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Un enfant d’Albens, Joseph Michaud

Administrateur soucieux de bonnes finances, Charles-Emmanuel III, 15è duc de Savoie et second de sa Maison à porter la couronne de Sardaigne, savait combien il est nécessaire d’assurer au plus juste la charge de l’impôt. C’est pourquoi, par l’édit de péréquation de 1738, il a soumis à la taille la quasi totalité des biens nobles sur la base de la mensuration répertoriée de toutes les terres entreprises par son père, Victor-Amédée II, promoteur des fameuses mappes sardes.

Charles-Emmanuel a également laissé une œuvre législative importante, les royales constitutions de 1770, dans lesquelles certains ont vu l’une des bases fondamentales du droit civil et public moderne. Il n’a pas pu cependant éviter que, lors de la Guerre de succession d’Autriche, les provinces savoyardes subissent une dure occupation espagnole et, fait de moindre importance, mais pourtant significatif, la violation, dans la nuit du 11 mai 1755 de la frontière savoyarde par une troupe française qui se saisira au château de Rochefort, près de Novalaise, de la personne de Mandrin. Cette violation entraînera des protestations qui vaudront au duc de Savoie les excuses présentées par une ambassade spéciale de son cousin Louis XV.

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Joseph François Michaud naît dans la 37è année du règne de Charles-Emmanuel. Son souvenir est conservé à Albens, au village d’Orly, grâce à une plaque apposée sur la maison où il vit le jour, le 19 Juin 1767 (1). La famille Michaud est « honorablement établie » dans le pays depuis plusieurs générations, lorsque le père de Joseph, notaire, décide de se fixer en France, à Bourg en Bresse, au grand désespoir de l’enfant, âgé alors de 5 ou 6 ans. Michaud a confié à son collaborateur Poujoulat comment il dût être arraché de force à la voiture qui l’avait emmené et qu’ayant agrippé un peu de la paille qui s’y trouvait, courut s’enfermer dans un grenier pour coucher sur cette paille du pays natal. L’enfant s’habituera cependant très vite à sa nouvelle patrie.
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Devenu homme, Michaud évoquera souvent les années de bonheur passées dans la belle plaine bressane sans pour autant oublier son village natal. C’est du nom d’Albens qu’il signera un écrit publié à l’occasion de la sortie de la prison du Temple de Madame Royale.

Après un premier enseignement reçu dans sa famille, Michaud poursuit ses études au collège de Bourg en Bresse puis à Lyon. Dans cette ville, l’adolescent rencontre Fanny de Bauharnais, belle personne, parente de la future Impératrice qui l’incite à tenter sa chance à Paris. Le jeune homme n’oubliera pas sa bienfaitrice, il l’aidera à survivre dans la tourmente révolutionnaire.

De son propre aveu, Michaud n’était pas prédisposé, de naissance, à prendre le parti « du roi et du clergé », mais arrivé à Paris, en 1791, dans un climat de violence extrême, il devient royaliste par esprit de conservation plus que par démarche politique. L’Assemblée Constituante siégeant, il met sa plume au service de La Gazette Universelle et de quelques autres feuilles de tendance royaliste. Plus tard, il fonde La Quotidienne qui, après des fortunes diverses, sera provisoirement réduite au silence par les canons du général Bonaparte au soir du 13 Vendémiaire (2).

Michaud est alors arrêté. Il parvient à s’échapper mais il est condamné à mort par coutumace, le 5 Brumaire de l’An IV (27 octobre 1795), comme convaincu « d’avoir constamment par son journal, provoqué à la révolte et au rétablissement de la royauté ». En 1796, le jugement est révoqué, Michaud fait alors reparaître La Quotidienne, mais à plusieurs reprises, il connaîtra encore, les prisons du Directoire.

Lors du coup d’état de 18 Fructidor (3), il échappe de justesse à la déportation en Guyane en se réfugiant dans le Jura. De cette époque date son œuvre poétique la plus connue, « Le printemps d’un proscrit » qui sera éditée en 1802.

L’avènement de Bonaparte ne met pas immédiatement fin aux ennuis de Michaud, dont un pamphlet, Adieux à Bonaparte, est assez mal accueilli par la police du premier Consul. Comme beaucoup d’autres, le publiciste se rallie cependant au nouvel ordre des choses, plus par raison que par mouvement du cœur. En 1813, il prend place à l’Académie Française. L’Empereur ratifie ce choix sur le champ de bataille de Leipzig.

Michaud salut avec ferveur le retour des Bourbons. En 1814, il fait reparaître La Quotidienne et, après l’intermède des « cents Jours », il est élu député de Bourg en Bresse dans la « Chambre introuvable » ». Officier de la Légion d’honneur, censeur de la presse, lecteur du roi Charles X ; Michaud n’en garde pas moins, malgré ces faveurs, une indéniable indépendance d’esprit.

En 1827, il figure parmi les dix huit académiciens signataires d’une supplique de protestation adressée au Roi, contre le projet de loi du comte de Peyronnet sur la presse.

En 1830, 1831, Michaud voyage en Orient. C’est à Constantinople qu’il apprend avec douleur mais sans surprise, le renversement de Charles X par « La Révolution de juillet ».

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Revenu en France, il s’établit à Passy où il meurt sans postérité le 30 septembre 1839. Sa tombe ornée d’un buste dû au sculpteur Bosio existe toujours dans le cimetière de Passy.

S’il est connu surtout comme historien des croisades, Michaud est également l’auteur de poèmes, dont le plus connu, « Le printemps d’un proscrit », sera publié en 1802, sur les instances de Chateaubriand. Le physiologiste Flourens, successeur de Michaud à l’Académie Française (il avait eu Victor Hugo comme concurrent) dira dans son discours de réception que : « ce qui fait le succès de l’ouvrage, c’est qu’on y cherche moins les beaux vers, qui pourtant y abondent, que les émotions d’une âme ferme rendue plus sensible par le malheur ».

Œuvre capitale, selon Chateaubriand, les cinq volumes (4) de l’Histoire des Croisades sont publiés de 1808 à 1822. Ils seront complétés par une Bibliothèque des croisades et par Correspondance d’orient, recueil des lettres écrites par Michaud durant le voyage qu’il fit en 1830, 1831 sur les lieux mêmes des combats des chevaliers de la croix.

Poujoulat, ami et collaborateur de Michaud, estime que l’Histoire des Croisades a contribué, avant que n’apparaissent les ouvrages d’Augustin Thierry, Michelet, Guizot… au renouveau de la science historique. Laissons aux spécialistes le soin de dire si ce jugement du disciple sur l’œuvre du Maître peut être maintenu. On se souvient pourtant que c’est en lisant les Martyrs, au récit du « bandit des francs », qu’Augustin Thierry sentit naître en lui la vocation d’historien. Nous connaissons également les liens qui unissaient Chateaubriand et Michaud. Il est donc permis de penser que l’influence de l’auteur des Martyrs s’est exercée sur l’historien des Croisades pour donner à l’œuvre ce caractère qui, au travers de la relation des faits et de la description des mœurs, dépeint l’esprit du temps.

Historien novateur ?… Michaud a également publié une Histoire des progrès et de la chute de l’empire de Mysore et une Collection pour servir à l’histoire de France depuis le XIIIè siècle. Avec son frère Louis Gabriel (5), il a fondé la Biographie universelle, précieux répertoire qui se consulte toujours avec profit.

En cette année 1986, où nous commémorerons le 200è anniversaire de la conquête du Mont-Blanc par Jacques Balmat et le Docteur Paccard, il est un fait moins connu de la vie de Joseph Michaud et de son activité littéraire, qu’il faut rappeler.

En 1787, alors que De Saussure vient tout juste d’y parvenir, Michaud décide de tenter l’ascension du géant des Alpes. À l’époque, l’idée n’est pas communément répandue. Certes Michaud échouera et s’arrêtera aux Grands Mulets, mais il a laissé de cette tentative un récit publié en 1791 sous le titre « Voyage littéraire au Mont-Blanc et dans quelques lieux pittoresques de la Savoie ». Ce premier livre dédié à Fanny de Bauharnais contient des descriptions bien dans l’esprit du temps, qui donnent à penser que le royaliste Michaud n’a pas été sans subir l’influence de J. J. Rousseau. Ainsi les habitants de Chamonix apparaissent à l’auteur « véritablement égaux et libres » et la Mer de Glace « formée de flots en courroux qui sont entrés en congélation subite ». Il n’en demeure pas moins que même sous cette forme, le récit présente un grand intérêt, car il vient d’un homme qui, selon l’expression de C.E. Engel, « en l’espace d’un instant a inventé : l’alpinisme véritable fait d’amour de la montagne et d’amour du sport… et rendant à César ce qui est à César, Michaud est le premier touriste qui ait raté le Mont-Blanc ».

Une rue d’Albens, son village natal et une rue de Chambéry capitale de la Savoie, portent le nom de Joseph Michaud, hommage mérité, à un homme dont la vie et l’œuvre ont reçu le sceau d’évènements historiques prodigieux, durant lesquels, sa terre d’origine, la Savoie, a connu un premier rattachement à la France, patrie d’élection de cet illustre enfant d’Albens.

Félix Levet

Notes de l’auteur
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1) Cette plaque a été scellée sur une initiative et en présence de H. Bordeaux.

2) Journées des 12 et 13 Vendémiaire, An IV – Avant de se séparer, la convention avait décidé que les 2/3 des membres des nouvelles assemblées prévues par la Constitution de l’an III seraient pris obligatoirement parmi les anciens conventionnels. Ces dispositions entraînèrent un soulèvement des royalistes, dont les sections parisiennes furent écrasées, après des combats meurtriers, le 13 Vendémiaire, (4 octobre 1795) devant l’église Saint Roch, par les troupes du général Bonaparte.

3) 18 Fructidor, An V (4 Septembre 1797) coup d’état exécuté par trois membres du Directoire, Barras, Laréveillère-Lepaux, Rewbel, contre les deux autres directeurs, Barthélémy et Lazare Carnot, et contre les membres des Conseils accusés d’être favorables au rétablissement de la royauté. Ce coup d’état eut notamment pour conséquence, la déportation en Guyane, de Barthélémy, de membres des Conseils, de journalistes et de nombreux prêtres.

4) L’édition de 1841, comporte six volumes.

5) Louis Gabriel Michaud, dit Michaud jeune, frère cadet de Joseph Michaud né à Bourg en Bresse en 1772, mort en 1858, d’abord officier d’infanterie, devint éditeur. Il a participé à la fondation de la Biographie universelle.

6) Un décret de la Convention du 27 Novembre 1792, fait de la Savoie, le 84è département français, sous le nom de département du Mont-Blanc, chef lieu Chambéry.
Avec la loi du 25 août 1798, la Savoie est comprise dans deux départements, département du Léman, chef lieu Genève et département du Mont-Blanc, chef lieu Chambéry.
Après une partition, en 1814, entre le royaume de France et celui de Piémont-Sardaigne, la Savoie retourne en 1815 à la Maison qui lui doit son nom.

Quelques anecdotes sur Michaud :
* en 1795, Michaud composa avec Beaulieu, à l’occasion de la délivrance de la fille de Louis XVI pour se rendre en Autriche, un petit ouvrage qu’il dédia à la princesse, sous le nom d’Adieux à Madame, et qu’il signa : PAR MONSIEUR D’ALBENS.
* Jugement de Sainte Beuve sur le journaliste polémiste : « Aux aguets chaque matin, il excellait à faire un combat de franc-tireur, à suivre les moindres mouvements de l’ennemi, et tomber sur lui par surprise ».
* le célèbre Fouché, ministre de la police sous l’Empire, qualifia Michaud de « Rivarol Savoyard , le comparant au journaliste contre-révolutionnaire Antoine de Rivarol.

Article initialement paru dans Kronos N° 1, 1986

Albens à l’époque romaine (I-Ve siècle)

L’origine gallo-romaine d’Albens est, je le pense, bien connue de tous. Mais que sait-on de plus à ce sujet ?

Il a paru bon de faire le point des connaissances et de présenter sous forme d’un article les résultats des recherches menées tant sur le terrain que dans les musées.

Ainsi, est-ce à un voyage dans un passé vieux de 18 siècles que je vous invite. Voyage qui nous mènera sur les chantiers archéologiques de ces dernières années, dans les musées de Chambéry et d’Annecy mais aussi dans les revues savantes pour y rencontrer les érudits d’autrefois, témoins de découvertes aujourd’hui perdues.
Au bout de ce voyage, nous aurons, je l’espère, beaucoup appris ; la vie quotidienne dans Albinnum, l’aspect d’ensemble du village, ses liens économiques avec le reste de l’empire romain nous seront plus familiers.

Les moyens de connaître un passé aussi lointain

Recherches archéologiques – Ramassage de surface – Visite dans les musées régionaux – Lecture des publications

1 La recherche archéologique

Nul ne l’ignore, cette étude des civilisations passées est devenue une science aux techniques bien définies, la principale étant la pratique des fouilles. Des fouilles ont été entreprises entre 1978 et 1981 par le Club d’archéologie du Collège Jacques Prévert. Elles ont permis à de nombreux élèves de mener une étude minutieuse des couches successives du sol (méthode stratigraphique), de mettre à jour un grand nombre d’objets, de vestiges et de les étudier.
On est en mesure à présent d’en donner les résultats.

Tout d’abord la stratigraphie (étude des couches successives).

stratigraphie

On distingue bien quatre niveaux :
* le plus ancien, donc le plus profond, se compose d’une épaisse couche de sable. Il ne renferme aucun vestige humain.
* sur ce niveau, les hommes sont venus s’installer, apportant avec eux de la céramique grise. Ce second niveau correspondrait à l’occupation Celte (entendez Gauloise), des Allobroges vivant là aux derniers siècles avant JC.
* le troisième niveau est celui de l’occupation romaine. Couche qui renferme le plus de vestiges : restes de murs grossiers, tuiles, clous, céramique. Grâce aux objets trouvés, on peut dire que cette occupation romaine s’étend du début du Ier siècle au IVième siècle de notre ère. Cette occupation est perturbée à partir du IIIième siècle par les invasions (on retrouve une couche renfermant beaucoup de cendres – les restes des destructions barbares ?)
* le dernier niveau, supérieur, le plus récent, correspond à la couche cultivée. Si on y trouve des objets romains (pièces/fragments de vase), c’est que les labours profonds atteignent la couche romaine toute proche et font remonter ces objets non sans mal pour eux.

Si on se résume, quatre niveaux, en partant de la surface :
– un niveau correspondant aux cultures actuelles, en surface.
– un niveau romain (I-IVe).
– un niveau gaulois (derniers siècles avant JC).
– un niveau sans occupation humaine, le plus profond (sable).
Tout l’intérêt de la stratigraphie est là ; un voyage dans le temps, au fur et à mesure que l’on s’enfonce dans le sol ; une mise en évidence des séquences d’occupation du village par ses lointains habitants.

