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Éditorial – Kronos 1, 1986

En guise d’introduction

Depuis quelques années, nous assistons à un regain d’intérêt pour l’Histoire, qui tout naturellement, suscite une plus grande curiosité pour celle de nos communautés rurales.

Ce retour aux sources est dû sans doute, pour une large part, au besoin qu’ont les individus, les groupes et les peuples de reprendre racine dans une terre familière, dans un Monde où l’uniformité devient la règle et gagne peu à peu les derniers refuges épargnés jusqu’ici par le nivellement des techniques.

L’association KRONOS, archéologie, histoire, et témoignages sur l’Albanais, n’a pas plus la prétention que le désir de réunir des historiens professionnels.
Elle fait au contraire appel à des amateurs dévoués, prêts à consacrer une partie de leurs loisirs, à retrouver le passé de notre région et à conserver, pour le transmettre, ce qui existe encore dans les modes de vie, les instruments, les bâtiments et surtout dans les traditions orales, avant qu’il n’ait disparu ou soit devenu méconnaissable.

Les résultats que nous obtiendrons seront inégaux, mais nous savons qu’en sauvant de l’oubli des éléments de notre patrimoine commun, nous aurons contribué à renforcer les liens, qui au cours des âges et au fil des générations, ont donné leurs caractères spécifiques à nos communautés bien vivantes…

Alors, nous aurons fait que KRONOS, divinité allégorique du TEMPS, ne soit pas le destructeur mais l’artisan de notre DEVENIR.

Le Président, M. Félix LEVET.

Un enfant d’Albens, Joseph Michaud

Administrateur soucieux de bonnes finances, Charles-Emmanuel III, 15è duc de Savoie et second de sa Maison à porter la couronne de Sardaigne, savait combien il est nécessaire d’assurer au plus juste la charge de l’impôt. C’est pourquoi, par l’édit de péréquation de 1738, il a soumis à la taille la quasi totalité des biens nobles sur la base de la mensuration répertoriée de toutes les terres entreprises par son père, Victor-Amédée II, promoteur des fameuses mappes sardes.

Charles-Emmanuel a également laissé une œuvre législative importante, les royales constitutions de 1770, dans lesquelles certains ont vu l’une des bases fondamentales du droit civil et public moderne. Il n’a pas pu cependant éviter que, lors de la Guerre de succession d’Autriche, les provinces savoyardes subissent une dure occupation espagnole et, fait de moindre importance, mais pourtant significatif, la violation, dans la nuit du 11 mai 1755 de la frontière savoyarde par une troupe française qui se saisira au château de Rochefort, près de Novalaise, de la personne de Mandrin. Cette violation entraînera des protestations qui vaudront au duc de Savoie les excuses présentées par une ambassade spéciale de son cousin Louis XV.

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Joseph François Michaud naît dans la 37è année du règne de Charles-Emmanuel. Son souvenir est conservé à Albens, au village d’Orly, grâce à une plaque apposée sur la maison où il vit le jour, le 19 Juin 1767 (1). La famille Michaud est « honorablement établie » dans le pays depuis plusieurs générations, lorsque le père de Joseph, notaire, décide de se fixer en France, à Bourg en Bresse, au grand désespoir de l’enfant, âgé alors de 5 ou 6 ans. Michaud a confié à son collaborateur Poujoulat comment il dût être arraché de force à la voiture qui l’avait emmené et qu’ayant agrippé un peu de la paille qui s’y trouvait, courut s’enfermer dans un grenier pour coucher sur cette paille du pays natal. L’enfant s’habituera cependant très vite à sa nouvelle patrie.
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Devenu homme, Michaud évoquera souvent les années de bonheur passées dans la belle plaine bressane sans pour autant oublier son village natal. C’est du nom d’Albens qu’il signera un écrit publié à l’occasion de la sortie de la prison du Temple de Madame Royale.

Après un premier enseignement reçu dans sa famille, Michaud poursuit ses études au collège de Bourg en Bresse puis à Lyon. Dans cette ville, l’adolescent rencontre Fanny de Bauharnais, belle personne, parente de la future Impératrice qui l’incite à tenter sa chance à Paris. Le jeune homme n’oubliera pas sa bienfaitrice, il l’aidera à survivre dans la tourmente révolutionnaire.

De son propre aveu, Michaud n’était pas prédisposé, de naissance, à prendre le parti « du roi et du clergé », mais arrivé à Paris, en 1791, dans un climat de violence extrême, il devient royaliste par esprit de conservation plus que par démarche politique. L’Assemblée Constituante siégeant, il met sa plume au service de La Gazette Universelle et de quelques autres feuilles de tendance royaliste. Plus tard, il fonde La Quotidienne qui, après des fortunes diverses, sera provisoirement réduite au silence par les canons du général Bonaparte au soir du 13 Vendémiaire (2).

Michaud est alors arrêté. Il parvient à s’échapper mais il est condamné à mort par coutumace, le 5 Brumaire de l’An IV (27 octobre 1795), comme convaincu « d’avoir constamment par son journal, provoqué à la révolte et au rétablissement de la royauté ». En 1796, le jugement est révoqué, Michaud fait alors reparaître La Quotidienne, mais à plusieurs reprises, il connaîtra encore, les prisons du Directoire.

Lors du coup d’état de 18 Fructidor (3), il échappe de justesse à la déportation en Guyane en se réfugiant dans le Jura. De cette époque date son œuvre poétique la plus connue, « Le printemps d’un proscrit » qui sera éditée en 1802.

