastère, le monument.

Enchanteuse Chambotte,
Avec tes bois, avec tes grottes !
Quel regret de quitter tes lieux
Où l’on se sent si près des Dieux.

R.D.
le 19 octobre 1962

La même année signe la poétesse Rosemonde Gérard, épouse d’Edmond Rostand, suivie par l’écrivain Pierre Loti (Ramuntcho, Pêcheur d’Islande…), Roland Toutain, le Rouletabille de l’écran…

Signatures de Rosemonde Edmond Rostand et de Pierre Loti.
Signatures de Rosemonde Edmond Rostand et de Pierre Loti.
La signature de Roland Toutain en bas à droite de cet étonnant dessin.
La signature de Roland Toutain en bas à droite de cet étonnant dessin.

En 1929, c’est La Argentina, grande cantatrice espagnole.
En 1938, à l’occasion du Tour de France, le champion cycliste Charles Pelissier fait un détour par La Chambotte, suivi de Georges Thill de l’Opéra de Paris ;

Signatures de Charles Pélissier et de Georges Thill.
Signatures de Charles Pélissier et de Georges Thill.

En 1939, Maurice Chevalier écrit : « Regrets. Pas assez de talent pour décrire La Chambotte. »
Dix ans plus tard, en 49, le joyeux écrivain lyonnais Marcel Grancher(3) s’avouera tenu en respect : « Devant la beauté de ce site je n’ai plus envie de rire ! »

En 1953, à l’occasion du tournage d’un film, signent ensemble Alain Cuny, Marie Sabouret, Yvonne Printemps et le célèbre Pierre Fresnay.

Signatures d’Yvonne Printemps et de Pierre Fresnay.
Signatures d’Yvonne Printemps et de Pierre Fresnay.

Un peu plus loin la même année, l’écrivain Maurice Druon note :

Signature de Maurice Druon.
Signature de Maurice Druon.

Lui succèdent les Sœurs Étienne, chanteuses connues dans les années cinquante, qui dédicacent « avec leur cœur ».

Le 19 septembre 55, l’écrivain catholique Daniel Rops, déjà souventes fois venu : « En souvenir de belles heures à La Chambotte, Balcon de l’Irréel. » Il n’ajoute pas sa qualité d’académicien français.

Signature de Daniel Rops.
Signature de Daniel Rops.

En 1959, quelqu’un de Saint-Innocent trace :

« Dans ce site enchanteur ma panse satisfaite
Rend hommage à Lansard et à la belle Maryse
Et sur ces hauts sommets, malgré le vent, la bise,
Je reviendrai bientôt dans les moments de fête,
Admirer ce beau lac aux reflets argentés
Et goûter la splendeur des dernières clartés. »

En août 59, c’est Danielle Delorme qui apprécie l’accueil et la cuisine.
En 1960, derrière un Vice-Ministre du Commerce Extérieur de la Bulgarie, un chirurgien-dentiste aixois, Paul Couturier, joue du calembour :

« C’est du Bulgare,
Et Bulgarie bien qui bugarira le dernier,
Ou tel qui bulgarie vendredi, dimanche pleurera… »

Jean-Claude Brialy écrit mystérieusement la même année :

« Ma chère Maman, j’ai rencontré ici, très haut, une dame qui avait de très jolis yeux et qui m’a donné beaucoup d’argent. J’ai été très sage, je t’embrasse. »

Plus loin, Georges Grondin rimaille :

« L’immense lac frémit sous les barquettes grises
Et le soir comme un crêpe agité par la brise
Laisse errer sur les flots ses languissants contours
Du haut de La Chambotte où fleurit la myrtille
On éprouve un besoin à ignorer la ville
Et devant un grandiose et beau panorama
On n’a qu’un seul désir, rester là et rêver là ! »

Imparfait, mais sincère !

Juste derrière, l’actrice de cinéma Ginette Leclerc se félicite d’être venue. Sur la page d’en face, le fameux Henry Bordeaux, venu pour ses 90 ans dédicace quelques mots. Né en 1870, trois ans après son passage à La Chambotte en 1960.
Sur les pages suivantes, les chansonniers du Grenier-Montmartre se déchaînent : Gabriello reste sans voix devant la beauté du site, Robert Amiel sans phrase, mais Jean Valton réclame, lui, une ligne directe Paris-La Chambotte.

Ensuite, le niveau baissera dangereusement poussant donc les Lansard à retirer le livre, quitte à le ressortir à bon escient. Ainsi, en 1963, à l’occasion du tournage de « Mort où est ta victoire ? », signent alors Michel Auclair, Pascale Audret (la sœur d’Hugues Aufray) etc… D’autres séquences de films ont été tournées là-haut : « L’auberge rouge », « Julie Charles »…

Viennent encore Jean Valton qui laisse quelques paroles de Léo Férré.
Anne-Marie Carrière « qui dit parfois du mal des hommes mais jamais – et pour cause de satisfaction – des cuisiniers ! » Raymond Souplex : « Point ne suis en ribotte mais Dieux ! Que me botte La Chambotte. »

Signature d’Anne-Marie Carrière.
Signature d’Anne-Marie Carrière.

Jacques Provins leur cloue le bec de la manière suivante :

« Derrière Souplex
Je reste perplexe
Derrière Valton
Je reste… lion
Derrière Carrière
J’en fais mon affaire
Et derrière moi
Je reste coi ! »

Par la suite, on compte encore un champion de l’harmonica, Jean de Nîmes et Lou Nissarté, le groupe « Il était une fois », quelques animateurs de radios, Sophie Darel en 1982.
Bien sûr, quelques visiteurs restent spirituels, ainsi cette certaine Odette de Matour en 1964 :

« L’ânesse antique s’est vengée. Christine est montée, mais non Mercèdès : D.S., elle fut doublement. Vive l’automobile française et haro sur le mauvais baudet germanique. Et vive La Chambotte. »

D’autres gardent l’esprit à la hauteur des lieux… et de leur rang pourrait-on ajouter :

« À Maryse, notre inoubliable « cousine »
Dont le sourire charmant embellira nos soirées hivernales avec l’esprit de retrouver bientôt
Ce merveilleux ermitage. »

Comtesse de Montdidier
Juillet 1965

Une bien gentille attention pour Madame Lansard.
Curieusement on trouve cette même année 1965 le sentiment d’une certaine comtesse Marina de Meylan, ou Meyden, « ancienne demoiselle d’horreur des deux dernières tzarines russes ». Comme il n’y a pas à douter de la véracité de ce témoignage, cette comtesse est sans doute le dernier grand personnage de l’histoire à signer dans le livre.

Pour le reste des signatures, on pourrait reprendre le sentiment de deux visiteurs en 1945. Le premier avait feuilleté le livre populaire et s’exclamait :

« Devant un tel édifice d’âneries, on n’est pas très fier d’appartenir au peuple le plus spirituel de la Terre. »

À quoi, il lui est répondu philosophiquement :

« Consolons-nous en contemplant un des plus beaux coins de France… »

La France : un fait d’armes de la dernière guerre

Avant de clore cet article, nous voudrions mentionner l’épisode guerrier qui marqua La Chambotte en 1939-45.

Du 23 septembre 39 au 17 octobre 39, un poste de guet de la D.C.A. fut installé à La Chambotte.
En juin 40, une section du général de La Chambotte, Alexandre Nojon, soit les 240 hommes de la 2e compagnie du 440e régiment de pionniers, sous les ordres du sous-lieutenant Chauvy et de l’adjudant Deniaux, repousse victorieusement les attaques allemandes, le 23 juin, lors des ultimes combats en terre savoyarde.
Ils résistèrent une journée et tuèrent huit soldats allemands qui sont d’ailleurs enterrés à Saint-Germain, empêchant l’ennemi d’envahir Annecy. La section s’est ensuite repliée en bon ordre et sans perte jusqu’à Annecy, puis Gex, d’où elle revint à Annecy pour être démobilisée.