2 Le ramassage en surface

* Comme son nom l’indique, il consiste à collecter à la surface du sol les vestiges anciens. La coupe stratigraphique nous l’a bien montré ; la couche cultivée renferme des objets des couches inférieures que les travaux agricoles ont ramenés à la surface.
Au moment des labours, après les grandes pluies, il est intéressant de circuler dans les champs ; un œil exercé et averti peut ainsi trouver de nombreux objets.
Ainsi :
– une marque de potier sur céramique rouge, celle de SALVETUS (nous en reparlerons) ;
-un beau décor sur un fragment de bol, représentant un lapin (sans doute une scène de chasse).
* Dans le même cadre d’activité, on peut parler du suivi des travaux. Albens se transforme de jour en jour, ce qui entraîne l’ouverture de nombreux chantiers (construction, voirie, travaux de l’ONF, …).
L’archéologue a intérêt à suivre ces travaux, à se rendre sur les chantiers car il pourra faire des découvertes ; il pourra également avertir, informer le personnel des chantiers de l’intérêt de ces découvertes (la collaboration avec ces personnels est toujours fructueuse). Ainsi furent découverts lors des travaux dans les marais un bol et deux belles assiettes (céramique beige).
On le voit, l’activité sur le terrain est porteuse d’informations. Elle nous permet de compléter nos collections (objets, vestiges, …), mais aussi de préciser nos connaissances sur l’étendue du périmètre archéologique romain.
Nous en verrons par la suite toute l’importance.

3 Les recherches dans les musées à la lumière des revues savantes

Les musées régionaux conservent de nombreux et beaux objets découverts à Albens dans les siècles passés.
La lecture des revues savantes nous permet d’en savoir plus sur ces découvertes anciennes (localisation de la découverte, contexte, état de l’objet, …).
À la lumière de toutes ces recherches, nous sommes en mesure de donner une idée de l’importance et de la richesse de ces objets :
* les bronzes sont bien représentés :
– deux pieds de chèvres ; bronze (fonte creuse) de patine vert clair, avec incisions figurant le pelage.

pieds de chèvre
Pieds de chèvre en bronze

Découverts au lieu-dit « La Tour », ils furent acquis par le musée d’Annecy en juillet 1905 et sont aujourd’hui présentés dans une de ses salles.
Charles Marteaux (archéologue du XIXe siècle) pensait qu’ils formaient les supports d’une table gallo-romaine, sans doute d’un trépied.
– un miroir en bronze, dont on ne connaît pas les circonstances de la découverte et qui est présenté dans une vitrine du musée savoisien (Chambéry). C’est un disque circulaire, plat, en bronze poli, d’un diamètre de 12cm (on ne connait pas à l’époque les miroirs en verre). Le manche qui est cassé devait s’insérer dans une poignée de bois ou d’ivoire.

* la verrerie :
Elle comprend essentiellement des bouteilles, mais aussi une magnifique urne cinéraire.
– l’urne cinéraire fut découverte en 1863 lors de la construction de la voie ferrée. Elle était renfermée dans un vase à rebord en terre rougeâtre, qui fut brisé lors de l’extraction.

Urne cinéraire
Urne cinéraire

C’est une urne de petite dimension (15cm de hauteur et 9cm de largeur à l’ouverture) ornée de cordons en losanges, coulés avec le verre, le pied est godronné (Godron : ornement qui affecte la forme d’un œuf très allongé).
– les bouteilles sont plus nombreuses. Trois d’entre elles nous sont parvenues intactes. Elles sont plus petites que leurs sœurs actuelles (10 à 17cm). Elles ont une panse carrée et sont munies d’une anse. Le fond est décoré de cercles concentriques en relief, d’une croix à l’intérieur d’un cercle.

Bouteille
Bouteille

La couleur du verre est très belle, dans les verts ou les bleus, avec des nuances pastels.
Le verre était connu dans l’antiquité, mais c’est à partir de la découverte du soufrage (vers 100 avant JC) que cette industrie se développe.
À la fin du Ier siècle de notre ère, il y a des officines dans la basse vallée du Rhône, puis à Lyon et à Vienne.
On peut penser que ces bouteilles proviennent de ces ateliers.
Au IIe siècle, ce type de bouteille devient très abondant pour disparaître ensuite.

* la vaisselle :
Il s’agit ici d’une très belle pièce en céramique sigillée qui se trouve exposée dans les vitrines du musée savoisien.

Bol en terre sigillée
Bol en terre sigillée

C’est un bol, décoré de motifs en relief (d’où le nom de sigillée) provenant des ateliers du centre de la Gaule (Lezoux) datant du IIe siècle de notre ère.
Cette céramique sigillée est une véritable banque d’images. Véhicule de romanisation, elle a contribué à la diffusion d’une imagerie populaire fondée sur la religion, les jeux, les combats guerriers, les scènes de chasse.
Ici, sous une rangée d’oves (ornement en forme d’œuf), un médaillon contenant un Amour ou une Victoire, un demi médaillon contenant deux masques et un oiseau puis en dessous, un animal courant, une tige de palmier stylisée.
L’étude des objets présentés dans les musées régionaux nous informe sur le niveau de vie d’un groupe social aisé à Albens, mais aussi nous renseigne sur les liaisons économiques avec les diverses régions de la Gaule et de l’Empire.
À partir de la, nous pouvons imaginer le luxe dont bénéficie ce petit groupe : la céramique sigillée serait à comparer à notre porcelaine ; le verre devait être encore cher à l’époque.
Ce luxe est attesté par un autre objet présenté au musée savoisien. Il s’agit d’une applique de cuivre étamée, recouverte d’une mince feuille d’argent dorée et doublée d’une plaque d’argent ajouré ; les rivets de cuivre étaient recouverts d’une calotte d’argent ?
Qui étaient ces personnes aisées ? Nous tenterons d’en présenter quelques-unes par la suite.
Il est également possible de savoir d’où l’on faisait venir ces beaux objets (verrerie des ateliers du couloir rhodanien, vaisselle des ateliers de l’Allier) et partant de là, de dresser une carte des liaisons commerciales aux premiers siècles de notre ère.

Quelles informations tirer des objets archéologiques ? Voilà le fil conducteur de la suite de l’article.

À la recherche des liaisons commerciales antiques
Des monnaies replacent Albens dans le cadre de la Grande Histoire

La céramique dévoile les itinéraires commerciaux. Deux monnaies d’Aurélien et Tétricus replace Albens dans le contexte de la crise de l’Empire au IIIe siècle de notre ère.

1 La céramique

Celle découverte à Albens appartient à plusieurs catégories qu’il serait bon de présenter avant d’aller plus avant.
On peut en distinguer quatre :
– la sigillée, de couleur rouge vif, ornée de motifs en relief.
– la céramique grise ou céramique allobroge.
– les amphores pour le transport des liquides et des grains.
– la céramique commune, de couleur claire.
Pour la clarté de l’exposé, nous ne retiendrons que deux catégories, la sigillée et les amphores. Les raisons en sont simples : par leurs formes, leurs marques ou leurs décors, elles permettent de savoir de façon précise la date et le lieu de fabrication.

La sigillée

Ce type de céramique romaine, d’allure très caractéristique, a été fabriqué pendant toute la durée de l’Empire romain exclusivement (Ier au Ve siècle de notre ère).
Les grands ateliers de fabrication sont tous situés en Gaule romaine et appartiennent à trois grands groupes : Ateliers du Sud, Ateliers du Centre, Ateliers de l’Est.

Répartition des officines de sigillée
Répartition des officines de sigillée

Ils produisent des vases selon des techniques qui évoluent peu. Les vases comportent presque toujours un décor en relief, obtenu à partir d’un moule en creux. Ces vases sont recouverts d’un vernis rouge donné par une très mince couche d’argile fine à forte teneur en oxyde de fer. Ce vernis confère au vase un très grand degré de résistance à la corrosion, si bien que lorsqu’on en découvre aujourd’hui, leur aspect semble presque neuf.
Les principales formes produites (coupe, bol, assiette, pichet, …) ont été classées par certains érudits comme Dragendorf ou Oswald. Les formes variant avec la mode et la technique, on peut les dater. Le bol trouvé à Albens date du second siècle de notre ère.
Les décors ayant déjà été présentés, il vaut mieux parler des estampillés que l’on trouve sur ces vases. Les estampillés ou marques de potiers sont placées soit sur la paroi externe du vase au milieu du décor, soit sur le fond au dos du vase.
Les potiers ayant travaillé dans un nombre restreint d’ateliers (25 environ pour la Gaule) dont les plus célèbres sont la Graufesenque et Lezoux, on a pu établir les époques d’activité de ces artisans et partant de là, la date de réalisation.

Tableau chronologiques des potiers dont les marques ont été trouvées à Albens
Tableau chronologiques des potiers dont les marques ont été trouvées à Albens

Les céramiques sigillées d’Albens ont été fabriquées dans les Ateliers du Sud et du Centre, de 50 à 160 après JC.

Les amphores

Découvertes en grand nombre à Albens, elles sont souvent en mauvais état. On a conservé surtout le col et les anses.
Par leur forme, que l’on peut déduire des éléments précédents, il est possible de dire que certaines proviennent d’Espagne. Ce sont de grosses amphores à huile, de forme très ronde, et dont les grosses anses à section ronde portent souvent des marques. Sur l’une d’elle, on peut lire S. C. Elle provient de Bétique (Andalousie actuelle).

Il devient alors possible d’esquisser une carte des échanges commerciaux à l’époque.

Les échanges commerciaux
Les échanges commerciaux

Cette carte ne nous renseigne que sur les importations, les achats effectués par les habitants du village. Nous ignorons si des produits fabriqués à Albens étaient vendus à l’extérieur.
Ces importations viennent de la province de Narbonnaise, dont fait partie Albens, pour les verreries. La sigillée provient du Massif Central : Allier et Aveyron. L’huile et les amphores viennent de plus loin, du sud de l’Espagne, province de Bétique.

* On peut se faire une idée de la circulation de ces produits.
On sait pour la sigillée de la Graufesenque qu’elle était commercialisée par les NEGOCIATORES REI CRETARIAE, grands négociants de terres cuites, dont les réseaux commerciaux étaient solidement établis, avec relais de stockage aux points de rupture de charge, et des entrepôts de redistribution (tels ceux de Fos-sur-mer, Clermont-Ferrand, Feurs, …).
Cette céramique était commercialisée fort loin : Méditerranée Orientale, mer Baltique, mer Noire et jusqu’en Inde.
Ces grands négociants avaient recours, tant qu’ils le pouvaient, au transport par voie d’eau.
Une voie d’échanges privilégiée comme celle du Rhône ne pouvait manquer de jouer son rôle dans l’essor des échanges qui caractérise la « Paix romaine ». La navigation fluviale va donc se développer sur le Rhône de la Méditerranée à Seyssel et Genève, mais aussi sur ses affluents (Ouveze, Durance, Isère, Ardèche, Saône, Doubs).
Il existait alors une batellerie active et organisée. Elle était entre les mains des corporations de NAUTES. Le secteur lyonnais du fleuve était desservi par les NAUTAE RHODANICI, siégeant à Lyon, dont le trafic couvrait le Rhône jurassien jusqu’à Seyssel.
L’Isère, au tournant de la Combe de Savoie, était entre les mains des RATIARII VOLUDNIEUSES, dont le port d’attache était Voludnia près de Saint-Jean-de-la-Porte.
Ces corporations assuraient non seulement la navigation mais aussi les ruptures de charges et les transferts par terre, sans doute entre l’Isère et le lac du Bourget, comme entre Seyssel et Genève, Annecy et la région. Le Rhône et ses affluents formaient ainsi la voie d’introduction et d’échanges de quantités de marchandises, parmi les plus lourdes principalement.

* Quel était le matériel de navigation utilisé par ces nautes ?
On ne peut s’appuyer sur aucun vestige ni figuration provenant du secteur Allobroge. Il faut avoir recours aux vestiges découverts dans le reste de l’Empire pour s’en faire une idée.

Ils se regroupent en trois ensembles :
– les radeaux (ratis) : ils sont faits rapidement à partir de troncs ou poutres assemblés. De véritables trains de radeaux ou de bois flottants destinés à la construction circulaient sur le fleuve. Le radeau pouvait servir à assurer le passage des cours d’eau en guise de bac. On pouvait aussi utiliser des barques à fond plat.

ratis = radeau
ratis = radeau

– les barques à fond plat : le terme de ratis s’applique aussi à elles. Elles étaient utilisées sur les rapides des fleuves ou les rivières peu profondes.

ratis = bateau à fond plat
ratis = bateau à fond plat

– les bateaux : les romains appelaient NAVIS CAUDICARIA le bateau fluvial qui remontait le fleuve après avoir reçu la charge d’un bateau de haute mer. Ce type de bateau semble avoir été utilisé en aval de Seyssel (comme semblent l’indiquer certaines inscriptions). Le célèbre bateau gaulois transportant une charge de tonneaux (musée de Trèves) donne une idée de leur allure. Il marche à la rame comme la plupart des bateaux fluviaux de commerce.

Transport de vin en tonneaux sur un fleuve.
Transport de vin en tonneaux sur un fleuve.

* Sur le fleuve circulait des produits très variés qui avaient pour destination Seyssel.
Des convois entiers de jarres et d’amphores lourdement chargées de vin, d’huile ou de blé remontaient le fleuve. Le commerce des lampes à huile, des céramiques sigillées s’effectuait de la même façon. Les navires étaient aussi chargés de matériaux de construction : briques, tuyaux d’argile et tuiles.
Le centre de production devait se trouver à Vienne où Claranius, un des nombreux fabricants apposait son nom sur ses produits. On peut voir certaines de ses tuiles dans les musées de Savoie (Chambéry, Aix et Annecy).
À la descente, les navires transportaient des tonnes de pierres (des carrières de Seyssel ou de Fay dans le petit Bugey) pour alimenter les constructions de Lyon.
Tout un trafic intense, portant sur des produits très divers, du blé aux matériaux de construction en passant par la vaisselle aboutissait au port de Condate (Seyssel).
Le port de Condate était sans doute majeur par l’importance de ses installations. C’est lui seul qui figure sur l’itinéraire de Peutinger (carte romaine du siècle) entre Etana (Yenne) et Genava (Genève).
Il a été fouillé à la fin des années 1970 par Messieurs Dufournet et Broise qui ont mis en évidence l’existence de vastes installations s’étageant en gradins le long du fleuve, d’où partaient une voie bordée d’un portique et de boutiques de commerçants.
Ce port a été très actif jusqu’à la fin du IIIe siècle. Il tirait son importance du fait que le Rhône n’étant plus navigable en amont, une rupture de charge s’imposait. Les marchandises poursuivaient leur chemin par voie de terre jusqu’à Genève, Annecy et bien sur Albens.