L’avènement de Bonaparte ne met pas immédiatement fin aux ennuis de Michaud, dont un pamphlet, Adieux à Bonaparte, est assez mal accueilli par la police du premier Consul. Comme beaucoup d’autres, le publiciste se rallie cependant au nouvel ordre des choses, plus par raison que par mouvement du cœur. En 1813, il prend place à l’Académie Française. L’Empereur ratifie ce choix sur le champ de bataille de Leipzig.

Michaud salut avec ferveur le retour des Bourbons. En 1814, il fait reparaître La Quotidienne et, après l’intermède des « cents Jours », il est élu député de Bourg en Bresse dans la « Chambre introuvable » ». Officier de la Légion d’honneur, censeur de la presse, lecteur du roi Charles X ; Michaud n’en garde pas moins, malgré ces faveurs, une indéniable indépendance d’esprit.

En 1827, il figure parmi les dix huit académiciens signataires d’une supplique de protestation adressée au Roi, contre le projet de loi du comte de Peyronnet sur la presse.

En 1830, 1831, Michaud voyage en Orient. C’est à Constantinople qu’il apprend avec douleur mais sans surprise, le renversement de Charles X par « La Révolution de juillet ».

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Revenu en France, il s’établit à Passy où il meurt sans postérité le 30 septembre 1839. Sa tombe ornée d’un buste dû au sculpteur Bosio existe toujours dans le cimetière de Passy.

S’il est connu surtout comme historien des croisades, Michaud est également l’auteur de poèmes, dont le plus connu, « Le printemps d’un proscrit », sera publié en 1802, sur les instances de Chateaubriand. Le physiologiste Flourens, successeur de Michaud à l’Académie Française (il avait eu Victor Hugo comme concurrent) dira dans son discours de réception que : « ce qui fait le succès de l’ouvrage, c’est qu’on y cherche moins les beaux vers, qui pourtant y abondent, que les émotions d’une âme ferme rendue plus sensible par le malheur ».

Œuvre capitale, selon Chateaubriand, les cinq volumes (4) de l’Histoire des Croisades sont publiés de 1808 à 1822. Ils seront complétés par une Bibliothèque des croisades et par Correspondance d’orient, recueil des lettres écrites par Michaud durant le voyage qu’il fit en 1830, 1831 sur les lieux mêmes des combats des chevaliers de la croix.

Poujoulat, ami et collaborateur de Michaud, estime que l’Histoire des Croisades a contribué, avant que n’apparaissent les ouvrages d’Augustin Thierry, Michelet, Guizot… au renouveau de la science historique. Laissons aux spécialistes le soin de dire si ce jugement du disciple sur l’œuvre du Maître peut être maintenu. On se souvient pourtant que c’est en lisant les Martyrs, au récit du « bandit des francs », qu’Augustin Thierry sentit naître en lui la vocation d’historien. Nous connaissons également les liens qui unissaient Chateaubriand et Michaud. Il est donc permis de penser que l’influence de l’auteur des Martyrs s’est exercée sur l’historien des Croisades pour donner à l’œuvre ce caractère qui, au travers de la relation des faits et de la description des mœurs, dépeint l’esprit du temps.

Historien novateur ?… Michaud a également publié une Histoire des progrès et de la chute de l’empire de Mysore et une Collection pour servir à l’histoire de France depuis le XIIIè siècle. Avec son frère Louis Gabriel (5), il a fondé la Biographie universelle, précieux répertoire qui se consulte toujours avec profit.

En cette année 1986, où nous commémorerons le 200è anniversaire de la conquête du Mont-Blanc par Jacques Balmat et le Docteur Paccard, il est un fait moins connu de la vie de Joseph Michaud et de son activité littéraire, qu’il faut rappeler.

En 1787, alors que De Saussure vient tout juste d’y parvenir, Michaud décide de tenter l’ascension du géant des Alpes. À l’époque, l’idée n’est pas communément répandue. Certes Michaud échouera et s’arrêtera aux Grands Mulets, mais il a laissé de cette tentative un récit publié en 1791 sous le titre « Voyage littéraire au Mont-Blanc et dans quelques lieux pittoresques de la Savoie ». Ce premier livre dédié à Fanny de Bauharnais contient des descriptions bien dans l’esprit du temps, qui donnent à penser que le royaliste Michaud n’a pas été sans subir l’influence de J. J. Rousseau. Ainsi les habitants de Chamonix apparaissent à l’auteur « véritablement égaux et libres » et la Mer de Glace « formée de flots en courroux qui sont entrés en congélation subite ». Il n’en demeure pas moins que même sous cette forme, le récit présente un grand intérêt, car il vient d’un homme qui, selon l’expression de C.E. Engel, « en l’espace d’un instant a inventé : l’alpinisme véritable fait d’amour de la montagne et d’amour du sport… et rendant à César ce qui est à César, Michaud est le premier touriste qui ait raté le Mont-Blanc ».

Une rue d’Albens, son village natal et une rue de Chambéry capitale de la Savoie, portent le nom de Joseph Michaud, hommage mérité, à un homme dont la vie et l’œuvre ont reçu le sceau d’évènements historiques prodigieux, durant lesquels, sa terre d’origine, la Savoie, a connu un premier rattachement à la France, patrie d’élection de cet illustre enfant d’Albens.