Ce matin du dimanche 23 juin, vers 6h30, toute la compagnie occupait les positions installées pendant la nuit : barrage de la route et du tunnel, emplacement de fusils mitrailleurs, etc…
Ses défenseurs avaient comme armes leurs fusils, quatre fusils mitrailleurs et une caisse de 24 grenades.
L’adversaire attaqua à 7h45 avec détachement d’infanterie, mortiers et artillerie de 105. Le combat fut sérieux et la canonade et les rafales de mitraillettes durèrent presque continuellement jusqu’à 13h30, où les effectifs allemands engagés se retirèrent après avoir subi des pertes et se rendant compte de l’impossibilité de franchir le passage.
Les Pionniers reçurent l’ordre de se retirer, les Allemands ayant exécuté un mouvement d’encerclement par Cessens. Leur compagnie était comprise de Chablaisiens, de Bressens et de Lyonnais…
Un officier allemand a même écrit :

« Une jolie vue, mais une difficile bataille. »

La bonne bouche pour finir

De tout temps, à La Chambotte, les visiteurs ont pu apprécier la qualité gastronomique de la nourriture servie par les générations successives de Lansard. Depuis 1856, les éloges ne manquent pas, en voici le plus significatif et le plus honorable. En août 36, Paul Gauthier de l’Institut du Club des Cent, Secrétaire Général de l’Académie des Gastronomes écrit :

« Bon déjeuner, à la mode de La Chambotte. »

Un brevet flatteur ! Outre les scones et les poissons frais du lac, les Lansard ont la spécialité du Poulet Chambotte, que nous vous laissons le soin d’aller découvrir, après tant de gloires nationales et internationales. L’accueil et le site y sont toujours aussi charmants, même si les célébrités ne viennent plus guère…

Comme on peut le constater, le Belvédère de La Chambotte a véritablement connu des heures de gloire dont cet article n’est que le reflet, s’il en est le témoin.
Comme il n’était pas possible de tout retranscrire, nous avons choisi de reproduire entre ces pages quelques-uns des poèmes du livre d’or qu’a inspiré le site, qui, n’en doutons pas, taquinera bien d’autres muses encore… Ce clin d’œil à Lamartine permettra de quitter le sujet sans trop de regrets.

Gilles Moine et Bernard Fleuret
Article initialement paru dans Kronos N° 4, 1989

Défi de Jeanne Harter à Lamartine
Défi de Jeanne Harter à Lamartine

À Lamartine

DÉFI

On dédaigne ta grotte ? On ignore ta stèle ?
Ton noble corps drapé, du roc de Châtillon ?
Parmi tous les ingrats, Je te reste fidèle |
Vols, Ô chantre divin, mon exaltation

Je voudrais dans mes bras enserrer ton image
Qui domine le Lac pour les temps à venir ;
Reposant sur la pierre un franc que décourage
La froide indifférence, hostile au souvenir,

Je pleurerais sans fin sur l’ère disparue,
sur l’ère de Génie où tu régnais jadis
Et puis je t’offrirais une ferveur accrue
Un amour plus intense, et des élans grandis.

Jeanne Harter
Société des Poètes Français
1er août 1959

La formule du titre est de Daniel Rops.
1) Marabout : plante appelée en patois « plumache », poussant sur les rochers escarpés de La Chambotte et que les habitants récoltent à la mi-mai, pour la vogue du village. Apparemment banales, les tiges vertes de la « plumache » se transforment en séchant en un somptueux panache duveteux dont les volutes sont très décoratives.
2) Né au Montcel en 1869, élevé à La Biolle, Laurent devint instituteur à Paris. Il y mourut en 1971, à 102 ans. Un âge royal !
3) Il a fondé l’Académie Rabelais avec Paul Vincent.

Départ du domicile mortuaire

Le temps n’est pas si éloigné que ça où (une lettre de mort), on l’appelle aujourd’hui avis de décès, se terminait presque toujours par ces quelques mots : « Départ du domicile mortuaire », dans nos communes rurales bien sûr !

Cette lettre de mort annonçant le décès d’une personne était la plupart du temps le seul moyen utilisé par la famille du défunt pour faire part à la population voisine de la mort d’un des leurs. La famille proche la recevait par le courrier. Elle était affichée dans tous les lieux de rencontre : les cafés, la boulangerie et surtout les postes à lait et les fruitières, hauts lieux s’il en était de la communication (comme on dirait de nos jours) dans nos campagnes. Un avis de décès était parfois publié dans Le Dauphiné et L’Agriculteur Savoyard, si la date de parution le permettait.

C’est ainsi qu’au début des années 50 nous apprenions le décès d’un cousin âgé « Fanfoué » comme on l’appelait, habitant une commune proche de Haute-Savoie.
Encore enfant à cette époque mais le connaissant, j’accompagnais mon père à son enterrement. Il faisait très beau ce matin-là ; c’était les premiers jours de mai.

Perché sur un grand vélo, je suivais mon père sur un chemin familier. En effet, nous l’empruntions souvent pour aller faire les foins, ou « mener » les vaches au pré. Mais le décor m’apparaissait différent des autres jours ; il est vrai que j’avais mes habits du dimanche et puis l’anxiété d’aller à un enterrement devait provoquer ce trouble.
Pourtant en passant à côté de l’étang, les canards et les poules d’eau étaient bien là. Les grenouilles répétaient déjà leur chant, préparant ainsi leur grand concert du prochain accouplement.

Le chemin se confondait parfois avec le pré qu’il traversait. Seules les ornières creusées par le passage des chevaux et des roues de chariot, et élargies depuis quelques années par celles des tracteurs, le traçaient encore. Elles nécessitaient la plus grande attention à la conduite du vélo, surtout en habits du dimanche.
Les pissenlits finissaient de jaunir les prés.

Sur un tronçon plus caillouteux, un garde-boue et un porte bagage durement secoués, dénichaient en passant quelques merles occupés à couver dans les buissons.
Je retrouvais le petit pont de dalles en pierre qui, parfois, provoquait chez moi la plus grande inquiétude lorsqu’il fallait le franchir avec le grand râteau à cheval, tant ce passage était étroit.

Plus loin, le chemin se perdait dans la cour d’une ferme. Une route prenait le relais. Les vélos appréciaient la différence. Un dernier petit bois traversé et nous arrivions au domicile mortuaire.

Il y avait déjà du monde. Les « bonvos e’ va tout ? » (les « Bonjour, est-ce que ça va ? ») fusaient de toute part. Des gens reconnaissaient mon père et du même coup je fis ma première tournée de poignées de mains.

Il n’était pas facile d’arriver à la maison du défunt, en raison d’arrêts fréquents auprès des nombreux rassemblements. À l’approche de cette dernière, les dialogues se faisaient avec retenue. Selon la coutume, la cour avait été balayée.
Craquant sous les pas de chaque visiteur, un vieil escalier en bois conduisait à l’habitation.

Sur le palier, deux neveux du mort, puisqu’il n’avait pas d’enfant, accueillaient les gens et les conduisaient dans la cuisine, là où reposait Fanfoé.

Le cercueil était posé sur deux chaises ; une gerbe de fleurs le recouvrait. De chaque côté un cierge allumé l’entourait, un crucifix et quelques plaques souvenir garnissaient une table, en léger retrait. Sur une autre, plus petite, un verre rempli d’eau bénite où trempait un rameau de buis servait de bénitier. Chacun, à sa façon !… signait le cercueil.
Le temps d’un recueillement et l’on se rendait dans la pièce voisine, le péle ou pèle (séjour) pour réconforter la veuve. Ici, les volets mi-clos, il fallait un peu de temps aux yeux pour s’habituer à cette quasi obscurité. Une vieille dame que j’avais toujours vue dans cette maison, mais je n’aurai su dire qui elle était, lui tenait compagnie. Toutes deux pleuraient.
Cette visite terminée, les gens se retrouvaient dehors, attendant l’arrivée de l’écroâ (le curé) et du corbillard.

Le chaud soleil de mai facilitait les conversations. Perché sur un muret du jardin et observant les allées et venues, j’écoutais ça et là les propos échangés en patois. Cette atmosphère de retrouvailles presque joyeuses me fit découvrir du même coup une ambiance toute différente de celle que je m’étais fabriquée à coups de ce qui se faisait, ou plutôt de ce qui ne se faisait pas quand la mort frappait une maison.

De plus en plus nombreux, venus des environs, hommes et femmes se saluaient. Vêtus de sombre, le noir dominait nettement. Certaines femmes avaient un voile à leur chapeau, laissant supposer qu’elles étaient de la famille ou bien qu’un deuil récent les avait frappées. Les hommes, pour la plupart, avaient sorti leur chapeau de feutre, quelques-uns avaient un béret ou une casquette. Je reconnus l’Djian (Jean) et l’Guste (Auguste) ; c’étaient nos voisins de terre. D’autres têtes me dirent quelque chose mais j’étais incapable de leur mettre un nom.

De l’écurie, un bruit de frottement de collier de vache sur la rêche (la crèche) en bois se fit entendre ; beaucoup durent le reconnaître tant il était coutumier des fermes de l’époque. Trois vaches formaient le troupeau de cette exploitation. Une poule qui venait de pondre chantait à tue-tête dans l’écurie, un coin avait été aménagé en poulailler.
Dans la région, l’étable a toujours été appelée « écurie » ou bôeu pour les bœufs, bové ou bova pour les vaches ; mais l’appellation « écurie » était la plus courante. Son origine devait puiser ses racines dans la cohabitation largement répandue à l’époque du cheval et des vaches.

Près du tas de fumier, un coq appelait ses polailles tout en égrabottant (gratter avec ses pattes) leur laissant croire qu’il avait trouvé un festin extraordinaire. Nombreux étaient les hommes qui allaient pchi ona gotte dans l’écurie, en attendant !