* Par voie de terre, le transport était plus délicat. Il empruntait un réseau routier assez bien connu.

Genève et son territoire dans l'antiquité. Pierre Broise, 1970
Genève et son territoire dans l’antiquité.
Pierre Broise, 1970

On peut s’imaginer les habitants d’Albens de l’époque se rendant à Condate pour s’y procurer vaisselle, lampes, huile, tuiles dans les boutiques bordant le port. On peut imaginer aussi les marchands, à pieds ou en charriots, allant dans les villages et villes voisines pour y écouler leurs produits.
Quoi qu’il en soit, une vie relationnelle importante devait animer la voie qui de Seyssel en passant par Sion, Albens et Aix conduisait à Lemenc.
Cette voie a aujourd’hui disparu, mais son tracé a été étudié par les érudits du siècle dernier, entre autre Charles Marteaux. Ils s’appuient sur des découvertes nombreuses ; près de Seyssel avec les importants vestiges du Val de Fier ; autour d’Albens, entre Bloye au Nord et Marline au Sud, le pavement de la voie a été mis à jour au XIXe siècle ; à Albens même plusieurs mètres de pavement ont été exhumés lors de travaux en 1860 et 1910.
C’était donc une voie romaine principale qui passait par Albens, aux premiers siècles de notre ère, mettant le village en relation avec tous les centres importants du moment, comme le montre bien Pierre Broise dans son ouvrage « Genève et son territoire dans l’Antiquité ».
Ainsi les habitants d’Albens pouvaient-ils se procurer ces produits venant des diverses régions de la Gaule ou de la lointaine Bétique. Contre quelques pièces de bronze ou de cuivre (la monnaie très répandue dans l’empire favorise les échanges), ils pouvaient acheter l’huile pour les exercices physiques et les bains, les coupes pour boire le vin, les tuiles pour leurs toits.

2 La monnaie

On a vu son importance dans les échanges. Elle est bien représentée à Albens et nous permettra d’avoir une idée du monnayage romain, de dresser une chronologie de la présence romaine pour enfin entrer un instant dans la grande Histoire.
* Le sous sol d’Albens a fourni plusieurs dizaines de monnaies.
Les plus anciennes découvertes remonteraient à 1786 où un ensemble de 30 monnaies a été mis à jour à La Ville.
D’autres monnaies ont été découvertes par la suite à Bacuz, aux Coutres et à Marline. La plupart de ces monnaies ont été vendues ou se sont perdues à nouveau.
Depuis une dizaine d’années, date de la création du Club d’archéologie du Collège, nous avons pu recueillir une dizaine de pièces environ. Elles ont été mises à jour soit par des particuliers, soit en cours de fouille par nos soins, mais ont pu être photographiées, étudiées et pour certaines conservées au collège.
Elles doivent être replacées dans le monnayage romain, dont voici un tableau sommaire :
Aureus     pièce d’or        25 deniers
Denier     pièce d’argent    4 sesterces
Sesterce   pièce de bronze   4 as
Dupondius  pièce de bronze   2 as

Nous ne possédons que des monnaies des deux dernières catégories dont une magnifique pièce de bronze de l’empereur Tibère (14-37), présentant au revers l’Autel de Lyon ou Autel des Gaules ; autel encadré de deux colonnes portant des victoires tendant des couronnes. Bien lisible en dessous : « À Rome et à Auguste ».
De la fin du Ier siècle, nous possédons un sesterce de l’empereur Vespasien (69-79). Au revers, une magnifique déesse de la Fortune vêtue à l’antique et portant tous les attributs de sa fonction.

* Cet ensemble de monnaies permet de jalonner la présence romaine à Albens et d’en dresser la chronologie.

Monnaies romaines d'Albens
Monnaies romaines d’Albens

Les romains sont installés chez nous dès le début de notre ère (monnaie de Julia Augusta). Les monnaies sont nombreuses tout au long des Ier, IIe et IIIe siècle, avec une particulière abondance lors de la crise du IIIe siècle (liée à l’inflation et aux luttes politiques). À partir du IVe, les monnaies se font plus rares, de mauvaise qualité, c’est l’époque des invasions, du ralentissement des activités et des échanges, de la fin de l’empire romain.
Bientôt le Moyen Âge débutera et l’on parlera de la Sabaudia, nom dont dérive celui de Savoie.

* Deux de ces monnaies, celle d’Aurélien et de Tétricus, vont nous permettre une incursion dans la Grande Histoire.
En cette fin du IIIe siècle, le pouvoir de l’empereur Aurélien est contesté dans les provinces d’Asie ; à Palmyre, la reine Zénobie s’est révoltée.
À l’ouest, c’est Tétricus qui a constitué un empire des Gaules. Cet empire des Gaules comprend tout l’ouest et le nord de la France. La province de Narbonnaise est restée fidèle à Aurélien et Albens se trouve ainsi à la frontière des deux empires.
La présence de ces deux pièces dans notre village prouve que ce dernier était indécis et partagé entre les deux obédiences.
Bien vite, la situation se rétablit au profit de l’empereur officiel. Tétricus, abandonné par ses troupes sur les champs de bataille de Châlons-sur-Marne, participera au triomphe d’Aurélien en 274 à Rome.
On nous le décrit : « Parmi les prisonniers marchait Tétricus avec sa chlamyde écarlate, sa tunique verdâtre et ses braies gauloises, accompagné de ses fils ».
On ne nous dit pas ce qu’il advint des habitants d’Albens qui avaient choisi son parti. Mais, on peut être rassuré sur leur sort, quand on saura qu’Aurélien ne tint pas rancune à son adversaire auquel il accordera par la suite le poste de gouverneur de Lucanie.

Il est temps maintenant de parler un peu plus longuement d’Albens et de ses habitants, il y a… 18 siècles.

Albinnum, un Vicus, Chef-lieu du Pagus Dianiensis

Albens replacé dans le cadre général de l’Empire – Description du village – Les croyances – La société.

1 Albens est un Vicus

Un habitat aggloméré, un centre d’échanges commerciaux, pourvu d’une organisation administrative.
Le vicus est le plus petit élément du système administratif romain qui reposait essentiellement sur un réseau de villes très hiérarchisé.
Aux premiers siècles de notre ère, le vicus appartient à la cité de Vienne (capitale de l’Allobrogie) partie de la Province de Narbonnaise (la première à être romanisée en Gaule).
Le Vicus d’Albens était le chef-lieu du Pagus Dianensis ou Dianus, Pagus signifiant pays. Ce pagus devait s’étendre des vallées du Chéran et du Fier jusqu’au Rhône (Chautagne). Il était également nommé Pagus Albinnensi, ce qui a donné aujourd’hui l’Albanais. Ainsi, Albens était déjà à cette époque un chef-lieu, le centre administratif de l’Albanais (au sens large).

Origine et signification du nom d’Albens

Le nom Albinnum est bien attesté par des inscriptions, dont une est visible sur les murs de l’église de Marigny-Saint-Marcel. Ces inscriptions ont été étudiées et figurent au Corpus des Inscriptions Latines (CIL, XII, n°2558 et 2561).
Voilà le nom d’Albens connu depuis l’antiquité ! Mais que signifie-t-il ?
Ici, on entre dans la toponymie (étude de l’origine des noms). C’est une science où s’affronte plusieurs écoles. On aura de ce fait des explications diverses sur la signification de ce nom. Je me contenterai de les exposer, sans trancher en faveur de l’une ou de l’autre.
– le nom d’Albens proviendrait du terme « Villa Albenci », c’est-à-dire la villa d’Albinnum ; autrement dit, le nom d’un domaine rural dont le propriétaire était le « sieur » Albinnum.
– l’Albenche, le nom du petit cours d’eau traversant le village, serait à l’origine du nom.
Mais certains ne se sont pas satisfaits d’explications aussi sommaires. Ils sont allés chercher dans la « linguistique » la signification première du nom. Le nom « Albinnum » contiendrait la racine ligure ALBA, dont le sens pourrait signifier blanc. Ce terme serait un qualificatif de l’eau opposé à la terre noirâtre et se serait appliqué surtout aux eaux courantes ou jaillissantes.
Il ressort de ces recherches une grande incertitude.
On peut résumer cela en disant : qu’un riche romain aurait donné son nom au village ; qu’un cours d’eau (terme géographique) pourrait en être à l’origine, qu’une langue ancienne (question sur les premiers occupants du village ?), le ligure aurait conservé le souvenir marquant de la blancheur du paysage.
Chaque fois, ces explications font appel à des données historiques, géographiques, linguistiques et humaines.
Mais revenons à Albinnum, le village.

* Il est inclus dans un réseau routier qui joue un grand rôle dans sa vie et son organisation spatiale.
On a vu l’importance de la voie romaine dans la vie économique d’Albens. Que sait-on d’elle de façon plus précise?
Elle a donné lieu à de multiples recherches dans le passé. Peut-on aussi, à partir des découvertes du XIXe siècle et de témoignages plus récents, en dessiner le tracé général.
C’était une voie dallée (Pierre Broise la qualifie de voie romaine principale) dont on a retrouvé des portions à Braille, aux Grandes Reisses (en 2 points), aux Coutres (en 3 points) et à Orly. Dans le village actuel, sa présence a été signalée en 1911 derrière la gare des marchandises, dans le prolongement direct d’une autre partie découverte quelques années plus tôt au Nord (jardin Picon) .
Cette voie devait suivre, à peu près, le tracé de la voie ferrée, donc traverser le village du Nord au Sud, où après avoir passé le ruisseau de l’Albenche, elle suivait jusqu’à Orly le vieux chemin actuel. Au delà d’Orly, son tracé fut retrouvé en 1869 ; un propriétaire mit à jour de grosses pierres enfoncées de 50cm dans le sol.
Doublant cette voie, existaient certainement des chemins muletiers qui longeaient les coteaux à l’Est et à l’Ouest (de Pouilly à la Biolle).
Mais c’était la voie principale, dallée, orientée Nord-Sud qui déterminait l’organisation d’Albinnum.
Essayons une description du village à partir des vestiges immobiliers mis à jour depuis deux siècles.

2 Albinnum, il y a 18 siècles

Albinnum
Albinnum

Nous proposons un plan qui n’est en aucun cas une représentation exacte du village autrefois. Ce document est plutôt à prendre comme une tentative de délimitation sommaire des principaux quartiers du vicus.
De part et d’autre de la voie, quatre ensembles paraissent avoir concentré les constructions.

* La Ville
Vaste monticule de 3 hectares, entouré d’une enceinte de 270m par 110, il se remarque bien dans le paysage aujourd’hui encore.
Un rempart en gros galets, de plusieurs mètres de hauteur, défend la colline de la ville du côté Est et sur l’angle Sud Est. Il fait de cette colline peu élevée (365 m environ), au milieu des marais, un site défensif. Un puits en son centre assure son approvisionnement en eau potable.
On y a découvert de nombreux vestiges antiques (inscriptions, marbre, tuile) et récemment deux fragments de colonnes.
On peut y voir un point fortifié celte, existant avant l’arrivée des romains, transformé par eux, quatre siècles plus tard (au moment des invasions) en Castrum.

* Le quartier des Coutres
C’est le quartier qui regroupait les principaux édifices connus.
Thermes et Portiques – Temples – Bâtiments principaux d’une villa – Habitations – Un relais de poste (la voie longeait ce quartier).

– les thermes, dits Bains de C Sennius Sabinus
On connait leur existence par deux inscriptions : CIL n° 2493 et 2494.
Elles nous apprennent qu’il s’agit d’une donation faite par C. Sennius Sabinus « préfet des ouvriers » aux habitants du Vicus d’Albens ; donation d’eau et du « droit d’amener ces eaux par une conduite ». À cela s’ajoute la donation d’un bain public, d’un terrain d’exercice et de portiques.
On sait que ces inscriptions dateraient du milieu du Ier siècle.
Il est difficile de déterminer l’emplacement des thermes ; on peut toutefois dire qu’ils devaient se situer entre l’actuel cimetière et la RN 201, car on a trouve là des pilettes (soutient du sol de la salle chaude).
Quant à la conduite qui amenait l’eau de Saint-Marcel à Albens, on aurait retrouvé sa trace au nord des Coutres, dans les marais. Il s’agit d’une conduite en tuiles cimentées (tuiles plates ou tegulae).
Ainsi, on peut affirmer que vers 50 après JC, les habitants d’Albinnum disposaient de bains publics dus à la générosité d’un riche citoyen romain, préfet du génie, appartenant à une famille influente de la région en rapport avec Vienne.

– les temples
Le vicus possédait, semble-t-il, un temple de Mercure et un autre dédié à l’empereur Septime Sévère.
Comme pour les thermes, leur existence est connue grâce à des inscriptions et à des trouvailles archéologiques.
Le culte de Mercure est attesté à Albens par une inscription CIL, XII, 2490. Leur localisation est impossible à préciser. Le seul élément permettant de situer l’un de ces temples provient de découvertes archéologiques faites au XIXe siècle.
Sur l’emplacement de l’ancienne église et du cimetière, ont été mis à jour un « plan uni, pavé de dalles », des colonnes et des chapiteaux. On pense qu’il s’agissait d’un temple ; d’après la dimension des bases des colonnes de marbre blanc, elles devaient avoir une hauteur de 10m.
Le seul élément d’architecture visible aujourd’hui se dresse dans l’ancien cimetière. C’est « la colonne des curés », fût de 4m de haut sur une base antique, taillé dans le calcaire (laisserait-elle supposer l’existence d’un autre temple ?).
À partir de ces quelques éléments, on peut dire que, sous la dynastie des Sévères (193-235), on pratiquait le culte impérial et on vénérait Mercure à Albens. Un ou des temples de grande dimension devaient donc exister dans le secteur Sud-Est du vicus.

– un relais de poste
Sa présence n’est pas prouvée mais reste possible.
Charles Marteaux écrit dans son étude de 1913 sur « La voie romaine de Condate à Aquae (Aix-les-Bains) » : « Il est probable que Lemincum et Condate étaient les deux mansiones extrêmes, avec Albinnum, comme mutatio ou relais spécial, si toutefois cette voie était affectée au cursus publicus du service de la poste impériale ».
Ainsi l’existence d’un relais est présentée comme probable. Le bon sens ne peut-il pas, à défaut de témoignages précis, suppléer à l’absence de sources ?