Félix Levet

Notes de l’auteur
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1) Cette plaque a été scellée sur une initiative et en présence de H. Bordeaux.

2) Journées des 12 et 13 Vendémiaire, An IV – Avant de se séparer, la convention avait décidé que les 2/3 des membres des nouvelles assemblées prévues par la Constitution de l’an III seraient pris obligatoirement parmi les anciens conventionnels. Ces dispositions entraînèrent un soulèvement des royalistes, dont les sections parisiennes furent écrasées, après des combats meurtriers, le 13 Vendémiaire, (4 octobre 1795) devant l’église Saint Roch, par les troupes du général Bonaparte.

3) 18 Fructidor, An V (4 Septembre 1797) coup d’état exécuté par trois membres du Directoire, Barras, Laréveillère-Lepaux, Rewbel, contre les deux autres directeurs, Barthélémy et Lazare Carnot, et contre les membres des Conseils accusés d’être favorables au rétablissement de la royauté. Ce coup d’état eut notamment pour conséquence, la déportation en Guyane, de Barthélémy, de membres des Conseils, de journalistes et de nombreux prêtres.

4) L’édition de 1841, comporte six volumes.

5) Louis Gabriel Michaud, dit Michaud jeune, frère cadet de Joseph Michaud né à Bourg en Bresse en 1772, mort en 1858, d’abord officier d’infanterie, devint éditeur. Il a participé à la fondation de la Biographie universelle.

6) Un décret de la Convention du 27 Novembre 1792, fait de la Savoie, le 84è département français, sous le nom de département du Mont-Blanc, chef lieu Chambéry.
Avec la loi du 25 août 1798, la Savoie est comprise dans deux départements, département du Léman, chef lieu Genève et département du Mont-Blanc, chef lieu Chambéry.
Après une partition, en 1814, entre le royaume de France et celui de Piémont-Sardaigne, la Savoie retourne en 1815 à la Maison qui lui doit son nom.

Quelques anecdotes sur Michaud :
* en 1795, Michaud composa avec Beaulieu, à l’occasion de la délivrance de la fille de Louis XVI pour se rendre en Autriche, un petit ouvrage qu’il dédia à la princesse, sous le nom d’Adieux à Madame, et qu’il signa : PAR MONSIEUR D’ALBENS.
* Jugement de Sainte Beuve sur le journaliste polémiste : « Aux aguets chaque matin, il excellait à faire un combat de franc-tireur, à suivre les moindres mouvements de l’ennemi, et tomber sur lui par surprise ».
* le célèbre Fouché, ministre de la police sous l’Empire, qualifia Michaud de « Rivarol Savoyard , le comparant au journaliste contre-révolutionnaire Antoine de Rivarol.

Article initialement paru dans Kronos N° 1, 1986

Louis Perroud raconte la « Grande Guerre »

L’histoire ne s’écrit pas toujours avec le grand H, majestueux et tutélaire, mais souvent avec le petit h anonyme d’un homme simple et inconnu.
Kronos se fait donc un devoir d’aller à la rencontre de ces hommes et de ces femmes que les livres savants ignoreront jusqu’à la fin des temps, ces « Gens » qui par leur expérience à dimension humaine, témoignent directement et concrètement de ce siècle au visage de Janus. C’est un appel aux souvenirs, ces vestiges enfouis dans des têtes chenues, pour qu’ils revivent et nourrissent les générations actuelles et futures d’une substantifique moelle qui ne soit pas nappée d’une sauce passéiste mais présentée sur le plateau de notre conscience collective.

Nous inaugurons cette rubrique par un évènement qui s’éloigne inexorablement dans le temps sans jamais estomper sa présence qui nous interpelle sans cesse et sans ménagement : LA PREMIÈRE GUERRE MONDIALE qui devait être la « DER DES DER ».

De ce conflit sans réels vainqueurs surgit un Mémorial dédié à la folie suicidaire, et sur lequel s’inscrivent en lettres sanglantes, les vies brisées d’un million trois cent mille soldats de notre pays, dont 675 000 périrent au front et 225 000 en captivité. Une France devenue exsangue avec la perte du sixième de ses hommes âgés de 20 à 45 ans ; une France au corps social meurtri ayant la charge d’un million d’invalides et de blessés.

La Savoie n’échappa point au jeu de massacre, sacrifiant 9 000 de ses enfants pour une population de 237 000 âmes (soit 4 %).

Quant à Albens, le monument aux morts, érigé au centre du cimetière, livre son funèbre « palmarès ». De cet enfer inventé par la race humaine, des Albanais revinrent. L’un des derniers survivants, Louis Perroud, 88 ans, du hameau d’Orly se souvient et raconte.

(Une interview de Fabienne Gonnet pendant l’année scolaire 1982-83. Présentation et mise en page réalisées par Alain Paget).

Un Albanais en Alsace

Kronos : À quel âge avez-vous été incorporé et dans quelle arme ?
Louis Perroud : À dix-huit ans et demi. J’ai été appelé au 30è régiment d’infanterie d’Annecy.

Kronos : Quand la guerre a-t-elle véritablement commencé pour vous ?
Louis Perroud : En Alsace, avec le 97è dans lequel je fus versé. Très précisément le 3 novembre 1916 quand nous sommes montés en première ligne.