À deux pas de moi, un groupe échangeait sur le travail.
« On a pianta les tartiffie et les bondances » disait l’un d’entre eux.
« Nos tô parî la sman-n passâ » lui répondait l’autre.
« On a planté les pommes de terre et les betteraves » disait l’un. « Nous de même, la semaine passée », lui répondait l’autre.

Un beau cheval roux, tirant le corbillard arrivait à l’entrée de la cour. « L’écroâ » et un enfant de chœur avaient pris place sur la banquette à côté du cocher. Les gens se retiraient pour leur laisser le passage libre tout en les saluant.

Tandis que le prêtre et l’enfant de chœur se rendaient au domicile, le cocher manœuvrait son cheval pour placer son attelage dans le sens du départ. Une dizaine d’hommes s’approchèrent de ce dernier, pendant que le cocher finissait de serrer « le mécanique », le frein, à l’aide d’une roulette fixée au bout du siège.

Visiblement habitués au corbillard, quatre d’entre eux, les porteurs, prenaient dans un petit coffre une lingerie blanche. Sorte de large ceinture qu’ils nouèrent autour de leur taille. Puis, enfilèrent des gants blancs. Quatre autres, plus âgés, en firent autant : les teneurs de coins. La tradition voulait que ces derniers fussent des conscrits et de surcroît des proches du défunt. Leur choix s’avérait parfois délicat car certaines familles se vexaient si l’un des leurs n’était pas demandé pour tenir un coin.

Le cocher tendait une croix en bois, crêpée de noir, au plus jeune qui lui aussi ganté de blanc, s’était approché avec les autres. Quand le prêtre et son servant réapparurent sur le palier, les porteurs montérent à leur tour. Peu après, ils revenaient en portant le cercueil. L’escalier craquait de plus belle. Le silence régnait, chapeau à la main, la foule attendait que le cercueil soit hissé sur le corbillard. Lorsque tout fut prêt, le porteur de la croix ouvrit la marche, les femmes lui emboîtèrent le pas. Puis, le prêtre et l’enfant de chœur ainsi que deux chantres qui les avaient rejoints précédaient le corbillard. Ce dernier avait une certaine allure. Quatre plumeaux noirs ornaient le toit. La route trop étroite, par moment, ne permettait pas aux quatre teneurs de coins de prendre leur place. C’est en compagnie des porteurs qu’ils cheminèrent derrière l’attelage, juste devant la famille. La veuve et la vieille dame étaient restées à la maison, âgées, le parcours aurait été au-dessus de leurs forces.

Cousin éloigné, mais très lié au défunt, mon père s’était joint à la famille. L’Guste et l’Djian, aperçus tout à l’heure, étaient mêlés aux hommes qui formaient la queue du cortège. Je me plaçais à côté d’eux. L’Guste en imposait autant par son regard que par sa taille, chaque mot prononcé avec lenteur portait comme un emporte-pièce. L’Djian, petit et agité, était un bartavé, il avait toujours quelque chose à dire.

L’Fanfoé va bien manquâ diè l’carre. A poé sa fène va étre obligea d’vèvre les vasses, elle porra pas y’arvâ solette, disait l’Djian.
Oua é l’Albert qu’va tôt yu fére, é, travaillive déjo les terres à métia, fit remarquer l’Guste.

– Le François va bien manquer dans le coin, et puis sa femme va être obligée de vendre les vaches. Elle ne pourra pas y arriver seule, disait Jean.
– Oui, c’est Albert qui va tout y faire, il travaillait déjà les terres à moitié, fit remarquer Auguste.
Le cortège se dirigeait vers l’église sur une route empierrée. Une forte montée permettait aux derniers d’apercevoir les premiers. Parvenus à la hauteur d’un champ du Fanfoé, l’Guste et l’Djian reprirent leur dialogue.

é m’éton-nrai bin qu’l’Albert gardisse tôt r’lo pommis pè trvailli avoé l’tracteû diè chos grand fan ? dit l’Guste.
Oua ! t’a bin vîu Joset l’éfan du Mil, stron vsin, la vartoya qu’alla fôtu bas cf’ivé | l’Mil était pas trop d’acco, mé alla bin éta obligea diu passâ, atramè le Joset volè modâ. E Mil qu’mia dé saqui jo, affirmait l’Djian.
Oua ! tot los mémes r’los joénes ! … fau toltin alla pè vite, s’écriait l’Guste. Faut pas démanda si los pommis les ginnent pê saï, à poé, p’labora ; é la mêma chuse ! tote la vôrnâ a fon trin l’cul sur l’tracteû à pinne cé déchaident pè pich onna gotte.
Pè vite ! pè fêre qu’a ? p’alla à la corrate é z’on rèque la corrate diè l’vêtre, interrogeait l’Djian.

– Ça m’étonnerait bien qu’Albert garde tous ces pommiers pour travailler avec le tracteur dans ce grand champ, dit Auguste.
– Oui ! T’as bien vu Joseph, le fils d’Émile notre voisin, la quantité qu’il a mis par terre cet hiver. Émile n’était pas trop d’accord, mais il a été obligé d’y passer, autrement Joseph voulait partir. C’est Émile qui me l’a dit un de ces jours, affirmait Jean.
– Oui ! Tous les mêmes ces jeunes, il faut toujours aller plus vite, s’écriait Auguste. Il ne faut pas demander si les pommiers les gênent pour faucher, et pour labourer. C’est la même chose ! Toute la journée à fond, le cul sur le tracteur ; à peine s’ils descendent pisser une goutte.
– Plus vite ! pour quoi faire ? Ils ont rien que la « courrate » dans le ventre, interrogeait Jean.

Fais attéchon à tos pis, criait l’Guste.

– Fais attention à tes pieds, criait Auguste, à celui qui le précédait. Trop tard : les chaussures noires écrasaient un peu plus le crottin abandonné plus haut par le cheval qui tirait le corbillard. Compliquant ainsi la tâche des moineaux, qui très friands de ce festin offert à si bon port, attendaient impatiemment sur un arbre, les derniers marcheurs.

La fin de la montée coïncidait avec un virage très prononcé à gauche, ce qui permettait aux derniers d’avoir un coup d’œil sur l’ensemble du cortège. J’étais de ceux-là.

Plusieurs groupes attendaient sur les entrées de champs longeant le parcours. Les femmes étaient les premières à s’intercaler parmi toutes celles qui formaient la tête du cortège. Les hommes se découvraient sur le passage du corbillard, certains se signaient. Pêle-mêle, les femmes et les hommes membres de la famille s’intégraient à leur place, derrière ce dernier.
Ceux qui restaient au bord de la route vinrent gonfler les derniers rangs. Les salutations allaient bon train.

L’Guste, voyant arriver un gros bonhomme qui balançait ses bras sur son ventre en marchant, interrogea l’Djian.

Quouié chos Grou qu’fa é vagné ?
T’sé pas ! rétorque l’autre.

– Qui est ce gros qui fait en semant ?
– Je ne sais pas, rétorque l’autre.

La remarque était excellente car, à chaque pas, il ramenait ses bras sur son ventre, ce qui, effectivement, rappelait le geste du semeur.
Nous arrivions dans le hameau que la route traversait. Un rideau à demi tiré laissait apercevoir le visage d’une personne figée qui regardait derrière les carreaux.

La Phine é pas alla à l’intèrament avoué ses rhumatismes ! observait l’Djian.
Oua ! … R’guéta vi r’la mate d’faimé celle biè n’arrindjia, dit l’Guste, plus intéressé par l’alignement du tas de fumier d’à côté que par la Phine derrière sa fenêtre.

À la sortie du village, une descente assez prononcée avait accéléré la vitesse du cortège. Au bout de cette ligne droite, l’église s’offrait à notre vue.
Un petit air de bise ramenait une odeur de porcherie ; en effet, nous apercevions la fruitière en bas.
Tout à coup, les chapeaux de feutre se levaient avec délicatesse (avec plus de gognes) de manières que de coutume, visiblement un Monchu était présent dans le groupe qui attendait sur le côté. La présence de ce Monchu fut remarquée et même appréciée par la foule à en croire les commentaires qu’elle suscitait.

Arrivé à l’église, le cortège s’immobilisa, la demie de dix heures sonnait.

Une fois de plus chacun se découvrait. Le cercueil fut descendu du corbillard, les teneurs de coins occupèrent leur place et si les femmes et la famille rentraient en totalité dans l’église, il n’en fut pas de même pour les hommes. Nombreux étaient ceux qui se dirigeaient vers le café qui longeait la grande route.
Je perdais du même coup mes deux compagnons de marche.

La cérémonie religieuse terminée, tout le monde se retrouve à la sortie de l’église pour reconstituer le cortège, en direction du cimetière. Celui-ci, peu éloigné, fut très vite noir de monde. Le prêtre récitait les dernières prières qui étaient couvertes par le glas.
Le Fanfoé fut descendu en terre par les porteurs. Chaque participant ne voulait manquer un dernier adieu à celui qu’il venait d’accompagner. Défilant devant la tombe, se signant ou jetant une poignée de terre, c’était l’ultime moment d’une émotion vraie. Puis, ce fut les condoléances auprès de la famille.