– les habitations
Elles devaient être disposées tout le long de la voie. Les recherches archéologiques menées ces dernières années n’ont pas permis de fouiller une de ces habitations en totalité. Nous ne sommes pas en mesure de nous faire une idée de leur plan.
On peut toutefois noter pour l’ensemble de ces constructions, nombreuses aux Coutres (au Nord de la RN 201), la présence fréquente de murs en galets. Les sols de ces maisons étaient dallés (dallage en briquettes rouges, en galets, …)
L’eau provenait peut-être de la conduite en tuiles cimentées qui alimentait les thermes. Les habitants disposaient de puits (en 1907, on en découvrit un le long de la RN 201).
La présence de nombreuses tuiles plates (tegulae) et de clous nous permettent d’imaginer une couverture en tuiles rouges sur charpente de bois pour la plupart de ces demeures.

* La nécropole
Les cimetières romains étaient placés le long des voies, à la sortie des villes. Albens ne fait pas exception.
Il est possible de situer de façon précise cette nécropole (sur l’emplacement actuel des écoles et du collège).

– de nombreuses découvertes anciennes :
À la fin du XVIIIe siècle, mise à jour d’un tombeau, près du vieux chemin des Coutres dans la direction de Futenex ; tombeau fait de briques et de pierres grossières, il était recouvert par une pierre portant l’épitaphe suivante : « À Titia, âme très douce, morte à l’âge de 25 ans et 3 mois ».
D’autres inscriptions découvertes par la suite sont conservées au CIL n° 249_ et 2499.
La première nous fait partager la douleur de Rutilius Aurelius et Divilia Licina, parents éplorés, qui viennent de perdre leur fille Divilia Aurelia morte à l’âge de quinze ans et six mois.
L’autre nous apprend qu’un fils a élevé un tombeau à son père et à son frère Octavianus.
Au total, sept épitaphes furent mises à jour. C’est dire l’importance de la nécropole. À ces épitaphes, il faut joindre la découverte de l’urne cinéraire en verre dont nous avons déjà parlé.
Cela nous renseigne sur les pratiques funéraires : importance de l’inhumation mais aussi pratique de l’incinération.

– des découvertes plus récentes :
À l’occasion de la construction du collège, entre 1976 et 1978, des découvertes nous ont apporté des informations supplémentaires. La nécropole romaine a été utilisée après la chute de l’empire romain durant les premiers siècles du Moyen Âge (Ve au IXe).
En 1976-1977, de nombreuses tombes en molasse ont été mises à jour et en grande partie détruites par l’ouverture du chantier du collège. Les tombes ont pu être rapidement étudiées et l’une d’entre elles sauvée.
Toutes ces tombes étaient orientées Est-Ouest. Le mort, allongé sur le dos, avait la tête à l’Ouest, tourné vers le couchant. Aucun mobilier significatif n’accompagnait les morts. On a été conduit à dater cette nécropole du haut Moyen Âge (nécropole burgonde du VIe ou VIIe siècle ?).
Déjà en 1878, lors de la construction des écoles, on avait trouvé des tombes en molasse, de grands squelettes et des bracelets. Ce qui confirme l’importance de cette nécropole burgonde succédant à la nécropole romaine.

* La colline de Bacchus
Ce quatrième ensemble construit se situe plus à l’écart du vicus gallo-romain, dominant le village au Sud-Ouest.
On est sûr de la présence romaine à Bacchus. Des ramassages de surface ont fourni de la céramique, des fragments de tuile.
Il est plus difficile de préciser où devaient se trouver les constructions romaines ; probablement entre le lotissement de Bacchus et le hameau de La Paroi.
Ce secteur-là a fourni dans le passé de nombreux vestiges mobiliers et immobiliers.
– des vestiges immobiliers :
Il s’agit de colonnes, découvertes au XIXe siècle. Elles sont visibles aujourd’hui à l’entrée d’une demeure du hameau de La Paroi. L’une d’entre elles est surmontée d’une croix ; les autres sont disposées de part et d’autre de l’entrée. Ce sont deux bases attiques, deux fûts à astragales et un tambour de colonne, inventoriés en 1954 par Pierre Broise.
Y avait-il un temple sur la colline de Bacchus ? Lors de la découverte des colonnes au XIXe, on l’a écrit. On ne peut en dire plus.
– des vestiges mobiliers :
En particulier une bague en or avec entaille en cornaline ainsi qu’une épée (aujourd’hui dans un musée à Turin).

* Il faut, pour en finir avec la description d’Albinnum, aborder le problème des VILLAE.
La villa est le centre d’exploitation d’un domaine agricole. Elle est souvent entourée des CASAE des paysans pauvres, avec de simples murs de pierres. La villa est donc la partie construite d’un domaine agricole, comprenant deux ensembles : la demeure du maître bien construite, et les cabanes grossières des paysans. Chaque domaine pouvait exploiter jusqu’à 30 hectares.
Si de tels domaines ont existé autour d’Albens, nous n’en avons pas retrouvé avec certitudes les traces archéologiques. Il faut donc s’appuyer sur la toponymie pour en dresser la liste.
Les villae ont laissé leur souvenir dans les noms comme Pégy, Pouilly, Bacuz, Marline, Orly .
En effet, le domaine portait le nom de son propriétaire : PAULUS suivi du suffixe ACUS ou IACUS donnant PAULIACUS ; en se déformant cela aurait donné PAULHAC – POUILLE et POUILLY.
Tarancy, près de La Biolle, devait être le centre du domaine de Térentiacus (découverte vers 1866 de monnaies du Ier siècle).
À Longefan, existait aussi une villa qui a livré de nombreux vestiges (bases de colonnes, médailles, inscriptions, …).
On le voit, ces nombreux domaines sont à l’origine des divers hameaux de la campagne albanaise actuelle.
L’importance des domaines agricoles nous conduit tout naturellement à nous pencher sur l’activité des habitants d’Albinnum. De quoi vivaient-ils ?
Quelles étaient leurs croyances?

3 La Société : croyances et activités

La religion romaine à Albens
Les cultes à l'époque romaine
Les cultes à l’époque romaine

On a déjà eu l’occasion de présenter certains de ces aspects au cours de cette étude : culte impérial, dédicace à Mercure, culte des morts avec inhumation et incinération.
Nous reviendrons sur un aspect de ces cultes : celui de Mercure.
– Le nom de Mercure recouvre plusieurs aspects : divinité gréco-romaine (dieu des voyageurs et des commerçants) ; divinité latine (Mercure est associé à Maïa à Annecy, à Châteauneuf où l’on a mis à jour un petit temple avec dédicace) ; divinité gauloise (dieu des sommets).
– Le culte de Mercure est très important en Savoie. Bien attesté par de nombreuses inscriptions et fragments de statues : une dizaine de dédicaces et un caducée (attribut de Mercure) trouvé à Lemenc, visible au musée savoisien.
– Le fait que Mercure ait été l’objet d’un culte à Albens n’est pas surprenant. Albinnum est bien inséré dans le réseau d’échanges et de communications : sur une voie romaine principale, affectée peut-être au service de la poste impériale, en liaison commerciale avec Condate (Seyssel) et Aquae (Aix-les-Bains). Le village était un relais, une étape commode pour les marchands et les voyageurs, qui ne se lançaient pas le lendemain sur les routes, sans se mettre sous la protection de Mercure.

Albinnum : ses habitants et leurs activités.

-Ce sont les inscriptions qui nous apprennent le nom de certains habitants.
Sennius Sabinus (le donateur des Bains), Certus, S. Vibrius, Punicus, Primius Honoratus, la famille des Lucinii…
Ces gens appartiennent essentiellement à la couche la plus élevée du vicus. Ils ont été préfet du génie, préfet de cavalerie, préfet de Corse ; l’un d’eux est un affranchi impérial.
Peu de noms gaulois, à l’exception de G. Craxius Troucillus.
En réalité, cette couche sociale la plus élevée d’Albinnum ne correspond en fait qu’à la couche sociale moyenne de la société impériale. C’est à coup sûr, en son sein, que devaient se recruter les membres de l’organisation administrative du vicus.

L’essentiel de la population, peuple d’agriculteurs gaulois, esclaves achetés par les maîtres des villae, n’a laissé aucun témoignage écrit, étant enterré dans de simples tombes sans épitaphes.
Comme c’est souvent le cas pour les périodes anciennes, l’histoire des humbles est difficile à faire, faute de documents, les riches ayant alors le monopole de l’écriture et de l’instruction.

-L’activité principale était l’agriculture. L’artisanat devait être une ressource complémentaire non négligeable.

Que cultivait-on à l’époque ?
Le blé tout d’abord. Un historien romain, Pline (Histoire naturelle XVIII, 12) nous raconte : « C’est aussi le froid qui a fait découvrir le blé de trois mois, la terre étant couverte de neige pendant l’année ; trois mois environ après qu’il ait été semé, on le récolte… Cette espèce est connue dans toutes les Alpes ».
Ce blé était ensuite broyé sur place, à l’aide de meules dont plusieurs exemplaires ont été mis à jour aux Coutres (en 1907 puis en 1950).

La vigne était également connue, certainement cultivée sur les coteaux de Pouilly. L’historien Pline parle de « L’Allobrogie, dont le raisin noir mûrit à la gelée ».
L’élevage est attesté par les résultats des fouilles entreprises sous ma direction entre 1978 et 1981. Elles ont livré un grand nombre de restes osseux : bovins, moutons, chèvres, porcs mais aussi sangliers.
On peut également en tirer des renseignements sur l’alimentation.

Restes d'animaux trouvés à Albens
Restes d’animaux trouvés à Albens

On s’aperçoit de l’importance de l’élevage qui fournit l’essentiel de l’alimentation carnée : toutefois, la chasse aux animaux sauvages n’est pas absente dans l’apport alimentaire.
On sait enfin (sources littéraires) que le fromage est déjà un produit réputé.

L’artisanat.
On tire des informations sur les activités artisanales des objets découverts en fouille : pesons, restes de foyer – peut-être de fours.
Les pesons ou contrepoids de métier à tisser. Six exemplaires ont été découverts au cours de nos recherches. Ils laissent supposer l’existence d’un artisanat textile domestique (tissage de la laine, des étoffes pour les braies et les manteaux gaulois).
Des restes de fours (deux ?) ont été mis à jour également. Dans une petite surface contenant beaucoup de cendres et charbons de bois, on a découvert des fragments d’argile ayant subi des températures élevées sur une face et moindre sur l’autre. Des scories sont en cours d’analyse.
Était-on en présence de restes de fours ? On sait que l’on utilisait des fours très rudimentaires : dans une fosse, enduite d’argile, on plaçait les objets à cuire, que l’on recouvrait de bois, et le tout d’une voûte en argile (ce qui limite les déperditions caloriques et concentre la chaleur). La cuisson terminée, on cassait la voûte d’argile pour récupérer les objets cuits. Ainsi s’expliquent les fragments d’argile dont les deux faces n’ont pas subi le même degré de cuisson.
Ces fours peuvent aussi bien être destinés à la cuisson de céramiques que de produits alimentaires, ou à des activités métallurgiques.
Ainsi, le tissage et l’art du potier semblent avoir été les principales activités artisanales, dans le cadre d’une économie d’auto-consommation.

Voici donc un vicus que nous avons vu vivre durant les trois premiers siècles de notre ère. Il était un centre secondaire de l’Allobrogie, mais d’une toute première importance dans l’Albanais.
Il va connaître un premier déclin à partir de la crise du IIIe siècle et de l’invasion des Alamans (260-280).
Le déclin sera définitif avec l’installation des Burgondes à la fin du Ve siècle. Ces derniers s’installent à Albens et réemploient la nécropole romaine.
Au VIe siècle, semble-t-il, le christianisme est attesté à Albens. Au VIIe siècle, on frappait monnaie dans le Vicus Albenno. Au Xlème siècle, on trouve les termes de « In pago Albanense », « in valle Albenensi » dans les chartes de Cluny.
Puis c’est l’oubli complet durant des siècles. Il faut attendre la fin du Moyen Âge pour que des textes reparlent d’Albens ; mais c’est une autre histoire, avec d’autres méthodes, peut-être la matière d’un autre article.

Jean-Louis HEBRARD
Article initialement paru dans Kronos N° 2, 1987

Au hameau du Paradis à Albens : sur les traces du général Mollard et de la mystérieuse « colonne des curés »

Le hameau du Paradis se trouve tout proche du chef-lieu d’Albens, à gauche après le garage Rivollet, en venant de Saint-Félix. Son nom « paradisiaque » lui vient du fait qu’en son centre se trouve l’ancien cimetière d’Albens, au milieu duquel s’élevait jadis l’église Saint-Alban : le hameau du Paradis était tout simplement l’ancien centre paroissial d’Albens (jusqu’au XIXe siècle).

L’ancien cimetière, où semble encore régner une atmosphère de quiétude malgré la proximité de la voie ferrée et la petite zone industrielle toutes proches, a conservé des traces de sa vocation religieuse et funéraire. Seul vestige de l’ancienne église Saint-Alban, subsiste la chapelle Rosset : cette ancienne chapelle adjacente de l’église a résisté à la démolition de celle-ci (après 1867) grâce à sa fonction de chapelle funéraire pour les membres de la famille Rosset, famille de notables d’Albens dont la maison-forte se trouve dans le même hameau, juste à côté de l’ancien cimetière. Plusieurs fragments de pierres tombales demeurent ça et là contre le muret du cimetière, avec leurs noms à demi-effacés par le temps.