Kronos : Dans les tranchées ?
Louis Perroud : Et oui, dans les fameuses tranchées que l’on occupait pendant un mois, sans « déséquiper », sans même poser une seule fois les souliers, sans se changer bien sûr.

Kronos : Pouvez-vous nous décrire la vie du « Poilu » dans ces boyaux de la mort ?
Louis Perroud : Le soir, on doublait les postes. Le matin, à sept heures, on les dédoublait. L’un des hommes restait au poste pendant que son camarade allait remplir des sacs de terre pour reconstruire les tranchées abimées pendant la nuit. Nous prenions la garde toutes les quatre heures ; quatre heures de garde suivies de quatre heures de repos.

Kronos : Quand retourniez-vous à l’arrière ?
Louis Perroud : On descendait au « pot » huit jours dont deux jours réservés au seul nettoyage après un mois complet sans se changer et sans se laver ! Par la suite, tous les matins, nous effectuions l’exercice. L’après-midi se succédaient différentes corvées : par exemple, nous mentions les chevaux de frise pour réparer les réseaux de fils de fer barbelés arrachés par le canonnage adverse.

Kronos : Avez-vous souffert de la faim ?
Louis Perroud : Le ravitaillement s’opérait deux fois par jour. Une soupe à 10 heures, une seconde à 16 heures. Des hommes d’équipes devaient aller les chercher à trois kilomètres de notre campement. Aux soupes, s’ajoutaient de la viande, des légumes, des pâtes ainsi que des sardines au casse-croûte du matin.

Kronos : Votre campement ?
Louis Perroud : Un abri formé de quatre planches et d’un grillage. Deux couchettes superposées, et pour « oreiller », le casque et le sac.

Kronos : Et sous quelle température ?
Louis Perroud : Durant l’hiver 16-17, le thermomètre est descendu à moins 24°.

Kronos : Quelques divertissements ?
Louis Perroud : Quelques fois, nous jouions aux cartes dans les « cagnas » quand nous n’étions pas de garde.

Les opérations militaires

Kronos : Le combat contre les Allemands ?
Louis Perroud : Le secteur était assez calme et donc le moral pas trop mauvais. La guerre des tranchées a duré jusqu’en 18 avec des coups de mains pour savoir ce qu’il y avait devant nous ; les Allemands employaient la même stratégie, et cela sous un bombardement qui durait parfois 24 heures.

Kronos : À quelle distance étiez-vous des Allemands ?
Louis Perroud : À deux cents mètres.

Kronos : Décrivez-nous l’un de ces « coups de main ».
Louis Perroud : Des groupes se portaient volontaires pour effectuer ces sorties. Il fallait d’abord couper les barbelés pour libérer un passage. Le but de l’opération consistait à s’aventurer le plus près possible des lignes allemandes avec mission de capturer si possible un ennemi pour l’interroger.

Kronos : Revenons aux tranchées elles-mêmes.
Louis Perroud : Tous les dix mètres, existait un tournant qui permettait à ceux qui se trouvaient de l’autre côté de ne pas recevoir un déluge de bombes en cas de bombardements. Les tranchées démolies devaient être reconstruites avec les sacs de terre.

Kronos : Quelle parade contre la pluie ?
Louis Perroud : Grâce aux « canigoutis », des traverses surélevées, on échappait à la boue, qui sinon arrivait à la moitié des mollets.

Kronos : Vous étiez nombreux dans l’abri ?
Louis Perroud : Une section de seize hommes avec un sous-lieutenant, un sergent et un caporal.

Kronos : Vous avez passé combien de temps dans les tranchées ?
Louis Perroud : Deux ans sans arrêt, et heureusement sans blessures.

Kronos : Combien de mois aux avant-postes ?
Louis Perroud : Onze mois.

Du chemin des dames jusqu’en Belgique

Louis Perroud : En 17, les Allemands se sont repliés au mois de mars (1). Finies les tranchées ; on se battait à découvert. Jusqu’au mois de juillet, quand nous participâmes aux combats du « Chemin des Dames » (2), puis à Reims et sur la Marne, en tant que division d’attaque, on gardait les lignes un jour ou deux, puis les camions nous emmenaient ailleurs, pour d’autres attaques. Après l’attaque de Reims, nous sommes repartis pour la Belgique. En novembre 18, nous nous trouvions en Belgique.

Kronos : Quels souvenirs des batailles champenoises ?
Louis Perroud : Plutôt des mauvais. Nous avons passé de sales moments. Surtout au « Chemin des Dames » et à Reims. On a perdu des troupes et du matériel. Au « Chemin des Dames », nous n’étions pas nombreux en lignes. Nous étions installés sur une crête. Nous sommes restés un mois en ligne sans que personne ne nous relève. Nous allions à la soupe une fois par jour, et encore à minuit.
Nous fumions pour faire passer la faim. Une fois, dans l’Aisne, nous sommes restés quatre jours sans manger, le ravitaillement n’arrivant pas.
Pendant l’hiver 16-17, le pain gelait. Nous le faisions dégeler sur des braseros dans les abris.

Kronos : Vous avez survécu à ces conditions et au combat.
Louis Perroud : Avec beaucoup de chance. Dans notre section, sur les seize nous n’étions que deux à ne pas avoir été touchés.
Lors de l’attaque des Monts de Reims, au bout de huit jours, nous redescendions avec 75% de pertes.
Au Ravin de la Mort, ils transportaient les cadavres sur des camions, tellement ils étaient nombreux.