Arvi ! disaient les uns et les autres en se séparant tout en souhaitant se revoir bientôt.
Nous étions quelques-uns à emprunter le même parcours pour retrouver nos vélos. Les propos échangés devenaient plus familiers, chacun invitait l’autre et sa famille à venir à la maison.
Chemin faisant ce groupe s’amincissait à vue d’œil. Nous fûmes peu nombreux à revenir jusqu’à la maison mortuaire. Une dernière visite s’imposait.

Il se faisait tard, il fallait penser à rentrer, après avoir salué l’Djian et l’Guste, nous grimpions sur nos vélos.
Le soleil dans les yeux, nous arrivions bien vite au tronçon caillouteux où, une fois de plus dérangés, les merles s’envolèrent en sifflant rageusement.
Midi et demi sonnait derrière nous, à Marigny.

René Canet
Article initialement paru dans Kronos N° 4, 1989

Du besoin de surveillance… ou la nomination des gardes champêtres

21 septembre 1792 :
La Convention succède à l’Assemblée législative et proclame, sur proposition du député Grégoire, la République.

Très vite Girondins et Montagnards s’affrontent, s’entre-déchirent, le ton monte entre les deux partis. Danton, craignant que ces attaques multiples et de plus en plus violentes ne nuisent à la République, propose une alliance aux Girondins qui la refusent malgré les réticences de Condorcet et Vergniaud. C’est l’escalade. Le 2 juin 1793, les Girondins sont expulsés de l’Assemblée.

Les Montagnards réorganisent le Comité de Salut Public et le tribunal révolutionnaire.

L’époque est terrible. La Convention doit faire face à la coalition européenne, à la révolte de le Vendée, à l’insurrection menée en Province par les Girondins prescrits à Paris.

Le 5 septembre 1795, Barère s’écrie « Plaçons la Terreur à l’ordre du jour. »

Le 17 septembre paraît la « loi des suspects ». Le tribunal révolutionnaire condamne vigoureusement aristocrates et Girondins, juge avec sévérité toute personne soupçonnée d’hostilité envers la République.

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An II de la République Française, des mésententes surviennent entre Montagnards ; Robespierre devenu tout-puissant évince les révolutionnaires « exagérés » puis les « modérés ». La Terreur est à son apogée.

Danton est guillotiné le 5 avril 1794, Condorcet s’empoisonne le 9 du même mois. Robespierre fait voter la loi du 22 prairial (10 juin 1794) qui renforce les pouvoirs du tribunal révolutionnaire. À Fleurus, les armées de la Révolution remportent la victoire (16 au 26 juin 1794).

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À Saint-Girod, que se passe-t-il ? Entre les recrutements, les séquestrations des biens, les réquisitions des produits agricoles et des chevaux, la lecture des archives nous apprend que…

« Égalité, Liberté

L’An second de la République Française une, indivisible et démocratique, le vint neuf de prairial (17 juin 1794) à dix heures du matin, à Saint-Girod, dans la maison du secrétaire de la commune, le Conseil Général assemblé sous la présidence du citoïen Maire, assisté du citoïen Etienne Boissat choisi pour faire les fonctions de l’agent national provisoire absent, en éxécution de l’article premier de la section septième du décrêt du second septembre mil sept cent nonnante un, concernant les biens en usages ruraux et la police rurale, a unanimement nommé, ouï le dit Etienne Boissat en sa qualité, les citoïens Joseph fils de feu Joseph Berlioz du hameau de Marcellaz, Claude fils de Jean Louis Jacquin du hameau du chef-lieu, Claude fils d’Antoine Vibert du hameau de Vilette et Joseph fils de Jean-Claude Ducrêt du hameau de Chambéraz, gardes champêtres, pour veiller chacun dans l’arrondissement de la Commune qui lui sera fixé, à la conservation des bois, broussailles, châtaigneraies, champs, prés, marais, vignes, de toutes espèces de récoltes existantes sur les dits fonds et autres propriétés qui sont sous la foi publique, à charge de se faire recevoir par le citoïen juge de paix de ce canton et de justifier dans le terme de quatre jours d’avoir prêté le serment prescrit… »

La répartition des tâches se faisant comme indiqué sur la carte.
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« … bien entendu que chaque arrondissement assigné aux dits gardes champêtres s’étendra du levant au couchant jusqu’aux possessions des communes voisines… Le gage de chacun des dits gardes champêtres a été fixé par le Conseil Général à la somme de cent livres par an… »

Les quatre gardes champêtres nommés n’ayant pas satisfait au devoir qui leur était prescrit de se présenter devant le juge de paix et vu :

« … ce devoir d’autant plus urgent que la récolte en bled et les dégâts qui se font journellement dans les bois de la commune, exigent la surveillance la plus prompte… »

Le Conseil Général mandé par devers lui, le onze de messidor (29 juin)

« … les dits citoïens pour les interroger sur les motifs de leur coupable insouciance, et les citoïens Joseph Berlioz et Claude Vibert ayant comparu ont déclaré ne vouloir accepter l’emploi de gardes champêtres sans autre allégation, quant au dit Berlioz que défaut de volonté, et le dit Vibert a donné pour raison de son refus que des particuliers ont dit qu’ils feraient leur possible pour engager les gardes champêtres à une grande responsabilité, et s’est pourtant obstiné, au mépris des interrogates qui lui ont été faits, à taire les noms des auteurs de pareilles jactances. Sur quoi le dit Conseil arrête, ouï le citoïen Boissat en sa qualité, qu’extrait du procès-verbal de la nomination des dits gardes champêtres sera transmis à l’administration du District de Chambéri et qu’en temps il sera demandé à la dite administration les secours nécessaires pour contraindre ces citoïens réticents à l’obéissance aux lois rurales, ou pourvoir avec efficacité à leur remplacement par les moïens les plus expéditifs. »

La réponse ne se fait pas attendre. Une semaine plus tard les administrateurs du district envoient à la municipalité la missive suivante :

« Égalité, Liberté, Fraternité ou la Mort

Chambéry, le 19 messidor (8 juillet 1794)
An II de la république Française une et indivisible

Citoyens,

L’administration du district a reçu votre procès-verbal du 11 messidor par lequel vous dénoncez les nommés Joseph Berlioz, Claude Jacquin, Claude Vibert et Joseph Ducrêt de votre commune qui ont refusé d’accepter la charge de garde champêtre que vous leur avez confiée. Ce refus annonce que les individus ne sont pas animés de l’amour de la chose publique. Comment est-il possible qu’il puisse exister des hommes assez lâches et assez insensibles au bonheur de leurs concitoyens pour ne pas s’employer de conserver au peuple la subsistance en surveillant sans cesse les malveillans ou les voleurs qui chercheraient à la lui ravir. Faites donc appeler ces individus à votre bure et dites-leur que les citoyens doivent employer tous leurs moments et toute leur existence au service de la République, que tandis que nos frères versent leur sang aux frontières pour empêcher que les satellites des tyrans ne viennent dévaster et brûler nos récoltes, nous devons les conserver contre les attentats des ennemis de l’intérieur ; assurez-leur surtout que s’ils persistent dans leur désobéissance égoïste, ils seront inscrits sur le livre honteux des hommes suspects et qu’ils seront traités comme tels.
Nous vous invitons en outre à prendre des renseignements sur les propos qu’ont tenus quelques individus, qu’ils feraient leur possible pour engager les gardes champêtres à une grande responsabilité : il paraît par-là que l’on avait l’intention de les décourager pour commettre plus sûrement des dégats. Vous aurez soin de lire notre lettre aux quatre individus dont s’agit et à nous informer quel en a été l’effet.