Philibert Mollard (photo Disdéri, vers 1866)
Philibert Mollard (photo Disdéri, vers 1866)

L’une des tombes les plus mémorables de l’ancien cimetière est celle du général Philibert Mollard (1801-1873), dont la vie est un résumé emblématique de l’histoire du XIXe siècle savoyard. Né à Albens sous la première annexion française et le Ier Empire de Napoléon Bonaparte, Philibert Mollard fit carrière dans la Brigade de Savoie et les armées du roi de Piémont-Sardaigne (la Savoie avait été rendue à ses princes en 1815). S’étant illustré sur plusieurs champs de batailles, il fut décoré de la Grande-croix dans l’Ordre des Saints Maurice et Lazare (la « légion d’honneur » des anciens Etats de Savoie) mais il choisi pourtant de terminer sa carrière dans l’armée française après la seconde annexion de la Savoie à la France (1860). Il fut l’un des rares militaires savoyards de cette époque à poursuivre une brillante carrière au service de la France : devenu général, il fut nommé sénateur (1866 à 1870) par l’empereur Napoléon III, qui en fit également son aide de camp, et enfin conseiller général du département de Savoie. Gêné par l’exiguïté de la pierre tombale et la profusion des grades et titres du glorieux personnage qu’il devait y inscrire, le marbrier a abrégé tout cela par un savoureux « etc… », rappel nécessaire de la vanité des choses humaines face à la mort…

Le colonne des curés (photo R.Guilhot)
Le colonne des curés (photo R.Guilhot)

Au centre du cimetière, à l’emplacement même où s’élèvait autrefois l’église Saint-Alban, s’érige la colonne des curés, comme elle est appelée localement. Cette colonne, élevée sur un piédestal moderne et surmontée d’un crucifix en fer dans la deuxième moitié du XIXe siècle, est un vestige gallo-romain. A ses pieds, contre le piédestal, un petit monument rappelle les noms et la mémoire de plusieurs curés d’Albens, dont les tombes se trouvaient dans le cimetière. L’origine et la provenance exacte de cette belle colonne antique restent mystérieuses : probablement provient-elle de l’un des temples gallo-romains attestés dans l’Albens antique (Albinnum) par plusieurs vestiges archéologiques. L’un des ces temples se trouvait-il ici, à l’emplacement de l’ancienne église ? Ce ne serait pas impossible et il n’y aurait là rien d’étonnant, les lieux de cultes chrétiens prenant souvent la suite d’anciens lieux de cultes païens. Cette colonne avait-elle été réutilisée dans la construction de l’ancienne église ? Les fouilles archéologiques menées à proximité immédiate, en 1997 et 2007, dans la ZAC des Chaudannes et la rue de Paradis, ont montrés l’ancienneté de l’occupation humaine et la vocation funéraire des lieux avec la découverte de zones d’habitat gallo-romain reconverties en zones funéraires entre les Ve et VIIe siècles. Nous pouvons donc prendre le risque d’émettre l’hypothèse d’une apparition du centre paroissial d’Albens dès l’Antiquité tardive et le Haut-Moyen-Âge, hypothèse à relier à l’apparition du culte de saint Alban au Ve siècle. Une étude archéologique de l’emplacement de l’ancienne église Saint-Alban et de ses fondations, qui subsistent certainement sous le sol de l’ancien cimetière, nous en apprendrait probablement davantage sur le passé antique d’Albens et le passage du paganisme au christianisme dans l’Albanais.

La colonne des curés, relevé archéologique de P. Broise (1954)
La colonne des curés, relevé archéologique de P. Broise (1954)

Pour en savoir davantage sur toutes ces questions, outre une petite balade sur place, on consultera avec profit divers travaux parus dans les numéros suivants de la revue KRONOS : n°2 (Albens à l’époque romaine), n°7 (Les premiers temps du christianisme dans l’Albanais), n°13 (les sondages archéologiques de la ZAC des Chaudannes), n°24 (le général Mollard), n°30 (Albens de l’Antiquité au Moyen-Âge) et n°31 (le culte de saint Alban à Albens). Tous sont disponibles auprès de l’association Kronos (www.kronos-albanais.org) à l’Espace Patrimoine/Office de tourisme à Albens.

Rodolphe Guilhot

La Paroy : Des colonnes et un curé archéologue

colonnes_la_paroy
À la sortie d’Albens, sur les hauteurs, à la limite de La Biolle, se trouve le lieu-dit « La Paroy », un hameau fortement marqué par son passé romain (colonnes, bassins, puits, aqueduc, tegula, bague, céramiques, …). Nous nous attarderons aujourd’hui sur les colonnes romaines que nous pouvons admirer en arrivant à l’entrée du village. Ces cinq colonnes de calcaire dur sont composées ainsi : deux bases attiques et trois fûts de colonnes.

Elles proviendraient de la zone « La Paroy/Bacuz » – et ont été exhumées par Pierre MARTIN, ecclésiastique, missionnaire du Sacré Cœur d’Issoudun et habitant du village entre la fin du XIXème et le début du XXème siècle. Originaire du lieu-dit « Les Bois » à Albens, lui et sa famille s’installent à « La Paroy » (selon l’orthographe de l’époque) vers 1880 alors qu’il a une dizaine d’années. Cet ecclésiastique, enfant du pays, aura un parcours atypique : il ira étudier à Anvers en Belgique, se rendra en mission aux Amériques, en Angleterre (à St Albans et Harpenden dans l’Hertfordshire, Glastonbury dans le Somerset).

Cette époque voit naître un engouement pour le passé, c’est ainsi que de nombreuses découvertes archéologiques ont été faites sur cette période de la fin du XIXème/début XXème siècle. Lorsqu’un objet ou une pierre semble intéressante, on se tourne généralement vers les personnes instruites (les ecclésiastiques, les instituteurs, les nobles) et la découverte des colonnes romaines par Pierre MARTIN est tout sauf un hasard. Son parcours l’a conduit à voyager à travers le monde dans des villes aux nombreux vestiges antiques. De plus, peut-être a-t-il été influencé par les écrits de l’officier savoyard et historien régional, François DE MOUXY DE LOCHE, qui évoquent l’aqueduc romain situé sur ses terres, mais également par la pierre romaine trônant dans le mur de la maison familiale (recouverte de ciment aujourd’hui).

Au XVIIIème/XIXème siècle, il n’était pas rare d’utiliser des vestiges antiques comme matériaux de constructions. Nous évoquions ci-dessus la pierre romaine utilisée dans le mur de la maison familiale construite vers 1750. Dans un article précédent, nous parlions de l’inscription romaine figurant dans le mur de l’église de Marigny-Saint-Marcel.

Pierre MARTIN était un érudit, il connaissait l’existence du passé romain du secteur de « La Paroy » et c’est tout naturellement qu’il a rapatrié les colonnes qu’il a découvertes dans les champs alentours et qu’il les a installées à l’entrée de son village. Plusieurs hypothèses concernant l’origine de ces colonnes : vestiges d’une riche villa du vicus d’Albinum, éléments d’architecture d’un temple. Deux autres colonnes en provenance de Bacuz se trouvaient chez M. ROSSET à la ville, dans les années 1960.

Mais revenons à la colonne romaine qui aujourd’hui sert de base à une croix en marbre avec la date « 1916 ». Que signifie cette date ? Pierre MARTIN, issu d’une modeste famille paysanne de douze enfants, dont la majeure partie d’entre eux n’atteindra pas dix ans, devient « Père-Révérend »,professeur ecclésiastique ; il installe même une chapelle au sein de la maison familiale pour des messes où il officie. Du fait de son statut de missionnaire, il part régulièrement à l’étranger et s’enrichit culturellement au contact d’autres réalités que celles albanaises. En Angleterre, à Harpenden, dans le district de Saint Albans, il reste même encore aujourd’hui dans l’histoire locale comme le prêtre ayant célébré la première messe publique depuis plus de 300 ans en janvier 1905 ! Après quelques mois de travail actif de sa part, l’église d’Harpenden ouvre ses portes. Lors de la construction de la nouvelle église dans les années 1930, un vitrail de Saint Pierre est installé, en mémoire de « Father Peter MARTIN » (Père Pierre MARTIN), premier prêtre de la paroisse ! De grandes manifestations ont eu lieu pour fêter son centenaire en 2005.

Traduction : Premier prêtre à célébrer la messe à Harpenden. Il bâtit l’église temporaire en 1905. Il quitte St Albans la même année, et décède le 2 novembre 1916, à 47 ans. RIP
Traduction : Premier prêtre à célébrer la messe à Harpenden. Il bâtit l’église temporaire en 1905. Il quitte St Albans la même année, et décède le 2 novembre 1916, à 47 ans. RIP

Si son petit frère Antoine décède en 1914, à quarante ans, et repose au cimetière national militaire de « La Doua » à Villeurbanne, au milieu des autres soldats morts pour la France, Pierre MARTIN s’éteint lui en novembre 1916, à l’hôpital de Rumilly. Selon une ancienne habitante du secteur, en apprenant la mort de son fils, sa mère décida de faire installer une croix au sommet d’une des colonnes érigées par son fils et d’y faire inscrire l’année de son décès, soit 1916. Pour l’anecdote, quelques années plus tard, la petite sœur de Pierre MARTIN, Marie, épousera François VINCENT, le cocher au tilbury bien connu à Albens dans les années 50.

Le secteur de « La Paroy » est une zone riche au passé romain avéré même s’il n’a jamais été sondé pour effectuer des recherches comme pouvait le regretter dans une lettre Pierre BROISE, architecte de profession et reconnu par le milieu archéologue. Les colonnes à l’entrée du lieu-dit font partie de son histoire et de son identité. Pierre MARTIN, issu d’une famille modeste, n’en demeure pas moins l’un des premiers ambassadeurs d’Albens à l’étranger et l’un des défenseurs du patrimoine albanais. D’autres colonnes, en provenance du lieu-dit « Les Grandes Reisses », signe de l’importance du vicus d’Albinum, sont visibles à l’Espace Patrimoine d’Albens, aux heures d’ouverture de l’Office de Tourisme (Résidence Le Berlioz, 177 rue du Mont-Blanc). Suivez également les activités de l’Association KRONOS sur le site internet.

Benjamin Berthod

Caius Sennius Sabinus, bienfaiteur d’Albens : la romanisation de l’Albanais

Dans le mur de l’église de Marigny-Saint-Marcel se trouve encastrée une belle inscription romaine du Ier siècle ap. J.-C., sur laquelle on peut lire (en latin) sur quatre lignes :
inscription_marigny
Elle peut se traduire ainsi : « Caius Sennius Sabinus, fils de Caius, (de la tribu) Voltinia, préfet des ouvriers, a offert à ses frais aux habitants d’Albens des bains, un terrain de sport, des portiques, l’adduction des eaux ; ainsi que le droit d’amener l’eau par une canalisation suivant un parcours en droite ligne.» ( trad. de Bernard Rémy).

Cet éminent personnage local, Caius Sennius Sabinus, aurait vécu dans la première moitié du Ier siècle ap.J-C. Peut-être originaire d’Albens, en tout cas de l’actuel Albanais, Sennius Sabinus accomplit sa carrière politique (le cursus honorum) au sein de la cité de Vienne, cité du peuple gaulois Allobroge, dont faisait alors partie Albens (à l’époque appelée vicus Albinnum), un vicus étant une petite bourgade rurale. La conquête des territoires allobroges par Rome était déjà ancienne (IIème siècle av. J-C), mais seuls les grands centres urbains avaient déjà adopté des modes de vie « à la romaine ». Dans les campagnes comme celles de l’Albanais, malgré la domination romaine, subsistaient encore des modes de vie et des cultes religieux gaulois. La carrière politique de Sennius Sabinus, bien que modeste au regard de celles d’autres contemporains, devait localement changer cet état de fait.

D’origine allobroge, Caius Sennius Sabinus n’en était pas moins un citoyen romain. Il portait donc les trois noms (tria nomina) caractéristiques de la citoyennté romaine : prénom + nom + surnom. Sans doute se trouvait-il à la tête d’une petite fortune provenant de plusieurs domaines agricoles (les villae) disséminés dans la campagne albanaise. Il réussit à accéder à la charge de praefectus fabrum (préfet des « ouvriers »). À travers cette charge, un magistrat lui avait confié des fonctions militaires et administratives, faisant de lui son aide de camp chargé du génie militaire. Sennius Sabinus accédait ainsi à l’ordre équestre (catégorie inférieure à l’ordre sénatorial).

Ayant ainsi atteint le sommet de sa carrière, Sennius Sabinus voulut faire bénéficier Albens et ses compatriotes Albanais de sa réussite sociale. Il s’agissait d’ailleurs pour les riches de l’époque d’une sorte d’obligation morale envers leurs compatriotes moins aisés. Albens, le vicus Albinnum, devait être doté de bains à la romaine : les thermes. Le captage des eaux pour alimenter les thermes fut réalisé sur l’actuelle commune de Marigny-Saint-Marcel, au lieu-dit La Bourbaz où devait se trouver une source consacrée à Borvo, dieu gaulois des sources. Sur les murs du captage se trouvait l’inscription évoquée plus haut, rappelant l’action bienfaisante de Sennius Sabinus. Une canalisation de tegulae (tuiles) ou aqueduc, acheminait l’eau de La Bourbaz à travers les marais de jusqu’aux thermes d’Albens où se trouvait une copie de l’inscription (aujourd’hui disparue). Ces thermes étaient agrémentées d’un terrain de sport ou palestre entouré de portiques. Cette habitude des bains, typiquement romaine, se répandait ainsi au sein d’une population d’origine allobroge qui dorénavant s’y rendrait pour se laver, se faire masser, nager et pratiquer des activités sportives à la palestre. Ces thermes étaient aussi un lieu de sociabilité, où les gens simples pouvaient rencontrer les magistrats du vicus, où pouvaient se conclure les affaires.

Ces thermes offert par Caius Sennius Sabinus à Albinnum participaient ainsi à la diffusion du mode de vie « à la romaine » au sein d’une population gauloise. Toute proportion gardée, ce processus de romanisation pourrait être comparé à la mondialisation de nos modes de vie actuels, qui nous voient par exemple conduire une voiture de marque française construite en Roumanie, nous rendre de temps à autre dans un fast-food américain, avant d’aller au cinéma visionner un blockbuster farçi d’effets spéciaux numériques, et enfin rentrer chez nous dans une maison ou un appartement meublés chez une grande enseigne suédoise…

Pour tous ceux qui souhaiteraient en savoir plus Albens à l’époque romaine, rendez-vous à l’Espace patrimoine pour admirer les collections archéologiques, aux heures d’ouverture de l’Office de tourisme d’Entrelacs (résidence le Berlioz, 177 rue du Mont-Blanc, Albens, 73410 Entrelacs). Vous pouvez également suivre les activités de l’association Kronos sur le site web.

Rodolphe Guilhot

Le passé d’Albens puise ses racines dans la préhistoire

La présence des hommes de cette longue période où l’on ne connaissait pas l’écriture est attestée à Albens par de nombreuses découvertes.
La première a eu lieu il y a près de quarante ans lorsque les travaux de construction du collège Jacques Prévert mirent à jour une impressionnante pierre à cupules. Très vite identifiée et étudiée dans le premier numéro de la revue Kronos, elle allait se révéler être un précieux témoin d’une période allant du néolithique final à l’âge du fer. À ces époques, les hommes qui se sont installés ici apportent d’abord avec eux la pratique de l’agriculture et de l’élevage puis la métallurgie avec d’abord la fonte du bronze avant de maîtriser celle du fer. Ce sont des temps reculés que l’on peut dater de -3000 à -800 environ. Ces hommes qui nous ressemblent en tous points ont gravé à la surface de cette énorme pierre de 2,30 mètre de long pour un mètre de large un nombre impressionnant de petites cavités appelées cupules, au nombre de 130 environ. Leur signification nous interroge aujourd’hui encore.