Kronos : Ensuite, ce fut la Belgique (3) ?
Louis Perroud : Oui, et là, le combat à découvert. On attaquait tous les jours sans répit. On possédait des tentes.

Kronos : Vous vous estimez réellement chanceux ?
Louis Perroud : Tous ceux qui ont combattu avec moi dans les tranchées sont morts aujourd’hui. J’étais un des plus jeunes. Du coin, ils étaient quelques uns d’Albens, mais aussi d’Épersy, de Mognard, de Grésy. J’ai avalé les gaz, mais je ne me plains pas puisque j’arrive à 88 ans.

Notes complémentaires tirées de l’encyclopédie Larousse.

1) Le repli allemand s’exécuta très précisément le 16 mars 1917 dans le cadre d’une stratégie nommée « ligne Hindenburg ». Cette ligne était constituée de l’ensemble des positions fortifiées dont l’état-major allemand décida la création en septembre 1916 pour économiser ses effectifs et consolider son occupation du Nord-est de la France.
Organisée en six mois, la ligne Hindenburg, articulée en profondeur sur trois positions successives, comprenait essentiellement :
a) La position Siegfried, passant à l’ouest de Lille, puis joignant Arras à Vailly-sur-l’Aisne par la Fère, en formant la corde du front passant par Péronne, Roye et Soissons.
b) Une deuxième position allant de l’Escaut à la Moselle et jalonnée par les lignes Hermann, Hunding, Brünhild, Kriemhild et Michel.
c) Plus en arrière, une troisième position, dite Anvers-Bruxelles-Meuse, dont la construction ne fut qu’amorcée.
Le repli du 16 Mars 1917 s’opère sur la ligne Siegfried, raccourcissant ainsi le front de 70 km. L’enlèvement de cette position fut, à partir du 26 septembre 1918, le principal objectif des offensives alliées en direction de Cambrai.

2) Le Chemin des Dames
a) situation géographique : route stratégique importante dans le département de l’Aisne, suivant sur une trentaine de kilomètres la crête entre l’Aisne et l’Ailette, depuis le fort de la Malmaison, à l’ouest duquel elle se sépare, non loin de Laffaux, de la route de Soissons à Laon, jusqu’au plateau de Californie, où elle rejoint, près de Corbeny, celle de Reims à Laon. La première bataille eut lieu dans la région située aujourd’hui entre les localités de Pontavert et de Berry-au-Bac (57 av. J.-C.). Jules César y vainquit les Gaulois. Construite au XVIIIè siècle sur l’emplacement de la voie romaine, la route moderne permettait aux « Dames de France », filles de Louis XV, de se rendre à Bouconville, au château de la Bove, chez leur dame d’honneur, la duchesse de Narbonne. Le chemin des Dames, à une altitude moyenne de 185 m traverse de nombreux lieux-dits qui illustrèrent les combats de 1814 et, surtout, ceux de la Première Guerre mondiale : fermes de l’Auberge de l’Ange gardien, de Vaurains, des Bovettes, Hurtebise ; plateaux de Craonne, de Vauclerc, des Casemates et de Californie, souvent percés de grottes, ou creutes.
b) Bataille de 1917. Le plan d’action, pour 1917, du nouveau généralissime Nivelle, comprenait essentiellement une bataille de rupture sur le Chemin des Dames, précédée d’une attaque de fixation en Artois et accompagnée d’une offensive sur les monts de Champagne. L’ensemble de ces opérations, prévues pour mars, fut retardé d’un mois par le repli allemand sur la ligne Hindenburg. L’attaque d’Artois, débouchant le 9 avril, précéda de sept jours l’offensive générale sur le front de l’Aisne, où les Allemands, utilisant habilement le terrain, s’étaient puissamment organisés de Vailly au plateau de Vauclerc. Les VIè (Mangin) et Vè (Mazel) armées françaises s’y épuisèrent en peu de jours. Malgré de faibles gains de terrain, notamment à Laffaux, à Hurtebise, sur le plateau de Craonne et à Berry-au-Bac, où les français employèrent pour la première fois les chars de combat, l’offensive dut être suspendue le 21 avril.
L’échec total, sur le plan stratégique, de la bataille du Chemin des Dames, dont beaucoup avaient attendu avec la rupture la décision finale de la guerre, porta un coup sensible au moral lies troupes françaises, usées par près de trente mois de guerre de position. Il fallut l’énergie et le doigté de Pétain, appelé le 15 mai à remplacer Nivelle, pour redonner à chacun la confiance et le sens du devoir.

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Chemin des Dames (Combats de 1917)

3) Après la bataille de Reims du 15 Juillet 1918 qui marque l’avancée maximale des forces allemandes commandées par Ludendoff, Ferdinand Foch qui en mars a été désigné généralissime des troupes alliées sur le front occidental, déclenche une contre-offensive victorieuse dès le 18 juillet. À partir de là, le phénomène s’inverse. Foch prescrit un retour définitif à l’offensive visant en premier lieu au dégagement des voies stratégiques.
L’offensive générale est déclenchée le 3 septembre. Elle se développe par trois grandes opérations menées par les Français, les Anglais et les Belges, dans les Flandres, en direction de Gand, par les Français et les Anglais sur la ligne Hindenburg, en direction de Cambrai et Saint Quentin, par les Français et les Américains de part et d’autre de l’Argonne, en direction de Sedon. Le 4 novembre, à la suite de l’attaque concentrique des 12 armées alliées, les Allemands décident la retraite générale sur le Rhin. Le 11 novembre, alors qu’à Rethondes, les Allemands obtenaient l’armistice, Louis Perroud apprend en Belgique que la guerre s’achève.

carte offensives 1918
carte offensives 1918 2
Atlas historique, Larousse, 1978

Article initialement paru dans Kronos N° 1, 1986

Le centenaire de l’horloge

Soyez à l’heure le 31 octobre 2085, Place de l’Église d’Albens !