Salut et Fraternité

Les administrateurs du District Delabeye et Gabet. »

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Le second thermidor (20 juillet 1794), le Conseil Général se réunit et fait paraître par devers lui les quatre citoyens susnommés, leur lit la lettre du district et les :

« … a interpellé de répondre s’ils persistent ou non au refus de la charge de garde champêtre qui leur a été confiée dans la séance du Conseil Général du 29 prairial dernier ; sur laquelle interpellation les dits citoïens Berlioz, Jacquin et Vibert de leur chef et le dit Ducrêt père au nom de Joseph son fils, l’un des dits gardes champêtres, ont unanimement déclaré qu’ils sont prêts d’entrer dans l’exercice de la dite charge, en tant que l’on fera cesser les jactances des malveillans et qu’il leur sera accordé une augmentation de gage, vu les grandes difficultés qu’il y aura à surveiller la récolte des bois, châtaigniers et des vignes, la commune se trouvant toute entrecoupée du levant au couchant de plusieurs ruisseaux bordés de hautes rives d’un accès très difficile à cause des avalanches qui y sont occasionnées par la coupe prématurée et l’enlèvement des bois… »

Le Conseil Général de la commune décide de se revoir pour discuter de l’augmentation des gages des quatre gardes champêtres, recommande à ces derniers de se présenter devant le juge de paix et arrête :

«  1° – que des renseignements seront pris sur les propos tendant à décourager les dits gardes champêtres ; et que pour y parvenir, tous les citoïens de la commune seront invités à faire devant le Maire, ou le Corps Municipal, la déclaration de tout ce qu’ils auront ouï à cet égard ;
2° – que l’extrait du présent procès-verbal sera transmis à l’administration du District pour l’informer de l’effet de la dite lettre. »

Il semblerait que l’avis à tous les citoyens d’être tenu de dénoncer les « malveillans » ait été entendu puisque, le 4 thermidor (22 juillet 1794) la Municipalité :

« … ouÏ la déclaration du citoïen Jean Boissat, relativement aux jactances des malveillans qui ont cherché à avilir la charge de garde champêtre, lequel a affirmé sous la foi du serment républicain, que le onze du mois proche passé, le citoïen Joseph Duclos habitant de la commune d’Albens, acensataire de la ferme dite chez Ribitel située rière cette commune, étant à souper chez le déposant s’avisa de tenir plusieurs propos injurieux contre la charge de garde champêtre et dit entr’autres choses qu’il ne pouvait y avoir que de foutus coquins qui acceptassent cette place, que la municipalité de cette commune n’était pas en règle d’avoir procédé à une telle nomination ; que la première fois qu’il verrait un garde champêtre en fonction, il lui tirerai un coup de fusil, il se vanta aussi d’avoir été du nombre des individus qui ont empêché l’élection du garde champêtre que l’on voulait établir au dit Albens lieu de son domicile. Le dit citoïen Claude Perrotin pour témoin du contenu en sa présente déposition… »

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Bien entendu, l’extrait du procès-verbal sera envoyé au District de Chambéry.

À Paris, Robespierre fait lire par Saint-Just, le 9 thermidor (27 juillet 1794), un rapport où il réclame une plus grande répression. Cette lecture est accueillie par les cris de « À bas le Tyran ! ». Tallien prend violemment à parti Robespierre. Le 10 thermidor, Robespierre est exécuté avec plusieurs de ses amis. La période de « La Terreur » s’achève.

À Saint-Girod, peu après, arrive la réponse du District.

« Chambéry, le 14 thermidor de l’an II de la
République une, indivisible et démocratique

Citoyens Maire et Officiers Municipaux,

Nous avons reçu votre procès-verbal du quatre thermidor contenant les informations que vous avez prises relativement aux activités des malveillans qui ont cherché à avilir les charges de gardes champêtres. La dénonciation du citoyen Jean Boissat ne suffit pas à punir le nommé Joseph Duclos qui a tenu les propos dont il est question, il faut encore un témoin ou deux ; selon le rapport du Boissat, il paraît que Duclos est un homme à surveiller, il faut qu’il soit animé de l’esprit du désordre, de la licence et du mépris des lois pour avoir osé tenir les propos qui sont contenus dans votre procès-verbal. Nous vous invitons donc à prendre de nouvelles informations tant sur les menaces qu’il a manifestées contre quiconque accepterait l’honorable place de garde champêtre que sur ses vie, moeurs et opinions politiques. Vous aurez soin de nous transmettre le plutôt possible le résultat de vos opérations que vous joindrez… »

De nouveau le Conseil Municipal se réunit le 20 thermidor (7 août 1794) et procède :
« … à l’audition du citoïen Claude fils de feu Claude Perrotin natif de la Bussière, Département de l’Isère, indiqué par le citoïen Jean Boissat dans sa déposition du quatre de ce mois, comme témoin des jactances faites et propos tenus le onze du mois proche passé par le citoïen Joseph Duclos dans la maison du dit citoïen Jean Boissat, lequel témoin habitant de la présente commune, âgé de trente six ans, a dit n’être point parent, allié, créancier, débiteur ni aux gages du citoïen Duclos et a déclaré avec serment prêté sur son civisme et conscience et sur le respect qui est dû à l’Etre Suprême, qu’un jour du mois dernier, sans se souvenir du quantième, le dit citoïen Joseph Duclos natif et habitant d’Albens, ascensataire de l’une des fermes provenant de l’émigré Morand, étant à souper chez le citoïen Jean Boissat avec ce dernier et lui déposant, il s’avisa de dire, en parlant des gardes champêtres que l’on avait nommés, à Saint-Girod, qu’il n’y avait que de la canaille et des gens méprisables qui voulussent accepter cette charge ; que la municipalité qui avait nommé à une telle place n’était pas en règle, que lui Joseph Duclos avec deux ou trois autres individus étaient bien venus à bout d’empêcher la Municipalité d’Albens de faire de semblables nominations ; il proféra bien d’autres paroles injurieuses aux fonctions de garde champêtre, mais je ne m’en rappelle pas et n’ai rien à dire de plus à ce sujet, sauf que j’observe que le dit citoïen Duclos était pris de vin et que même il se connaissait déjà d’avoir bu quand il arriva pour souper… »

La Municipalité déclare les informations closes pour ce chef, quant aux informations sur le citoyen Duclos, elle considère que sa résidence étant à Albens :

« … l’on ne pourrait obtenir à son égard que des renseignements bien imparfaits de la part des habitants de Saint-Girod, arrête que sous l’autorisation du Directoire du District, réquisitions seront faites à la Municipalité d’Albens de procéder incessamment aux informations requises… »

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Les archives compulsées ne révèlent rien de plus sur cette « affaire » ni sur ses protagonistes.

Cependant, dans un compte-rendu du six ventose (25 février 1795) nous apprenons que ledit Duclos est toujours acensataire des biens du ci-devant Morand, qu’il a deux ménages à tenir l’un de quatre personnes et l’autre de six individus, outre les ouvriers de la ferme ci-devant Morand, qu’il est aubergiste et qu’il adresse une pétition pour n’avoir pas à payer le cens en nature dont il est débiteur car les chevaux des charrois militaires ont consommé une quantité considérable de foin, paille, etc…

Il semblerait donc que les propos tenus par lui n’entraînèrent pas de conséquences néfastes. Peut-on en déduire qu’en milieu rural les répressions furent moins outrancières et le bon sens plus développé… ou faut-il penser que la fin de la « Terreur » survenue pendant le déroulement de l’affaire apaisât les esprits ?

Quant à nos quatre gardes champêtres, nous apprenons par le procès-verbal du 29 thermidor, an III, que Claude Jacquin et Pierre Millieret fils d’Etienne, tous deux :

« … domiciliés dans la présente commune, dont la probité, le zèle et le patriotisme sont généralement reconnus, pour être nommés par l’administration du district gardes champêtres rière cette commune où la quantité de bois, châtaigniers, broussailles et autres, et les grandes Crâses pratiquées par les divers ruisseaux qui traversent la commune établissent la nécessité d’avoir au moins deux gardes champêtres, l’un desquels aurait à surveiller tous les territoires dès Saint-Félix jusqu’au torrent de Gorzy et l’autre tout le surplus de dépendances du dit Saint-Girod dès le torrent susdit jusqu’à Mognard. Le Conseil Général arrête de plus déclarer qu’il est d’avis que le traitement des dits gardes champêtres soit porté à la somme de deux cents livres chacun… »

Deux gardes champêtres en lieu et place de quatre… Déjà la suppression du personnel.
L’ère moderne est en marche…

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Monique Ernould
Article initialement paru dans Kronos N° 4, 1989

Les dessins illustrant le texte ont été relevés sur des faïences en provenance des manufactures d’Aire-sur-la-Lys (62), Ancy-le-Franc (89) et Vausse (89) et diverses gravures exécutées à l’époque révolutionnaire.

Quand les Albanais décidèrent de devenir Français

Octobre 1792 – Vendémiaire an I

Les documents communiqués ci-après sont les procès-verbaux des réunions qui se tinrent à Saint-Ours, Saint-Germain et La Biolle les 10 et 13 Octobre 1792(1).

Au même moment, dans toute la Savoie, des assemblées communales semblables se réuniront pour élire leurs députés à l’Assemblée des Allobroges.

Voyons donc ce qui se passe à Saint-Germain.

PV de réunion en 1792 à Saint-Germain
PV de réunion en 1792 à Saint-Germain

À Saint-Germain, ce samedi 13 octobre 1792, les hommes réunis dans l’église paroissiale ont choisi Antoine Monard pour les représenter (Jean Benoît Braissand et Germain Bernard sont les suppléants). Antoine est un laboureur, c’est-à-dire un propriétaire aisé et instruit (il signe en toutes lettres).

Il se rendra dans huit jours à Chambéry ; là, le dimanche 21 octobre à deux heures de l’après-midi il retrouvera les 660 autres députés et se prononcera pour l’adoption de la Savoie « pour partie intégrante de la République Française ».

Cinq cent soixante-huit communes tirent de même, aucune ne réclame le maintien de l’union au Piémont ; seules trois communes (Le Biot, Pesey, Ontex) envisagèrent une république indépendante allobrogique.