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Pierre à cupules découverte lors de la construction du collège à Albens

Aurait-on affaire à une sorte de carte du ciel ? Le regroupement de certaines d’entre elles à deux endroits fait penser à une sorte de roue solaire. Peut-on supposer que l’on est en présence d’une pratique spirituelle ? Si rien ne peut le confirmer pour l’instant, on peut toujours en faire la conjecture.
D’autres découvertes ont eu lieu depuis. Il s’agit d’objets taillés dans du silex et qui ont été retrouvés en ramassage de surface tout autour d’Albens. Trois d’entre eux retiennent l’attention. Il y a d’abord une petite lamelle de silex qui est bien connue des archéologues pour être un élément constitutif du tranchant d’une faucille (ce qui nous renvoie aux premiers agriculteurs). Il y a ensuite un bel éclat de silex retouché sur deux côtés, de petite dimension (2,5cm sur 2 cm) et de belle facture.

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Éclat de silex retouché (ramassage de surface)

Il y a enfin un nucléus, petit bloc de silex à partir duquel les hommes de ces temps reculés taillent de petites lames comme celle qui composaient leurs faucilles.
Les dernières traces d’une présence préhistorique à Albens ont été trouvées lors des dernières fouilles archéologiques menées par les spécialistes de l’INRAP (Institut de recherches archéologiques préventives). Installés au bord de l’Albenche, les hommes avaient creusé des fossés dont deux tronçons furent repérés. Dans ces derniers furent trouvés trois morceaux de silex débités et des traces de charbon de bois qui ont permis une datation au carbone 14. Les résultats donneraient une chronologie assez large allant du néolithique jusqu’à la période précédant l’histoire et que l’on nomme Protohistoire.
Des habitants à Albens avant « l’Albinum » romaine, voilà un beau brevet de longévité pour une agglomération du XXIème siècle.

Jean-Louis Hébrard

Historique du corps des pompiers d’Albens

En juin 2000, la ville d’Aix-les-Bains accueillait le 30° congrès départemental des Sapeurs Pompiers de Savoie, auquel le corps d’Albens a activement participé. La même année, en août, ce dernier fêtait le 153° anniversaire de sa création. À ces occasions, un numéro spécial de « Art et Mémoire » de la Société d’Art et d’Histoire d’Aix-les-Bains relatait l’histoire des corps de pompiers de l’Albanais et d’Aix et environs. Une brochure commémorative fut éditée pour Albens, tandis que l’Hebdo des Savoie publiait l’article ci-dessous sous la signature d’Henri BILLIEZ de Kronos. À l’occasion du 170° anniversaire du corps d’Albens en cette année 2017, il nous a semblé opportun de le rééditer en ligne.

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Le 30 Congrès Départemental des Pompiers de Savoie les 3 et 4 juin derniers à Aix-les-Bains a été l’occasion d’une active participation d’Albens aux manifestations organisées pour la circonstance.
La Société d’Art et d’Histoire d’Aix a entrepris des recherches aux Archives Départementales sur l’historique des Corps de Pompiers. Un numéro spécial de sa revue « Art et Mémoire  sera consacre à cet historique et devrait sortir en août.
De cet ouvrage est extrait le résumé concernant Albens, fruit des recherches de Joël Lagrange. Lucette Blanc, Louis Modelon et Henri Billiez.
À noter qu’en novembre 1991. le n°6 de Kronos, revue de l’Association « Histoire, Archéologie et témoignages de l’Albanais » comportait un intéressant article de Gilles Moine sur les pompiers d’Albens.
Le texte ci-dessous se veut complémentaire.

Albens

« J’ai l’honneur de vous informer qu’ayant voulu mettre à profit pour la commune d’Albens l’exemple de deux incendies arrivée coup sur coup le même jour en mars dernier à La Biolle et Mognard, j’ai fait le lendemain et jours suivants une souscription dans cette commune pour acquérir les fonds nécessaires à l’achat d’une pompe à incendie et de ses accessoire… ».
Voila ce qu’écrivait le 12 juin 1843, le juge Perrier à l’intendant général, après que le spectacle des malheureux privés de tout après l’incendie de leurs maisons l’ait incité à réagir, bien que sans illusion. Les maisons d’Albens, en effet, couvertes de chaume, donc très vulnérables à l’incendie pourraient… « si la commune mettait à exécution les lettres-patentes du 11 août 1840… et notamment l’article 7*, ce dont elle ne s’est jamais souciée à ce jour… » être mieux protégées.
Cette supplique ne sera transmise par l’intendant au syndic d’Albens que le 2 août 1444. Pour voir « si le conseil peut prévoir une allocation compte tenu des autres dépenses urgentes dont l’agrandissement de l’église ».

Il faudra attendre une délibération du conseil municipal le 19 mars 1846 pour que soit décidé l’achat de pompes avec prélèvement de 400 livres sur les fonds municipaux pour compléter la souscription de 1 160 livres lancée en 1843.

Le 15 avril, l’intendant général, par ordonnance, fixe la dépense et indique le mode de financement.

Finalement, MM. Guérin Pompes à Paris vont offrir trois pompes et accessoires pour le prix de 1 367 livres, avec huit mètres de tuyaux, raccord et torches d’éclairage, ainsi qu’un atlas et manuel, pour un supplément de 191 livres.

La délibération du conseil présidé par le syndic Ferdinand Picolet du 7 juin 1846, fixe la dépense pour l’achat et celle pour la fabrication locale de chariots et échelles.

Mais le 4 décembre 1846, le conseil, par délibération demande que lui soit délégué un commandant des pompiers de Chambéry et deux mécaniciens pour essayer les pompes, récemment livrées.

L’intendant général donne son accord pour dresser procès-verbal après expertise.

Là ! Les pompes expertisées ne sont pas conformes et aussitôt réexpédiées aux fournisseurs.

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Le capitaine Louis Cavallo et ses hommes vers la fin des années 1950.

Création du corps de pompiers d’Albens

Début 1848, sans pompes, un corps de pompiers est crée et le 31 août, une délibération indique que chaque pompier doit être munis d’une plaque à la ceinture marquée « Pompiers d’Albens ». Curieusement, ce n’est que le 7 août 1849 que le capitaine Joseph Rosset, par lettre au syndic, demandera le règlement des 42 plaques commandées à M. Gaillard, orfèvre à Genève !

Enfin, le 14 septembre 1847, la délibération du conseil sous la présidence de Philippe Travers, syndic, marque sa détermination à se procurer une seule pompe, « forte et suffisante pour la localité » auprès de Henry Vogelis, mécanicien fondeur à Chambéry. Elle est montée sur un chariot à quatre roues avec essieux, en fer, et boite en cuivre. Sur l’avant-train se trouve un siège à six places, garni de ses coussins. Le tout pour 1 400 livres payables au 1er janvier 1848.

Dès le 31 août, la commune avait décidé de louer un hangar à Joseph Chamousset poux abriter la pompe.

* art.6 : …aucun bâtiment ne pourra être couvert en chaume, si ce bâtiment n’est éloigné de 200 mètres des autres habitations
* art.7 : …les toitures devront être remplacées par des toitures en tuiles… à la diligence des syndics…

La compagnie va alors mener ses actions chaque fois qu’un incendie viendra troubler la quiétude du village.

Par délibération du 23 septembre 1849, nous apprenons que lors de l’incendie du 21 septembre, le feu a détruit l’un des tuyaux !

Mars nous apprenons aussi, par une lettre du syndic à l’intendant du 3 juin 1860 que les pompiers d’Albens demandent l’autorisation de porter un sabre !

Sans doute est-ce là le dernier épisode d’une période difficile après la réorganisation de la commune en 1856, la démission d’un capitaine et l’élaboration d’un nouveau règlement. Dans son rapport à l’intendant, le syndic rappelle d’ailleurs que le corps a été fondé en 1847. Mais le 25 décembre 1857, un nouveau capitaine démissionnera après 3 mois d’essai qui lui ont_ « démontré son impuissance pour établir dans cette compagnie l’ordre et la discipline convenable ». Lettre signée illisible.

Le 8 octobre 1860, le syndic envoie au préfet un mandat pour l’assurance contre l’incendie du presbytère et de l’église, à charge pour lui de le transmettre au directeur de l’assurance mutuelle à Chambéry. Cette assurance était aussi un moyen prescrit pour faire face aux dépenses que pouvaient engendrer les incendies sur les bâtiments publics.

En 1867, le 17 novembre, au conseil, le maire Félix Canet fera approuver l’achat de « boyaux , ceux de la pompe étant usés à force de servir, pour la somme de 150 francs.

L’année suivante, le neuf août, il proposera l’ouverture d’un crédit de 200 francs pour opérer le payement de l’avant-train de la petite pompe (celle dite de l’impératrice ?) qui s’est révélé « d’une utilité tout exceptionnelle pour le transport à grande vitesse de le petite pompe sur les lieux des sinistres de Saint-Girod et de Saint-Simond à Aix-les-Bains ».

Au 1er janvier 1870, la compagnie réorganisée comporte 51 hommes et 2 pompes. L’uniforme est composé du pantalon bleu roi avec bandes rouges, de la blouse en toile bleue, du képi bleu roi et d’un ceinturon.

Le 14 juillet 1879, les engagements souscrits portent sur 59 personnes dont 51 nouveaux pompiers et 8 anciens.

Le 1er juin 1870, il est procédé à l’achat d’accessoires pour la pompe à incendie pour 550 francs et de képis pour 162,50 francs, ce qui motive une demande de subvention de 300 francs le 10 août 1881.

Réorganisé en 1899, le corps va recevoir un nouveau règlement.

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Les pompiers en 1978.

À la réorganisation de 1904, la conseil (Félix Canet, maire) va délibérer pour répondre à la compagnie qui demande le renouvellement de son équipement qui date de 1888 et à l’achat et à la réparation du matériel, le tout estimé à 3 461 francs (dont 65 équipements à 45 F l’un). Le maire rappelle que conformément au décret du 10 septembre 1903, la commune a pris l’engagement le 7 février 1904, de subvenir aux dépenses du corps mais que ses ressources étant limitées une subvention est demandée au département et à l’État. Cette subvention sera refusée par la commission départementale et le maire insistera à nouveau, rappelant que lors de la réorganisation précédente la commune s’était lourdement endettée pour un emprunt de 3 000 francs.

La facture de François Jacquet, pour 3 461 francs, marchand tailleur à Albens, sera acquittée grâce en partie au secours de 300 francs, octroyé par le département.

Localement, l’eau manque en période de sécheresse, les fontaines sont taries. Une commission va étudier le problème dans l’intérêt de l’hygiène publique… et de La lutte contre les incendies, par décision municipale du 19 août 1906. La question n’aboutira que bien plus tard, une étude d’adduction n’étant lancée qu’en 1937.

Le 24 mais 1912, il est demandé une subvention pour l’équipement des sapeurs-pompiers suite au dernier renouvellement du corps, car la compagnie vient de faire une dépense de 1 700 francs pour l’habillement.

La guerre de 1914-1918 va certainement toucher sévèrement le corps des pompiers. Quels effectifs ont veillé aux incendies pendant cette période ? Les archives sont incomplètes à ce sujet. Le 17 février 1920, le conseil municipal décide la réorganisation d’un corps de sapeurs-pompiers selon le décret du 10 septembre 1903 modifié le 18 avril 1914, soit 54 hommes.

Le 20 février 1925, l’arrêté préfectoral indique que pour une population de 1 599 habitants et 3 pompes, l’effectif sera de 51 hommes (33 sapeurs, 1 capitaine, 1 lieutenant, et deux sous-lieutenants ou adjudants).

Dès lors, le tailleur Jean-Baptiste Devance, d’Albens, fournira à la compagnie des képis (d’officiers, de sergents-majors, de sergents et de sapeurs) pour 1 493 francs tandis qu’en 1925, le 14 juin, il est voté une dépense de 5 000 francs pour l’habillement. Celle-ci sera finalement réglée au tailleur Jean Vagneux, soit, cinquante dolmans en drap bleu foncé et autant de pantalons en drap gris bleu.

Enfin, la modernisation de la compagnie débutera le 22 août 1926 par la décision d’acquérir une motopompe. Une commission municipale choisira le modèle de Dion-Bouton de 25 m³ sur roues, « peinte en rouge incendie », pour le prix de 13 794 francs avec subvention départementale de 1 500 francs et autorisation du préfet pour cet achat donné à Félix Philippe, maire d’Albens.

En 1932, le maire, Jean-Marie Montillet demande le 14 février à son conseil de compléter la subvention du ministère de l’Intérieur (5 000 francs) pour l’achat de tuyaux pour la motopompe, soit 7 865 francs et l’autorisation de traiter avec Louis Rivollet, négociant a Albens.

Une longue période va suivre, pendant laquelle les archives sont très peu fournies ; la guerre de 1939-1945 sera un frein au développement du corps de pompiers qui ne compte que 42 hommes sur 51 en 1939-1941. À tel point qu’en 1945, un groupe informel assurait la sécurité (1). De nombreux incendies provoquèrent à l’initiative de de Louis Cavallo à l’automne 1953, le rassemblement de volontaires décidés à remonter une section de sapeurs-pompiers, décidée le 13 décembre 1953 par le conseil municipal pour une section de 20 hommes. La commune s’engage alors à subvenir pour 30 ans aux dépenses.

La population est alors de 1 580 habitants et l’on dispose de la pompe de Dion-Bouton des années 30 et d’une pompe à bras.

En 1957, un véhicule Matford est acquis auprès du département et un hangar est construit bénévolement sur le champ de foire.

1) Voir Kronos n°6 – Société d’Histoire d’Albens – Gilles Moine

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Les pompiers en 2000.

Albens – Quelques dates

1847 – création du corps
1856 – réorganisation compagnie après démission capitaine – nouveau règlement
8 octobre 1860
1er janvier 1870 – situation du corps : 1 compagnie de 51 hommes et 2 pompes
20 février 1878 – compagnie 51 hommes (délibération du 5 août 1877)
6 septembre 1898 – 49 hommes
(décret 1er décembre 1898) – 54 hommes
14 mars 1904 – 51 hommes
18 juin 1909 – effectif 56 hommes (dont 1 de moins de 20 ans)
20 juin 1909 – arrêté préfectoral – 51 hommes pour 1 613 habitants et 3 pompes.