Une Centenaire… offensée !

Si la comète de Halley se réfugie encore pour soixante-seize ans dans le mystère cosmique, il nous faudra attendre l’an 85 du troisième millénaire pour réparer la cruelle désillusion d’une vieille dame qui pensait mériter une meilleure considération. Et pourtant, chaque jour et chaque nuit, elle offre généreusement, sans contre-partie, son chapelet de secondes, de minutes et d’heures. Dame Horloge fêtait ses cent ans en octobre 1985. Anniversaire manqué qui nous oblige à prendre date pour l’éternité. Le poids de la faute sera-t-il « porté par les fils » ?
Après quelques sautes d’humeur en forme de semonce, le destin lui-même lança une ultime flèche, les deux aiguilles s’immobilisant à l’arrivée du printemps !
Alors rachetons dès à présent notre comportement coupable en rendant l’hommage dû à celle qui depuis des lustres voue son existence à… Kronos !

Pauvre Polyphème !

Lors de la construction du clocher de l’église actuelle, au début des années soixante, le Général Philibert Mollard, dont la mémoire collective, outre la carrière militaire, doit garder précieusement l’esprit l’intervention déterminante auprès des autorités impériales dans le déblocage de subsides, « avait fait pratiquer une ouverture pour le cadran d’une horloge qu’il promettait de faire placer ».
Un léger dépit sous la plume, le curé Lemoine observe cependant dans son registre paroissial, que le brillant vainqueur de la bataille de Solférino, chargeant les troupes autrichiennes à la tête de la Brigade de Savoie s’avoua cette fois-ci vaincu, face à un adversaire tout aussi redoutable : son propre engagement.
Défection aux raisons passées aux pertes et profits de l’Histoire, les héritiers ne se substituant pas, par la suite, au célèbre parent qui mourut en 1873 et repose dans l’ancien cimetière. Le 8 décembre 1869, à l’occasion de la bénédiction de l’église, l’abbé Jean Boissat, originaire de la commune et chanoine de la cathédrale de Chambéry, représentant en cette journée de « liesse populaire et de ferveur religieuse », le cardinal Alexis Billiet, archevêque diocésain, « a adressé à chacun la part d’éloge qu’il méritait pour la construction de ce beau monument religieux » et notamment « à Monsieur le Général Sénateur Mollard pour sa libéralité, en son active et utile intervention auprès du Gouvernement ».

Mais, seul un pâle soleil d’hiver, accroché au faîte du campanile, indiquait à la foule l’heure exacte ! Ce géant allait-il encore longtemps ressembler à Polyphème, le cyclope éborgné par Ulysse et trôner ainsi, pour toute couronne, une blessure béante ? Mais le Temps ne « suspendit son vol » que le temps nécessaire à un enfant d’Albens pour accourir à son secours ! Un salut qui vint de Paris, seize ans plus tard, en 1885.

Quand Paris vaut bien une… promesse

Perret et le pot aux… Roses !

Il « avait quitté Albens depuis plus de vingt ans et s’est livré à une industrie de Bourse à Paris ». S’agissait-il de la description d’un Eugène de Rastignac à la mode de « chez nous » réalisant son impossible « Paris » ? Beaucoup plus prosaïquement, l’archiprêtre de l’époque synthétisait-il, en 1885, l’épopée d’un personnage que les générations successives de ce siècle connaissent comme instigateur de l’élection et du couronnement de la Rosière : Benoit Perret.
En effet, par un testament du 30 octobre 1917, léguait-il à la municipalité une somme d’argent permettant à celle-ci de récompenser, chaque année, la jeune fille de la commune considérée comme la plus « méritante ».
Ainsi, en 1922, Marie Félicie Rey siègeait-elle la première sur le trône d’une nouvelle dynastie qui règne toujours en « monarchie du cœur ». Et en 1982, Albens « immortalisait » le souvenir du généreux donateur en baptisant de son nom la rue conduisant… à la dernière demeure. Ce souvenir associait indéfiniment Perret et le « Pot aux Roses », masquant cependant un évènement resté jusqu’ici méconnu. En quelque sorte, la « Rose cachait des aiguilles », il était temps de remettre les pendules à l’heure… !