Qui eut l’initiative de réunir cette Assemblée ?

Les Français de Montesquieu, entrés en Savoie le 21 Septembre ? Les Jacobins chambériens regroupés par Doppet à la veille de l’arrivée des français dans un club des Amis de la Liberté et de l’Égalité ?

Il semble qu’à Saint-Germain ce club ait eu un rôle moteur, puisque la réunion est provoquée par le citoyen Devaux membre de la Société des Amis de la Liberté, séante à Chambéry.

L’enthousiasme est évident, la reconnaissance envers la Convention Nationale aussi (c’est elle qui a voulu laisser les habitants libres de décider de leur devenir).

Le curé de Saint-Germain, Pétel, partage la joie de ses paroissiens. C’est alors l’attitude d’une bonne partie du clergé de Savoie… Une semaine plus tard, Monseigneur Conseil et ses chanoines rendront visite à l’Assemblée des Allobroges et célèbreront un office pour elle.

L’unanimité semble régner alors.

Examinons la situation à La Biolle, le même jour, 13 octobre 1792.

PV de réunion en 1792 à La Biolle
PV de réunion en 1792 à La Biolle.

Ici aussi le rôle du citoyen Devaux, commissaire suppléant, et de la Société des Amis de la Liberté, est évident.
Il a certainement amené un modèle de procès-verbal car on retrouve la même construction et les mêmes formules qu’à Saint-Germain.
À noter également la présence du curé Riouttard.

Mais ce qui retient l’attention, c’est la profession des élus.

– un propriétaire aisé, Louis Marie Bouquin, désigné suppléant, mais qui ne signe pas.

– un homme de loi, Sieur Joseph Marie Dimier ; remarquez sa signature : elle dénote d’une grande maîtrise de l’écrit. Ne soyez pas surpris par une telle présence dans le village ; La Biolle est alors à la tête d’un mandement qui deviendra Canton quelques mois plus tard, lorsque la Savoie sera devenue département français.

Joseph Marie Dimier devait jouer le rôle de secrétaire de la Communauté, son influence semble manifeste, on le qualifie de Sieur.

Très souvent, écrit A. Palluel « les villageois choisirent les secrétaires de communautés qui avaient déjà le pouvoir local de fait, d’où une énorme majorité de petits robins assez frottés de pouvoir ».

Bref, c’est dans une assemblée de petits notables, d’avocats, hommes de loi, médecins, propriétaires que Joseph Marie Dimier se retrouvera, une semaine plus tard. Le petit peuple s’est toujours laissé impressionner par les notables, beaux parleurs ; il est des constantes… dans l’histoire !

Au demeurant, ces notables vont accomplir durant la brève existence de l’Assemblée (21-29 octobre 1792) un gros travail de liquidation du passé.
Toutes les lois françaises devinrent applicables en Savoie et les députés votèrent l’abolition de la royauté et le rattachement à la France.
Les biens de l’Église furent mis au service de la nation et ceux des émigrés furent confisqués.
On édicta également la suppression de la noblesse, de la dîme et des droits féodaux, en cours de rachat depuis 1771. La constitution civile du clergé entre en vigueur.

Mais revenons une dernière fois dans l’Albanais, le mercredi 10 octobre 1792, onze heures du matin à Saint-Ours.

PV de réunion en 1792 à Saint-Ours
PV de réunion en 1792 à Saint-Ours

La séance est un peu différente à Saint-Ours : le texte qui la relate, rédigé par Vulliet, secrétaire de la communauté, est plus court.

Le niveau d’instruction semble plus faible ; aucun des citoyens élus ne signe et le président, Joseph Rey (choisi comme étant le plus ancien) doit faire authentifier sa marque.
Claude François Rebresson a été choisi pour député, Pierre Forest et Jacques Mathieu pour « excusants ». On ne dit rien du mode d’élection, mais on sait par ailleurs qu’il était effectué par acclamation.
Ce sont ces citoyens qui, dix jours plus tard, à Chambéry, chargeront une délégation conduite par Doppet et Simond (prêtre né à Rumilly, ayant un rôle actif dans l’introduction des idées révolutionnaires en Savoie), de se rendre à Paris pour demander officiellement à la Convention la réunion à la France.

Réunion qui fut décidée le 27 novembre 1792, au milieu d’un enthousiasme extraordinaire ; vous en jugerez à partir de cet extrait d’un journal parisien, « Républicain ».

« Un second député des Allobroges témoigne de la joie que la réunion de la Savoie à la France va répandre dans son pays.

Le président : Vous venez d’entendre les vives acclamations que cette réunion a excitées dans le temple de la loi. Une union universelle, voilà la gloire de cette heureuse journée. Déjà la nature avait décrété la réunion de la France et de la Savoie. L’Assemblée vient de la décréter comme la nature ; et le seul trône qui existera encore entr’elle, sera celui de la liberté, qui, placé sur le Mont-Blanc, dominera sur la France, la Savoie, et tous les peuples libres de l’Univers. »

Journal « Républicain »
Paris, novembre 1792

En fait, Doppet et Simond ne reçurent pas à Paris un accueil unanimement chaleureux.
Arrivés à Paris le 2 novembre, les députés Allobroges ne furent admis à la Convention que le 11. Il leur avait fallu entre temps persuader les sceptiques et les prudents de la Convention.
Un discours habile de l’Abbé Grégoire, Président de la Convention, fut nécessaire pour que la réunion soit décidée « provisoirement » le 27 novembre ; ce que, écrit A. Palluel « on se gardera bien de souligner aux Savoyards, préférant insister sur l’émotion et la joie des Conventionnels ».(2)

Désormais la Savoie sera associée aux destinées de la France pour plus de vingt-trois ans (1792-1815). Elle devenait le 84ème département de la République sous le nom de département du Mont-Blanc.
En décembre 1792, la Convention envoie quatre commissaires, dont Simond et Hérault de Séchelles, pour organiser la Savoie.

Carte du département du Mont-Blanc en 1793
Carte du département du Mont-Blanc en 1793.

Chambéry devient chef-lieu de département ; ce dernier est divisé en sept districts qui reproduisent à peu près les anciennes provinces.

Ce sont ceux de Thonon (ancien Chablais), Carouge, Cluses (ancien Faucigny), Annecy (ancien Genevois), Chambéry (ancienne Savoie Propre), Moûtiers (ancienne Tarentaise) et Saint-Jean-de-Maurienne (ancienne Maurienne). Le département gardera cette forme jusqu’en 1798, date de la création du département du Léman.

Passées l’euphorie et la relative tranquillité de l’hiver 1792-1793, la Savoie allait se retrouver plongée dans la tourmente révolutionnaire, la guerre avec les monarchies, la terreur, les soulèvements internes ; mais toujours la signification profonde du rattachement à la France resta dans les esprits.

Le procès-verbal de la fête civique qui se déroula à Chambéry en novembre 1793 en témoigne (texte original page suivante).

Tout en conservant ses caractères propres, le peuple savoyard manifeste son inclination pour la France républicaine : « nos rivières même nous indiquaient le cours de nos penchants vers elle »…
Voilà qui annonce l’état d’esprit qui sera celui des savoyards en 1860 :

« Foi dans le progrès qui, pour s’épanouir, requiert la liberté. »

Jean-Louis Hebrard
Article initialement paru dans Kronos N° 4, 1989

Bibliographie sommaire

  • La Savoie de 1792 à 1815 : documents publiés par la Société Savoisienne d’Histoire et d’Archéologie.
  • Paul Guichonnet – Histoire de Savoie 1960 – Gardet Editeur
    Histoire de la Savoie – Vol. III et IV Ed. Ouest France.

 

1) Archives Départementale de Savoie – Série L 304. Pour Albens, le compte-rendu est introuvable. Il existe pour Saint-Offenge, Grésy-sur-Aix, Rumilly.
2) La Savoie de la Révolution a nos jours. XIXème – XXème siècle Bd. Ouest France

Procès-verbal de la fête civique à Chambéry
Procès-verbal de la fête civique à Chambéry

Éditorial – Kronos 4, 1989

Nous sommes tous des héritiers

Nous sommes tous des héritiers et parfois nous ne le savons pas ou nous le savons mal.

Notre héritage s’appelle paysages, résultat du travail séculaire des hommes, constructions (de la maison paysanne aux édifices historiques) ou encore coutumes et savoir-faire.

Si nous n’y prenons garde, ce patrimoine risque de disparaître sans que nous nous en rendions seulement compte.

Pour éviter l’amnésie, maladie mortelle des sociétés sans racines, il faut maintenir la mémoire vivante.
Cette mémoire, notre société Kronos s’est employée dans ses activités et publications antérieures à la cultiver.
C’est dans cette direction que nous souhaitons aller de plus en plus. À preuve le numéro de cette année 1989 qui fait la part belle aux témoignages des femmes durant La Grande Guerre, aux souvenirs laissés par les illustres touristes de La Chambotte avant 1914, à tout ce qui se disait dans les grands rassemblements auxquels donnaient lieu les sépultures d’antan.