Albens – Les capitaines

23 septembre 1849 – capitaine Rosset Joseph
1856 – démission d’un capitaine
25 décembre 1857 – démission d’un nouveau capitaine après 3 mais d’essai
9 décembre 1865 – nomination du capitaine Garnier François
18 août 1871 – nomination capitaine Favre Claude
5 février 1879 – lieutenant Philippe Joseph – sous-lieutenant Gaspard Germain (était sergent)
5 février 1881 – démission du lieutenant Philippe Joseph (devient adjoint au maire)
27 juin 1881 – nomination du lieutenant Germain Gaspard (était sous-lieutenant)
(décret 1er juillet 1881)
juin 1884 – démission du capitaine Favre Claude
1886 – Favre Jean, capitaine (?)
21 avril 1888 – capitaine Philippe Félix – lieutenant Germain Gaspard – sous-lieutenant Chavanel Ambroise
11 juillet 1897 – capitaine Philippe Claude (remplace Philippe Félix démissionnaire le 7 juin 1897)
7 janvier 1904 – capitaine Morel Bernard (maréchal des logis de Gendarmerie en retraite) – lieutenant Chavanel Ambroise – sous-lieutenant Pollier Léon
(décret 16 Avril 1904)
5 septembre 1907 – capitaine Darmand Claude
1908 – démission lieutenant Chavanel Ambroise après 33 ans de service. Est nommé capitaine honoraire
19 septembre 1903 – capitaine Bontemps Joseph
(décret 22 octobre 1908)
14 août 1909 – nomination de Pollier Léon lieutenant – sous-lieutenant Ernest Germain
25 mars 1920 – nomination de Montillet Henri, capitaine – lieutenant Léon Pollier – sous-lieutenant Louis Debroux
14 juillet 1925 – nomination du capitaine Arbarete François – lieutenant Pollier Léon – sous-lieutenant Philippe Paul
10 septembre 1930 – nomination des lieutenants Raison Joany – Chanvillard et Ginet François
29 août 1935 – démission d’Arbarete François
13 janvier 1936 – nomination du lieutenant Daviet Théophile (en 1941, Joany Raison est capitaine).

Cette liste est très incomplète et parfois très imprécise. Les dates sont souvent approximatives et ne pourraient être confirmées, pour certaines, que par la découverte de documents autres que ceux déposés aux archives départementales.

(1) – La tradition veut que cette pompe ait été attribuée à Albens par l’impératrice Eugénie lors d’un voyage en Savoie.
(2) – Voir Kronos n°6. Article Gilles Moine.

Louis Perroud raconte la « Grande Guerre »

L’histoire ne s’écrit pas toujours avec le grand H, majestueux et tutélaire, mais souvent avec le petit h anonyme d’un homme simple et inconnu.
Kronos se fait donc un devoir d’aller à la rencontre de ces hommes et de ces femmes que les livres savants ignoreront jusqu’à la fin des temps, ces « Gens » qui par leur expérience à dimension humaine, témoignent directement et concrètement de ce siècle au visage de Janus. C’est un appel aux souvenirs, ces vestiges enfouis dans des têtes chenues, pour qu’ils revivent et nourrissent les générations actuelles et futures d’une substantifique moelle qui ne soit pas nappée d’une sauce passéiste mais présentée sur le plateau de notre conscience collective.

Nous inaugurons cette rubrique par un évènement qui s’éloigne inexorablement dans le temps sans jamais estomper sa présence qui nous interpelle sans cesse et sans ménagement : LA PREMIÈRE GUERRE MONDIALE qui devait être la « DER DES DER ».

De ce conflit sans réels vainqueurs surgit un Mémorial dédié à la folie suicidaire, et sur lequel s’inscrivent en lettres sanglantes, les vies brisées d’un million trois cent mille soldats de notre pays, dont 675 000 périrent au front et 225 000 en captivité. Une France devenue exsangue avec la perte du sixième de ses hommes âgés de 20 à 45 ans ; une France au corps social meurtri ayant la charge d’un million d’invalides et de blessés.

La Savoie n’échappa point au jeu de massacre, sacrifiant 9 000 de ses enfants pour une population de 237 000 âmes (soit 4 %).

Quant à Albens, le monument aux morts, érigé au centre du cimetière, livre son funèbre « palmarès ». De cet enfer inventé par la race humaine, des Albanais revinrent. L’un des derniers survivants, Louis Perroud, 88 ans, du hameau d’Orly se souvient et raconte.

(Une interview de Fabienne Gonnet pendant l’année scolaire 1982-83. Présentation et mise en page réalisées par Alain Paget).

Un Albanais en Alsace

Kronos : À quel âge avez-vous été incorporé et dans quelle arme ?
Louis Perroud : À dix-huit ans et demi. J’ai été appelé au 30è régiment d’infanterie d’Annecy.

Kronos : Quand la guerre a-t-elle véritablement commencé pour vous ?
Louis Perroud : En Alsace, avec le 97è dans lequel je fus versé. Très précisément le 3 novembre 1916 quand nous sommes montés en première ligne.

Kronos : Dans les tranchées ?
Louis Perroud : Et oui, dans les fameuses tranchées que l’on occupait pendant un mois, sans « déséquiper », sans même poser une seule fois les souliers, sans se changer bien sûr.

Kronos : Pouvez-vous nous décrire la vie du « Poilu » dans ces boyaux de la mort ?
Louis Perroud : Le soir, on doublait les postes. Le matin, à sept heures, on les dédoublait. L’un des hommes restait au poste pendant que son camarade allait remplir des sacs de terre pour reconstruire les tranchées abimées pendant la nuit. Nous prenions la garde toutes les quatre heures ; quatre heures de garde suivies de quatre heures de repos.

Kronos : Quand retourniez-vous à l’arrière ?
Louis Perroud : On descendait au « pot » huit jours dont deux jours réservés au seul nettoyage après un mois complet sans se changer et sans se laver ! Par la suite, tous les matins, nous effectuions l’exercice. L’après-midi se succédaient différentes corvées : par exemple, nous mentions les chevaux de frise pour réparer les réseaux de fils de fer barbelés arrachés par le canonnage adverse.

Kronos : Avez-vous souffert de la faim ?
Louis Perroud : Le ravitaillement s’opérait deux fois par jour. Une soupe à 10 heures, une seconde à 16 heures. Des hommes d’équipes devaient aller les chercher à trois kilomètres de notre campement. Aux soupes, s’ajoutaient de la viande, des légumes, des pâtes ainsi que des sardines au casse-croûte du matin.

Kronos : Votre campement ?
Louis Perroud : Un abri formé de quatre planches et d’un grillage. Deux couchettes superposées, et pour « oreiller », le casque et le sac.

Kronos : Et sous quelle température ?
Louis Perroud : Durant l’hiver 16-17, le thermomètre est descendu à moins 24°.

Kronos : Quelques divertissements ?
Louis Perroud : Quelques fois, nous jouions aux cartes dans les « cagnas » quand nous n’étions pas de garde.

Les opérations militaires

Kronos : Le combat contre les Allemands ?
Louis Perroud : Le secteur était assez calme et donc le moral pas trop mauvais. La guerre des tranchées a duré jusqu’en 18 avec des coups de mains pour savoir ce qu’il y avait devant nous ; les Allemands employaient la même stratégie, et cela sous un bombardement qui durait parfois 24 heures.

Kronos : À quelle distance étiez-vous des Allemands ?
Louis Perroud : À deux cents mètres.

Kronos : Décrivez-nous l’un de ces « coups de main ».
Louis Perroud : Des groupes se portaient volontaires pour effectuer ces sorties. Il fallait d’abord couper les barbelés pour libérer un passage. Le but de l’opération consistait à s’aventurer le plus près possible des lignes allemandes avec mission de capturer si possible un ennemi pour l’interroger.

Kronos : Revenons aux tranchées elles-mêmes.
Louis Perroud : Tous les dix mètres, existait un tournant qui permettait à ceux qui se trouvaient de l’autre côté de ne pas recevoir un déluge de bombes en cas de bombardements. Les tranchées démolies devaient être reconstruites avec les sacs de terre.

Kronos : Quelle parade contre la pluie ?
Louis Perroud : Grâce aux « canigoutis », des traverses surélevées, on échappait à la boue, qui sinon arrivait à la moitié des mollets.

Kronos : Vous étiez nombreux dans l’abri ?
Louis Perroud : Une section de seize hommes avec un sous-lieutenant, un sergent et un caporal.

Kronos : Vous avez passé combien de temps dans les tranchées ?
Louis Perroud : Deux ans sans arrêt, et heureusement sans blessures.

Kronos : Combien de mois aux avant-postes ?
Louis Perroud : Onze mois.

Du chemin des dames jusqu’en Belgique

Louis Perroud : En 17, les Allemands se sont repliés au mois de mars (1). Finies les tranchées ; on se battait à découvert. Jusqu’au mois de juillet, quand nous participâmes aux combats du « Chemin des Dames » (2), puis à Reims et sur la Marne, en tant que division d’attaque, on gardait les lignes un jour ou deux, puis les camions nous emmenaient ailleurs, pour d’autres attaques. Après l’attaque de Reims, nous sommes repartis pour la Belgique. En novembre 18, nous nous trouvions en Belgique.

Kronos : Quels souvenirs des batailles champenoises ?
Louis Perroud : Plutôt des mauvais. Nous avons passé de sales moments. Surtout au « Chemin des Dames » et à Reims. On a perdu des troupes et du matériel. Au « Chemin des Dames », nous n’étions pas nombreux en lignes. Nous étions installés sur une crête. Nous sommes restés un mois en ligne sans que personne ne nous relève. Nous allions à la soupe une fois par jour, et encore à minuit.
Nous fumions pour faire passer la faim. Une fois, dans l’Aisne, nous sommes restés quatre jours sans manger, le ravitaillement n’arrivant pas.
Pendant l’hiver 16-17, le pain gelait. Nous le faisions dégeler sur des braseros dans les abris.

Kronos : Vous avez survécu à ces conditions et au combat.
Louis Perroud : Avec beaucoup de chance. Dans notre section, sur les seize nous n’étions que deux à ne pas avoir été touchés.
Lors de l’attaque des Monts de Reims, au bout de huit jours, nous redescendions avec 75% de pertes.
Au Ravin de la Mort, ils transportaient les cadavres sur des camions, tellement ils étaient nombreux.

Kronos : Ensuite, ce fut la Belgique (3) ?
Louis Perroud : Oui, et là, le combat à découvert. On attaquait tous les jours sans répit. On possédait des tentes.

Kronos : Vous vous estimez réellement chanceux ?
Louis Perroud : Tous ceux qui ont combattu avec moi dans les tranchées sont morts aujourd’hui. J’étais un des plus jeunes. Du coin, ils étaient quelques uns d’Albens, mais aussi d’Épersy, de Mognard, de Grésy. J’ai avalé les gaz, mais je ne me plains pas puisque j’arrive à 88 ans.

Notes complémentaires tirées de l’encyclopédie Larousse.

1) Le repli allemand s’exécuta très précisément le 16 mars 1917 dans le cadre d’une stratégie nommée « ligne Hindenburg ». Cette ligne était constituée de l’ensemble des positions fortifiées dont l’état-major allemand décida la création en septembre 1916 pour économiser ses effectifs et consolider son occupation du Nord-est de la France.
Organisée en six mois, la ligne Hindenburg, articulée en profondeur sur trois positions successives, comprenait essentiellement :
a) La position Siegfried, passant à l’ouest de Lille, puis joignant Arras à Vailly-sur-l’Aisne par la Fère, en formant la corde du front passant par Péronne, Roye et Soissons.
b) Une deuxième position allant de l’Escaut à la Moselle et jalonnée par les lignes Hermann, Hunding, Brünhild, Kriemhild et Michel.
c) Plus en arrière, une troisième position, dite Anvers-Bruxelles-Meuse, dont la construction ne fut qu’amorcée.
Le repli du 16 Mars 1917 s’opère sur la ligne Siegfried, raccourcissant ainsi le front de 70 km. L’enlèvement de cette position fut, à partir du 26 septembre 1918, le principal objectif des offensives alliées en direction de Cambrai.

2) Le Chemin des Dames
a) situation géographique : route stratégique importante dans le département de l’Aisne, suivant sur une trentaine de kilomètres la crête entre l’Aisne et l’Ailette, depuis le fort de la Malmaison, à l’ouest duquel elle se sépare, non loin de Laffaux, de la route de Soissons à Laon, jusqu’au plateau de Californie, où elle rejoint, près de Corbeny, celle de Reims à Laon. La première bataille eut lieu dans la région située aujourd’hui entre les localités de Pontavert et de Berry-au-Bac (57 av. J.-C.). Jules César y vainquit les Gaulois. Construite au XVIIIè siècle sur l’emplacement de la voie romaine, la route moderne permettait aux « Dames de France », filles de Louis XV, de se rendre à Bouconville, au château de la Bove, chez leur dame d’honneur, la duchesse de Narbonne. Le chemin des Dames, à une altitude moyenne de 185 m traverse de nombreux lieux-dits qui illustrèrent les combats de 1814 et, surtout, ceux de la Première Guerre mondiale : fermes de l’Auberge de l’Ange gardien, de Vaurains, des Bovettes, Hurtebise ; plateaux de Craonne, de Vauclerc, des Casemates et de Californie, souvent percés de grottes, ou creutes.
b) Bataille de 1917. Le plan d’action, pour 1917, du nouveau généralissime Nivelle, comprenait essentiellement une bataille de rupture sur le Chemin des Dames, précédée d’une attaque de fixation en Artois et accompagnée d’une offensive sur les monts de Champagne. L’ensemble de ces opérations, prévues pour mars, fut retardé d’un mois par le repli allemand sur la ligne Hindenburg. L’attaque d’Artois, débouchant le 9 avril, précéda de sept jours l’offensive générale sur le front de l’Aisne, où les Allemands, utilisant habilement le terrain, s’étaient puissamment organisés de Vailly au plateau de Vauclerc. Les VIè (Mangin) et Vè (Mazel) armées françaises s’y épuisèrent en peu de jours. Malgré de faibles gains de terrain, notamment à Laffaux, à Hurtebise, sur le plateau de Craonne et à Berry-au-Bac, où les français employèrent pour la première fois les chars de combat, l’offensive dut être suspendue le 21 avril.
L’échec total, sur le plan stratégique, de la bataille du Chemin des Dames, dont beaucoup avaient attendu avec la rupture la décision finale de la guerre, porta un coup sensible au moral lies troupes françaises, usées par près de trente mois de guerre de position. Il fallut l’énergie et le doigté de Pétain, appelé le 15 mai à remplacer Nivelle, pour redonner à chacun la confiance et le sens du devoir.

CheminDesDames
Chemin des Dames (Combats de 1917)

3) Après la bataille de Reims du 15 Juillet 1918 qui marque l’avancée maximale des forces allemandes commandées par Ludendoff, Ferdinand Foch qui en mars a été désigné généralissime des troupes alliées sur le front occidental, déclenche une contre-offensive victorieuse dès le 18 juillet. À partir de là, le phénomène s’inverse. Foch prescrit un retour définitif à l’offensive visant en premier lieu au dégagement des voies stratégiques.
L’offensive générale est déclenchée le 3 septembre. Elle se développe par trois grandes opérations menées par les Français, les Anglais et les Belges, dans les Flandres, en direction de Gand, par les Français et les Anglais sur la ligne Hindenburg, en direction de Cambrai et Saint Quentin, par les Français et les Américains de part et d’autre de l’Argonne, en direction de Sedon. Le 4 novembre, à la suite de l’attaque concentrique des 12 armées alliées, les Allemands décident la retraite générale sur le Rhin. Le 11 novembre, alors qu’à Rethondes, les Allemands obtenaient l’armistice, Louis Perroud apprend en Belgique que la guerre s’achève.

carte offensives 1918
carte offensives 1918 2
Atlas historique, Larousse, 1978

Article initialement paru dans Kronos N° 1, 1986

Le centenaire de l’horloge

Soyez à l’heure le 31 octobre 2085, Place de l’Église d’Albens !