Où l’histoire passe par le Mazet

Notre savoyard, au profil balzacien, avait jeté l’ancre dans le « premier port des hommes » mais gardait enchâssé précieusement dans la crypte de son âme des pensées affectueuses pour son port d’attache, le Mazet où il naquit le 12 février 1844, à 6 heures du matin.
Premier fruit d’une union consacrée le 25 avril 1843, il ouvrait pour ses parents cultivateurs, Joseph et Justine, les portes d’une belle famille qui s’enrichit de deux filles et de trois garçons : Marie en 45, Jeannette en 48, François-Félix en 49, Claude en 51 et Jean-Marie en 53.
Benoit qui reçut le prénom de son parrain, le frère de papa Joseph, descendait d’une lignée implantée depuis fort longtemps en terre albanaise, une terre féconde et nourricière. Ainsi retrouvons-nous la trace de son grand-père paternel, Antoine, laboureur de son état, né en 1776 et qui épousa Philiberte Bocquin lui donnant un petit Joseph, le 12 mars 1814. La boucle est bouclée.
Sans doute servi par un tempérament aventureux, Benoit délaisse les travaux agrestes qui assuraient difficilement la subsistance d’une famille si imposante, pour se lancer à la conquête de la capitale. Son père s’éteint le 6 mai 1854, sa veuve Justine prenant, par la force des choses, la direction de l’exploitation, une maman Justine qui allait devenir l’amorce de notre histoire.

horloge

À l’heure de Paris !

Un tympan gui ne reste pas sourd aux appels d’une horloge !

Dans la nouvelle église, officiellement en « service » depuis 1869, de nombreux travaux de finition et de décoration restaient en suspens. Au fil des ans et au gré des dans des paroissiens, le « navire du Christ » se parait de voilures. Subsistait le problème de la vigie : l’horloge.
Au cours de l’année 1885, Benoit Perret surgit dans son hameau natal pour une amicale et filiale visite à sa mère qui coulait une existence paisible au Mazet. La venue du fils, parfait exemple de la réussite d’un provincial dans la cité tentaculaire, que maman Justine, sans aucun doute, « suggéra et provoqua », l’incita à s’intéresser et à se pencher sur les problèmes de l’église. Pendant son séjour, Benoit eut-il ainsi tout le loisir de prendre consciente du « reliquat ». Ayant sous le vernis parisien, conservé la fibre albanaise, il prit la décision d’aide ses ex-concitoyens et révéla son intention de « donner à l’église un bas-relief pour remplir le tympan (1) de la porte d’entrée ».
Mais ses promenades fréquentes autour de l’édifice religieux l’amenèrent à lever son regard et à découvrir la mutilation du clocher. Au curé Lemoine qui l’accompagnait, il déclara sur le ton du secret : « Je ferai plus ». Cette simple phrase installait Benoit Perret au rang d’homme providentiel. L’albatros géant aux ailes rognées allait enfin rattraper le temps perdu !

De la Maison Godefroy Strebet !

Délaissant les rives de l’Albenche pour rejoindre les quais de la Seine, Benoit Perret avisa aussitôt de son projet ses deux frères, François-Félix et Jean-Marie, « montés » également chercher fortune. L’un d’eux fit d’ailleurs une honorable carrière dans la pharmacie.
Il faut croire que l’aîné sut trouver les mots justes pour rallier à la noble cause ses deux cadets.
En effet, dès la fin octobre 1885, la défection, bien involontaire, du général Mollard, s’effaçait, le Campanile albanais recouvrant la « vue » et les « habitants pouvaient jouir du bienfait de messieurs les frères Perret » selon les propres termes employés par le maire Félix Canet en séance du conseil de commune.
Une superbe horloge, commandée à la maison parisienne Godefroy Strebet, aujourd’hui disparue, pour la somme de 2 100 francs, ornait maintenant, l’inutile « œeil-de-boeuf », une horloge qui depuis cent ans donne tout son temp.
C’est à cette même période que survint l’accident de l’a cloche cassée (2), remplacée par les deux sœurs « Fides et Spes ». Incident qui nécessita le renvoi de l’horloge à Paris pour l’adapter au do de Fides et occasionna des frais supplémentaires que la famille Perret se fit un devoir de prendre totalement à sa charge. Pour sauver la « mère patrie » d’une intemporalité coupable, Benoit, tel un bon « roi Henri », sacrifia au « parisianisme ». Mais en cette « heure solennelle », Paris, une fois encore, valait bien une… promesse !

Maman Justine partage les honneurs

Il restait aux Albanais à témoigner leur gratitude.
La paroisse se proclama « enchantée du cadeau et donna mille bénédictions aux Messieurs Perret » et associe la génitrice, « Monsieur le curé nommant la Mère Perret marraine de la cloche Spes… ». Dans la chair de métal, s’inscriront ces mots : « Parrain, monsieur Rosset Jules, président de Fabrique (3), Marraine dame Perret Justine ». La célébrité de la progéniture rejaillissait pour une fois sur un parent, ce qui atteste du rôle décisif de « Maman Justine ».
Le conseil de commune décida, quant à lui, à l’unanimité de ses membres « que messieurs les frères Perret figureront au nombre des bienfaiteurs de la commune d’Albens et charge monsieur le maire de leur transmettre une copie de la présente délibération avec l’expression des sentiments de la plus vive reconnaissance des habitants de la commune d’Albens ». Hommes et femmes de l’an 2 000 où le temps lui-même ne suffira peut-être plus, souscrivez aux paroles de nos aïeux en ayant une pensée, ne serait-ce que d’une seconde, pour ceux qui nous offriront… l’heure.