Il nous faudra donc approfondir la recherche et la collecte des supports de la mémoire : photographies, témoignages oraux, récits… ; tant en raison de la fragilité de ce patrimoine que parce qu’il touche à une certaine conception de l’histoire.

En effet, le document oral apporte un témoignage fait d’humanité et de vécu qui ressort rarement des documents officiels, conservés dans les archives. Il est aussi, sur certains aspects de la vie des hommes, la seule source à même de nous fournir des informations. Collecter ces témoignages, les faire connaître autour de nous, c’est être les « acteurs » de notre histoire ; les thèmes de recherche ne manquent pas : émigration aux Amériques, la vigne et le vin autrefois…

De même, la photographie doit avoir une place importante dans notre conception de l’histoire.
Quelle famille ne possède pas une « boîte de photos » ou un album pour les plus organisés. Là, se trouve la mémoire de notre région ; sur ces petits rectangles en noir et blanc on retrouvera le souvenir de l’école autrefois, des gestes de l’artisan du bois, des pratiques des paysans d’avant-guerre, du village d’avant la modernisation.

Voilà des chantiers à ouvrir, des pistes à explorer, dans la ligne de la « nouvelle histoire » ; une histoire qui ne réside pas seulement dans les faits et actes des « grands hommes » mais plutôt une histoire collective sachant replacer dans le cadre général de l’histoire nationale les gens et les choses de l’histoire locale.

Jean Louis Hebrard

Document pour connaître l'Histoire en Savoie du canton d'Albens en 1860 au canton d'Albens en 1861
Document pour connaître l’Histoire en Savoie du canton d’Albens en 1860 au canton d’Albens en 1861

La ligne de chemin de fer historique d’Aix-les-Bains à Annecy

Sur les routes…

Au début du XIX° siècle, le réseau routier de Savoie se limitait à l’axe Genève – Annecy – Aix – Chambéry – Saint Jean de Maurienne – Mont-Cenis – Turin, duquel se détachaient la route vers Moutiers – Le Petit Saint Bernard – Aoste – Milan ainsi que celles de Montmélian à Grenoble, de Chambéry à Lyon par les Échelles et du Col du Chat à Saint-Genix (Lyon) et à Belley (Bourg, Paris).
On y circulait à pied, seul mode de transport pour la majorité des gens du peuple, très pauvres. Pour acheminer du courrier ou des voyageurs plus fortunés, des services de diligences étaient en place sur certains itinéraires tels que Chambéry à Turin et Chambéry à Genève.

diligence

Aux relais de poste, distants de 15 à 30 kilomètres les uns des autres, parfois moins, on échangeait les chevaux. Mognard comptait un relais, bâtiment toujours occupé sur la route vers Saint Girod.
Pour l’entretien des routes, les populations de nos communes étaient soumises à des corvées. Une délibération du Conseil Municipal de La Biolle, au XIX°siècle, fait état des griefs que l’on avait contre les gens d’Albens qui, affirmait-on, ne faisaient pas autant de corvées que les Biollans.
La circulation sur les routes était précaire, parfois dangereuse. Les véhicules s’embourbaient dans les ornières et ravinements, ou cassaient leurs essieux. La situation était bien plus grave sur les petits chemins qui desservaient nos villages, hors des grands axes.
Vers 1837, un nouvel itinéraire vers Lyon fut ouvert, grâce à la création d’un service de bateaux à vapeur sur le Lac du Bourget, le Canal de Savières et le Rhône. On embarquait au Bourget du Lac ou à Port Puer à Aix.
En 1851, gagner Paris nécessitait 38 heures au minimum, 11 heures pour Lyon et 28 pour Turin.

Les chemins de fer

L’avènement du chemin de fer, véritable instrument de la révolution industrielle, bouleversait alors les communications en Europe. Né en Grande-Bretagne, au début du siècle, celui-ci étendait ses ramifications en France, voisine de la Savoie, depuis 1827 (Saint Étienne à Andrézieux sur la Loire).
La monarchie Sarde avait pour ambition, elle aussi, de doter le royaume de ce nouveau moyen de locomotion et l’idée progressait dans les milieux politiques et financiers. Relier la Savoie aux autres provinces sardes était une préoccupation que Cavour avait exprimée dès 1839. L’idée de franchir les Alpes par un tunnel, due à Joseph Médail, sera entreprise par Sommeiller aidé de Grandis et Grattoni a partir de 1857.
En Savoie, le Conseil Divisionnaire de Chambéry, dès 1849, exprimait le souhait que soient percées les Alpes mais aussi que soient étudiés des projets de liaisons ferroviaires vers la France et la Suisse. Ce vœu confirmé en 1850 et 1851 se précisera en 1852 par la demande d’une liaison directe de Chambéry à Lyon sous l’Épine. Pour la destination de Genève on songeait naturellement à passer par Aix et Annecy. En 1853, le programme général des lignes ferroviaires est exposé au parlement de Turin par Paléocapa, Ministre des travaux publics. La loi du 29 Mai 1853 entérine alors le projet présenté par le banquier Laffite de création du chemin de fer Victor Emmanuel de Modane à Chambéry et à Saint Genix d’Aoste, et de Chambéry à Aix – Albens – Annecy et Genève, plutôt que par le tunnel de l’Épine. La priorité sera finalement donnée à une liaison se dirigeant depuis le chemin de fer français par Culoz (ligne de Lyon à Genève), au lieu de passer par Saint Genix. Des raisons économiques et stratégiques en furent la cause. Réalisée dès le 2 Septembre 1855, cette liaison sera en effet utilisée fin avril 1859 pour l’acheminement des troupes françaises de Napoléon III, allié du Piémont, pour la reconquête de la Lombardie aux Autrichiens, après les accords de Plombières.

CieVictorEmmanuel

Après l’annexion de la Savoie, la France dotera d’un régime administratif particulier la ligne de l’ex-compagnie Victor Emmanuel, de Culoz à la frontière italienne (Réseau du Rhône au Mont-Cenis exploité par le P.L.M. (1)) et poursuivra les travaux jusqu’à Modane tout en continuant le forage du tunnel du Fréjus réalisé en 1870 et mis en service l’année suivante.

D’Aix a Annecy

La jonction d’Aix à Annecy va être étudiée sérieusement et l’infrastructure générale reconsidérée. À cette époque, le chemin de fer venant de Chambéry passait le long du lac du Bourget depuis Terre-Nue, sur l’emplacement de la route actuelle. Une gare était située au hameau de Choudy (le bâtiment existe toujours). De là, un rebroussement permettait d’atteindre une station terminus située près de l’actuelle place Clémenceau.

GareAix

À partir de 1860, le tracé de la ligne depuis Voglans est dévié par le Viviers abandonnant les bords du lac. Une nouvelle gare est construite à Aix sur son emplacement actuel et de là s’embranche la ligne vers Annecy.
En 1853, le projet primitif faisait bifurquer cette ligne depuis Savigny (La Biolle) vers Chambéraz-Saint Girod et un point de franchissement du Chéran entre Marigny et Alby. Il est surprenant d’observer que ce tracé sera, 125 ans plus tard, celui retenu pour « l’autoroute AREA », jusqu’au delà d’Annecy.
En fin de compte, le P.L.M. chargé de la réalisation de la voie ferrée adoptera le tracé par Albens et Rumilly, plus long mais desservant mieux les localités importantes.

GareAlbens

En 1864, La Biolle s’étant émue de ne pas être desservie par le rail, une délibération sera prise par le Conseil Municipal, suggérant la création d’un point d’arrêt vers Pont Combet ou les Sauvages. Il semble bien que cette requête ne fit jamais l’objet d’aucune étude.
En 1865, les communes de Bloye, Cessens, Massingy et Marigny-Saint Marcel demandèrent, par l’intermédiaire de Maître Laracine, avocat à la cour impériale de Chambéry, qu’une station soit ouverte à Bloye afin de mieux desservir cette partie de l’Albanais. Un point de vente de billets fut aménagé dans le passage à niveau mais la gare ne sera véritablement réalisée qu’entre 1924 et 1926. Elle est aujourd’hui fermée.
Les tractations de l’administration avec les propriétaires locaux ne soulevèrent que peu de remous pour l’acquisition des terrains nécessaires à la construction du chemin de fer. Toutefois, certains accords, par la suite, se révéleront assez fragiles. De nombreux litiges entre des particuliers de La Biolle et Albens et les constructeurs furent arbitrés par le Préfet de la Savoie : foin perdu ou prés privés de l’eau d’arrosage par suite de détournement de ruisseaux, eaux détournées et perdues à La Biolle par suite du creusement du tunnel des Sauvages, enrochement non réalisé dans la Deysse déviée, ou clôtures brisées, etc… Le plus tenace dans ses réclamations fut certainement le Maire de La Biolle, Monsieur Filliard pour des terrains qu’il possédait à Albens. Il poursuivit ses requêtes pendant de nombreuses années et obtint partiellement gain de cause.