Une Centenaire… offensée !

Si la comète de Halley se réfugie encore pour soixante-seize ans dans le mystère cosmique, il nous faudra attendre l’an 85 du troisième millénaire pour réparer la cruelle désillusion d’une vieille dame qui pensait mériter une meilleure considération. Et pourtant, chaque jour et chaque nuit, elle offre généreusement, sans contre-partie, son chapelet de secondes, de minutes et d’heures. Dame Horloge fêtait ses cent ans en octobre 1985. Anniversaire manqué qui nous oblige à prendre date pour l’éternité. Le poids de la faute sera-t-il « porté par les fils » ?
Après quelques sautes d’humeur en forme de semonce, le destin lui-même lança une ultime flèche, les deux aiguilles s’immobilisant à l’arrivée du printemps !
Alors rachetons dès à présent notre comportement coupable en rendant l’hommage dû à celle qui depuis des lustres voue son existence à… Kronos !

Pauvre Polyphème !

Lors de la construction du clocher de l’église actuelle, au début des années soixante, le Général Philibert Mollard, dont la mémoire collective, outre la carrière militaire, doit garder précieusement l’esprit l’intervention déterminante auprès des autorités impériales dans le déblocage de subsides, « avait fait pratiquer une ouverture pour le cadran d’une horloge qu’il promettait de faire placer ».
Un léger dépit sous la plume, le curé Lemoine observe cependant dans son registre paroissial, que le brillant vainqueur de la bataille de Solférino, chargeant les troupes autrichiennes à la tête de la Brigade de Savoie s’avoua cette fois-ci vaincu, face à un adversaire tout aussi redoutable : son propre engagement.
Défection aux raisons passées aux pertes et profits de l’Histoire, les héritiers ne se substituant pas, par la suite, au célèbre parent qui mourut en 1873 et repose dans l’ancien cimetière. Le 8 décembre 1869, à l’occasion de la bénédiction de l’église, l’abbé Jean Boissat, originaire de la commune et chanoine de la cathédrale de Chambéry, représentant en cette journée de « liesse populaire et de ferveur religieuse », le cardinal Alexis Billiet, archevêque diocésain, « a adressé à chacun la part d’éloge qu’il méritait pour la construction de ce beau monument religieux » et notamment « à Monsieur le Général Sénateur Mollard pour sa libéralité, en son active et utile intervention auprès du Gouvernement ».

Mais, seul un pâle soleil d’hiver, accroché au faîte du campanile, indiquait à la foule l’heure exacte ! Ce géant allait-il encore longtemps ressembler à Polyphème, le cyclope éborgné par Ulysse et trôner ainsi, pour toute couronne, une blessure béante ? Mais le Temps ne « suspendit son vol » que le temps nécessaire à un enfant d’Albens pour accourir à son secours ! Un salut qui vint de Paris, seize ans plus tard, en 1885.

Quand Paris vaut bien une… promesse

Perret et le pot aux… Roses !

Il « avait quitté Albens depuis plus de vingt ans et s’est livré à une industrie de Bourse à Paris ». S’agissait-il de la description d’un Eugène de Rastignac à la mode de « chez nous » réalisant son impossible « Paris » ? Beaucoup plus prosaïquement, l’archiprêtre de l’époque synthétisait-il, en 1885, l’épopée d’un personnage que les générations successives de ce siècle connaissent comme instigateur de l’élection et du couronnement de la Rosière : Benoit Perret.
En effet, par un testament du 30 octobre 1917, léguait-il à la municipalité une somme d’argent permettant à celle-ci de récompenser, chaque année, la jeune fille de la commune considérée comme la plus « méritante ».
Ainsi, en 1922, Marie Félicie Rey siègeait-elle la première sur le trône d’une nouvelle dynastie qui règne toujours en « monarchie du cœur ». Et en 1982, Albens « immortalisait » le souvenir du généreux donateur en baptisant de son nom la rue conduisant… à la dernière demeure. Ce souvenir associait indéfiniment Perret et le « Pot aux Roses », masquant cependant un évènement resté jusqu’ici méconnu. En quelque sorte, la « Rose cachait des aiguilles », il était temps de remettre les pendules à l’heure… !

Où l’histoire passe par le Mazet

Notre savoyard, au profil balzacien, avait jeté l’ancre dans le « premier port des hommes » mais gardait enchâssé précieusement dans la crypte de son âme des pensées affectueuses pour son port d’attache, le Mazet où il naquit le 12 février 1844, à 6 heures du matin.
Premier fruit d’une union consacrée le 25 avril 1843, il ouvrait pour ses parents cultivateurs, Joseph et Justine, les portes d’une belle famille qui s’enrichit de deux filles et de trois garçons : Marie en 45, Jeannette en 48, François-Félix en 49, Claude en 51 et Jean-Marie en 53.
Benoit qui reçut le prénom de son parrain, le frère de papa Joseph, descendait d’une lignée implantée depuis fort longtemps en terre albanaise, une terre féconde et nourricière. Ainsi retrouvons-nous la trace de son grand-père paternel, Antoine, laboureur de son état, né en 1776 et qui épousa Philiberte Bocquin lui donnant un petit Joseph, le 12 mars 1814. La boucle est bouclée.
Sans doute servi par un tempérament aventureux, Benoit délaisse les travaux agrestes qui assuraient difficilement la subsistance d’une famille si imposante, pour se lancer à la conquête de la capitale. Son père s’éteint le 6 mai 1854, sa veuve Justine prenant, par la force des choses, la direction de l’exploitation, une maman Justine qui allait devenir l’amorce de notre histoire.

horloge

À l’heure de Paris !

Un tympan gui ne reste pas sourd aux appels d’une horloge !

Dans la nouvelle église, officiellement en « service » depuis 1869, de nombreux travaux de finition et de décoration restaient en suspens. Au fil des ans et au gré des dans des paroissiens, le « navire du Christ » se parait de voilures. Subsistait le problème de la vigie : l’horloge.
Au cours de l’année 1885, Benoit Perret surgit dans son hameau natal pour une amicale et filiale visite à sa mère qui coulait une existence paisible au Mazet. La venue du fils, parfait exemple de la réussite d’un provincial dans la cité tentaculaire, que maman Justine, sans aucun doute, « suggéra et provoqua », l’incita à s’intéresser et à se pencher sur les problèmes de l’église. Pendant son séjour, Benoit eut-il ainsi tout le loisir de prendre consciente du « reliquat ». Ayant sous le vernis parisien, conservé la fibre albanaise, il prit la décision d’aide ses ex-concitoyens et révéla son intention de « donner à l’église un bas-relief pour remplir le tympan (1) de la porte d’entrée ».
Mais ses promenades fréquentes autour de l’édifice religieux l’amenèrent à lever son regard et à découvrir la mutilation du clocher. Au curé Lemoine qui l’accompagnait, il déclara sur le ton du secret : « Je ferai plus ». Cette simple phrase installait Benoit Perret au rang d’homme providentiel. L’albatros géant aux ailes rognées allait enfin rattraper le temps perdu !

De la Maison Godefroy Strebet !

Délaissant les rives de l’Albenche pour rejoindre les quais de la Seine, Benoit Perret avisa aussitôt de son projet ses deux frères, François-Félix et Jean-Marie, « montés » également chercher fortune. L’un d’eux fit d’ailleurs une honorable carrière dans la pharmacie.
Il faut croire que l’aîné sut trouver les mots justes pour rallier à la noble cause ses deux cadets.
En effet, dès la fin octobre 1885, la défection, bien involontaire, du général Mollard, s’effaçait, le Campanile albanais recouvrant la « vue » et les « habitants pouvaient jouir du bienfait de messieurs les frères Perret » selon les propres termes employés par le maire Félix Canet en séance du conseil de commune.
Une superbe horloge, commandée à la maison parisienne Godefroy Strebet, aujourd’hui disparue, pour la somme de 2 100 francs, ornait maintenant, l’inutile « œeil-de-boeuf », une horloge qui depuis cent ans donne tout son temp.
C’est à cette même période que survint l’accident de l’a cloche cassée (2), remplacée par les deux sœurs « Fides et Spes ». Incident qui nécessita le renvoi de l’horloge à Paris pour l’adapter au do de Fides et occasionna des frais supplémentaires que la famille Perret se fit un devoir de prendre totalement à sa charge. Pour sauver la « mère patrie » d’une intemporalité coupable, Benoit, tel un bon « roi Henri », sacrifia au « parisianisme ». Mais en cette « heure solennelle », Paris, une fois encore, valait bien une… promesse !

Maman Justine partage les honneurs

Il restait aux Albanais à témoigner leur gratitude.
La paroisse se proclama « enchantée du cadeau et donna mille bénédictions aux Messieurs Perret » et associe la génitrice, « Monsieur le curé nommant la Mère Perret marraine de la cloche Spes… ». Dans la chair de métal, s’inscriront ces mots : « Parrain, monsieur Rosset Jules, président de Fabrique (3), Marraine dame Perret Justine ». La célébrité de la progéniture rejaillissait pour une fois sur un parent, ce qui atteste du rôle décisif de « Maman Justine ».
Le conseil de commune décida, quant à lui, à l’unanimité de ses membres « que messieurs les frères Perret figureront au nombre des bienfaiteurs de la commune d’Albens et charge monsieur le maire de leur transmettre une copie de la présente délibération avec l’expression des sentiments de la plus vive reconnaissance des habitants de la commune d’Albens ». Hommes et femmes de l’an 2 000 où le temps lui-même ne suffira peut-être plus, souscrivez aux paroles de nos aïeux en ayant une pensée, ne serait-ce que d’une seconde, pour ceux qui nous offriront… l’heure.

Alain Paget

Tympan de l'église d'Albens
Tympan de l’église

Notes complémentaires de l’auteur

1) Tympan : espace triangulaire, uni ou orné de sculptures, compris entre le linteau et les deux rampants d’un fronton ou d’un gable.
2) lire l’article suivant
3) Fabrique : à l’origine, les fabriques étaient composées de membres du clergé (marguilliers) qui dressaient la liste des pauvres. Les fabriciens furent ensuite des laïques élus par les paroissiens, avec le bureau des marguilliers. Supprimées lors de la Révolution, les fabriques furent rétablies, comme établissements civils, par le Premier consul. Elles comprenaient un conseil de fabrique, assemblée délibérante, et un bureau des marguilliers organe d’exécution. Le curé et le maire en étaient membres de droit. La loi du 9 décembre 1905, relative à la séparation des Églises et de l’État, supprima les fabriques et leur substitua des associations culturelles.
Le conseil paroissial est donc le « descendant » de la Fabrique.

Article initialement paru dans Kronos N° 1, 1986

Mercuriale, marché et coût de la vie avant 1914

Comme chaque semaine les étals ont été montés tout autour de la place centrale d’Albens. Rien ne perturbe alors le déroulement du marché, clients et clientes traversent en toute quiétude l’espace qui va de la fontaine publique au café Bouvier. Deux tréteaux, une planche et l’on écoule les denrées agricoles comme les produits de mercerie ou de quincaillerie.

CartePostableAlbensPlace
Carte postale de la place d’Albens

Mais quel était le prix des choses dans les « années 10 » du XXème siècle ?
Pour le savoir il suffit de lire le Journal du commerce et de l’agriculture, hebdomadaire rumillien publiant les très précieuses mercuriales. Souvenir des temps antiques où Mercure était le dieu de l’éloquence et du commerce, les mercuriales traduisent sous forme de tableau l’état des prix courants des denrées vendues sur un marché public.

Mercuriales
Mercuriales, Journal du commerce -1913

Ainsi apprenons-nous le prix du pain, du beurre, des œufs comme celui de la viande, porc ou bœuf. Au printemps 1913 il en coûtera 30 à 40 centimes pour acheter un kilo de pain de 1ère qualité mais 2 francs pour un kilo de viande de bœuf, 3,60 francs pour une belle portion de beurre de même poids ou encore 1,45 francs pour une douzaine d’œufs.
Les prix exprimés en francs peuvent paraître modestes, peu élevés pour des consommateurs du XXIème siècle mais il est bon de rappeler qu’à la « Belle Époque » ces prix étaient exprimés en franc or. Le Franc français est alors une monnaie très solide. Les billets émis par la Banque de France restent convertibles à tout instant c’est-à-dire qu’il est possible de se rendre à la banque pour changer la monnaie papier en belles pièces d’or. Ainsi un billet de cent francs « payable en espèce, à vue, au porteur » peut être converti en cinq pièces de 20 francs or soit un poids de 32,25 grammes de métal précieux.

Billet100F

C’est l’âge d’or des rentiers car il n’y a aucune inflation et le produit de la rente n’est pas imposé. En 1911 sur une population totale de 1599 habitants, Albens compte six personnes qui vivent sans travailler, c’est-à-dire qui vivent de leurs rentes. Il s’agit de cinq hommes et d’une femme qui tirent leurs revenus du foncier et de l’immobilier. S’il est difficile d’évaluer l’importance de leur fortune, on sait toutefois qu’ils vivent dans un département qui détient quand même 1% de la fortune privée estimée en France et se place en position médiane dans le classement national. Ces rentiers n’ont bien sûr aucune peine à disposer de tout le nécessaire qui fait le confort de la vie. Mais qu’en est-il d’un ouvrier de campagne, journalier qui se loue pour 3 ou 4 francs au moment des gros travaux et risque lorsque le mauvais temps domine, comme en juillet 1913, de ne pas trouver à se placer ? Il lui sera difficile alors de mettre à son menu de la viande, du beurre ou des œufs. Il devra se rabattre sur le pain de moindre qualité, plus abordable, à 20 centimes le kilo.
Logés chez leur employeur, les domestiques qui représentent près de 4% de la population d’Albens sont mieux lotis car intégrés à la cellule familiale qui les emploie.
De fait, le gros bourg rural qu’est Albens reflète l’image de la société de son temps, un temps où pour ceux qui ont une fortune, aussi modeste soit-elle, ce début du XXème siècle est bien la « Belle Époque », en ce sens que l’argent y produit toujours plus d’argent.
C’est la Grande Guerre qui bouleversera ce contexte économique et social.

Jean-Louis Hébrard
Article initialement par dans l’Hebdo des Savoie