CasquettePLM

Ouverture de la ligne

Tous les terrains entre Aix et Annecy furent acquis pour permettre la pose éventuelle d’une deuxième voie, jamais réalisée. Les expropriations portèrent en fin de compte sur 16 hectares à Albens, 1 hectare 25 à Mognard, 3 hectares 98 ares à La Biolle et 10 hectares et 74 ares à Grésy sur Aix pour un prix moyen d’environ 11 000 Francs de l’époque à l’hectare.

GareRumilly

Un soin tout particulier fut pris pour la réalisation des maisonnettes de gardes-barrières et des gares mais aussi des édicules baptisés « lieux d’aisance ». Ces derniers étaient indispensables, les voitures à voyageurs de l’époque étant dépourvues de WC !
Le 13 Juin 1866, le Directeur Général des Ponts et Chaussées et des chemins de Fer, Conseiller d’État, M. de Franqueville, devait autoriser, après enquête, la circulation officielle des trains sur tous les ponts métalliques de la ligne. Le même jour, le Ministre des Travaux Publics autorisait la mise en exploitation de la ligne par le P.L.M. Celle-ci était terminée depuis près d’un an, seul manquait le tronçon du Thiou à la gare d’Annecy, non réalisé pour de sombres raisons administratives, semble-t-il. Le Conseil Général de la Savoie s’en émut et une délibération soumise au Préfet pour demander l’ouverture rapide de la ligne. Celle-ci ne provoqua aucune manifestation de liesse populaire.

Autres travaux réalisés

Un petit bâtiment annexe fut construit contre la gare d’Albens en 1902 pour servir de bureau, la cour des marchandises agrandie en 1909, un quai pour le chargement des bestiaux réalisé en 1912. L’éclairage électrique et la pose d’une marquise occupèrent l’année 1920, tandis que vers 1932 deux petites plaques tournantes étaient supprimées.
À La Biolle, le tunnel des Sauvages fut abandonné dès 1973 pour un tracé nouveau le long de la Deysse, à l’air libre.
Dès le début, la ligne fut exploitée par les locomotives et voitures fournies par le P.L.M. Jamais, semble-t-il, les locomotives de la compagnie Victor Emmanuel n’eurent à parcourir Aix-Annecy. Les locomotives à vapeur appartenaient au dépôt de Chambéry.
Les voitures en bois, à deux essieux, offraient un confort très rudimentaire. L’éclairage au pétrole ne donnait qu’une faible clarté dans les compartiments étroits, auxquels on accédait par des portières latérales disposées tout le long de la voiture. Le chauffage, l’hiver, devait être assuré, comme sur bien d’autres lignes, par des bouillottes d’eau chaude glissées sous les pieds des voyageurs, en période très froide.

LocoVapeurPLM

L’expansion du trafic ne se fit qu’après le prolongement vers La Roche sur Foron (1884) et Annemasse, et de La Roche sur Foron à Cluses (1890) et à Saint Gervais Le Fayet (1898). En 1901, la ligne d’Annecy à Albertville était elle aussi réalisée (ligne aujourd’hui fermée et transformée partiellement en piste cyclable).

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Une renommée internationale

Les guerres n’ont pas vraiment marqué profondément la section de ligne d’Aix à Annecy. La seconde guerre mondiale ne provoquera que des actions occasionnelles sur la voie de la part de le Résistance. Mais en 1940, pour éviter une invasion allemande venue par la Haute-Savoie, on déposera l’aiguillage d’entrée de la gare d’Albens, vite rétabli. Plus concentrés en Haute-Savoie, les maquis réalisèrent là-bas de nombreux coups de main sur les installations ferroviaires.

GareAnnecy

Les années 1949/50 par contre, apportèrent à la voie ferrée d’Aix à Annecy une renommée qui figure aujourd’hui dans bien des ouvrages et traités sur l’histoire des chemins de fer. C’est sur ce parcours, en effet, que furent réalisées des expériences historiques. Elles sont dues à la clairvoyance d’un Savoyard, Louis Armand (1905-1971), natif de Cruseilles, Polytechnicien, Académicien, grand Patron de la S.N.C.F. pendant de nombreuses années. Cette aventure mérite d’être contée.

LouisArmand

En 1943, Louis Armand, ingénieur en chef à la S.N.C.F. mais aussi membre dirigeant de Résistance-Fer, réunissait quelques spécialistes pour envisager les électrifications de lignes de chemins de fer à réaliser après la guerre. Au cours de cette réunion est évoquée l’utilisation du courant alternatif en fréquence industrielle, celui que produisent les centrales électriques. Dans les systèmes alors en vigueur, on transforme ou redresse le courant dans des sous-stations placées le long de la voie alimentées par des lignes à haute tension spéciales, pour l’utiliser sur les locomotives. Pour vérifier l’intérêt présumé de l’électrification en courant industriel, Louis Armand favorisa en 1945 l’envoi d’une mission française dans le Pays de Bade, alors en zone d’occupation française en Allemagne. Là, au Hôllental, les allemands avaient électrifié avant la guerre une ligne de montagne, en courant industriel. La complexité des moteurs des locomotives utilisées avait fait conclure au peu d’intérêt économique du système. La mission française tira des conclusions différentes à partir des essais effectués à l’aide d’une locomotive et d’une automotrice construites spécialement sur place. Pour vérifier le bien fondé de la formule il fut décidé d’électrifier selon ce type de courant une ligne française. Ce fut Aix-Annecy. Les travaux débutèrent fin 1949. À l’automne 1950, la première locomotive expérimentale, construite en Suisse arrivait à Chambéry : la CC605l. Elle est aujourd’hui restaurée dans sa couleur grise d’origine et préservée sous la rotonde SNCF de Chambéry par l’association APMFS.

LocoAutomotrice

Dès 1952, d’autres locomotives et automotrices seront construites, expérimentant des formules techniques différentes et sillonneront la ligne pendant des années.
La somme d’informations recueillies est considérable après ces essais concluants et un nouveau système d’électrification des chemins de fer était né, sûr, économique et d’avant-garde. La S.N.C.F. va alors l’appliquer sur sa ligne du Nord-Est, de Valenciennes à Thionville, au très important trafic de charbon et minerai de fer, puis étendra progressivement ce système à d’autres lignes. Le monde entier se tournera vers ce type d électrification : URSS, Chine, Inde etc…
Les lignes T.G.V. elles-mêmes sont électrifiées selon ce type de courant dont les essais réussis entre Aix et Annecy au début des années cinquante ont montré l’étonnante fiabilité. Le chemin de fer devenait ainsi un client comme un autre d’E.D.F. Pour cela, il aura fallu régler le problème des moteurs des locomotives utilisables sous ce courant.
Les années ont passé. Les amateurs d’archéologie industrielle (en l’occurrence ferroviaire) n’ont plus aucune chance de retrouver trace des locomotives ou automotrices de ces essais extraordinaires : elles ont été ferraillées, sauf celle préservée à Chambéry.

CC20001

La ligne elle même a été modernisée par l’application d’un système de signalisation pour la circulation des trains (bloc automatique de voie unique télécommandé depuis Chambéry). Les bâtiments anciens qui abritaient les locomotives ont été détruits (Aix, Annecy) ou vont l’être bientôt (Annemasse).
Les amateurs de chemin de fer, aujourd’hui, conservent précieusement les clichés inédits de telle ou telle locomotive des essais de Savoie.
Bientôt il ne restera de cette époque qu’ une importante littérature. Les uns après les autres, les hommes qui ont connu cette période disparaissent. Au cours de celle-ci, grâce à Louis Armand notamment, une très grande technologie nouvelle a pris son essor dans l’Albanais, entre Aix, Annecy, et La Roche sur Foron.

Henri BILLIEZ

Article initialement paru dans Kronos N° 4, 1989
Mis à jour en janvier 2016

Bibliographie sommaire

– Cahiers d’Histoire – La Savoie – Tome V – J. Lovie 1960 Faculté des Lettres de Lyon
– Le chemin de Fer en Savoie – 1854/1914 – P. Préau-Histoire en Savoie n° 7/1977
– L’évolution du matériel moteur et roulant du P.L.M. – L.M. Villain – Paris 1971.
– Archives Départementales de Savoie
– La Vie du Rail (numéros divers)
– Histoire du chemin de Fer en Savoie – H. Billiez Connaissance de la Savoie – Éditions 73 / La Croix Blanche Saint Michel de Maurienne.
– Histoire Mouvementée du Rail dans la région aixoise – H. Billiez Aix 73 Hebdo – numéros divers
– Chemin de fer – n° 386 (1987/5) AFAC Paris (numéro spécial sur la Savoie par André Gache)
– Différents documents et archives privés

(1) P.L.M : compagnie des chemine de Fer de Paris à Lyon et a la Méditerranée, exploitant tout le Sud-Est de la France, par fusion progressive avec les petites compagnies.