Alain Paget

Tympan de l'église d'Albens
Tympan de l’église

Notes complémentaires de l’auteur

1) Tympan : espace triangulaire, uni ou orné de sculptures, compris entre le linteau et les deux rampants d’un fronton ou d’un gable.
2) lire l’article suivant
3) Fabrique : à l’origine, les fabriques étaient composées de membres du clergé (marguilliers) qui dressaient la liste des pauvres. Les fabriciens furent ensuite des laïques élus par les paroissiens, avec le bureau des marguilliers. Supprimées lors de la Révolution, les fabriques furent rétablies, comme établissements civils, par le Premier consul. Elles comprenaient un conseil de fabrique, assemblée délibérante, et un bureau des marguilliers organe d’exécution. Le curé et le maire en étaient membres de droit. La loi du 9 décembre 1905, relative à la séparation des Églises et de l’État, supprima les fabriques et leur substitua des associations culturelles.
Le conseil paroissial est donc le « descendant » de la Fabrique.

Article initialement paru dans Kronos N° 1, 1986

Fides et Spes, sœurs centenaires au cœur battant

1886-1986 : le do et le mi sous « cloches »

cloches
Les yeux me brûlent d’insomnie,
le jour paraît à la fenêtre ;
mes pensées en déroute
battent encore la chamade
des hantises nocturnes…
Ô mon âme, dépose
angoisses et tourments ;
réjouis-toi, entends tinter,
de-ci de-là les cloches matinales…

Eduard Mörike
Au point du jour

Combien d’entre nous n’attendent-ils pas au-delà des « angoisses et des tourments » alors que « le jour paraît à la fenêtre » que raisonne l’angélus pour commencer une nouvelle journée ? Croyants, indifférents ou athées, chacun tend l’oreille vers cette corne de brume de notre sommeil. Et pourtant, un matin de 1985, les cloches se turent. Les habitants se sentaient orphelins, lancés au milieu de l’océan du temps sans ce guide réconfortant. Mais ce silence ranima la mémoire des anciens qui par la tradition orale savent que contrairement à l’affirmation de Louis-Ferdinand Céline : « L’histoire ne repasse pas les plats », Dame Clio ménage parfois des coïncidences curieuses.
« L’an 1885, le jour des Morts, au matin, la vieille cloche reçut le coup de mort. N’est-ce point le marteau de l’horloge qui a frappé la cloche pendant qu’elle tintait ? » Joseph Lemoine, curé de la paroisse d’Albens, consigne de sa fine écriture, sur le registre paroissial, l’évènement de cette fin d’année 1885. L’unique cloche de l’église vient à l’aube de cette journée des défunts de rendre son dernier soupir, privant, déjà, les fidèles d’une compagne très « écoutée ».
Et l’archiprêtre, soucieux d’exactitude, note, non sans un certain amusement que « dans la paroisse, on ne fut pas chagriné » et de préciser les raisons de cette apparente indifférence : « De cet accident, on se permit d’en rire. La rumeur disait : il nous faut une cloche qu’on entende partout, plus grosse que toutes celles de la vallée. » S’égrenant à la respiration de la terre et au souffle du ciel, la vie rurale ne pouvait longtemps se passer du tintement familier. Et puis, cette rumeur un peu perfide, avoue que finalement, l’occasion est belle : « Albens est un chef-lieu. Il nous en faut deux. Plusieurs paroisses en ont deux… » Querelles de clochers !

Ainsi, les autorités civiles et ecclésiastiques, suivant le « vox populi », décidèrent-elles de substituer à la cloche cassée, « deux sœurs Fides et Spes » qui depuis cent ans au fil des heures joyeuses, glorieuses ou ténébreuses, « chantent, pleurent et prient », rappelant à la communauté albanaise, que le 28 juillet prochain, vers 17 heures, elles fêteront leur centenaire.

Une plongée dans notre passé s’imposait.

Une première plongée nous entraîne dans la « fosse océanique » 1869

En empruntant momentanément la « Calypsos » du commandant Cousteau, rebaptisée « Kronos » pour la circonstance, nous nous immergeons dans l’océan des hommes jusqu’au seuil 1869 qui présente un véritable « fossé tectonique » tant pour l’histoire religieuse locale que pour celle de l’Église catholique romaine.
Telle une Louve aux appétits modernes, le xixè siècle allaita deux jumeaux au caractère apparemment opposé, « Positivisme et Libéralisme » » reprenant dans la mythologie contemporaine les rôles de Romulus et Remus, placés l’un et l’autre sous la protection du dieu Rationalisme auquel certains vouèrent un culte… déraisonné.
Cette double émergence dans l’esprit philosophique abreuva de nombreux mouvements « assoiffés » de liberté et d’indépendance, et provoqua de multiples lézardes dans la citadelle construite autour de la personne du Pape, en ouvrant des brèches de plus en plus larges dans l’autorité temporelle du Saint-Père. Les secousses nationalistes italiennes, savamment orchestrées par le comte de Cavour avec la malicieuse complaisance de l’empereur Napoléon III, amplifièrent leur onde de choc jusqu’à réduire les États pontificaux au seul bastion du Vatican. Un ultime bastion que Pie IX installé sur le trône de Saint Pierre de 1846 à 1878, accepta comme une prison de luxe, mais qui eut pour principale conséquence de stigmatiser son énergie et de renforcer son autorité spirituelle, autorité solennellement réaffirmée lors du premier Concile du Vatican qui débuta le 8 décembre 1869.
Ce même 8 décembre, la paroisse d’Albens rassemblait ses fidèles pour la bénédiction officielle de la nouvelle église dont les travaux venaient de s’achever.
Pour bien saisir le moindre battement de « chœur » d’une communauté villageoise, il faut savoir tendre l’oreille en direction de la « ville Éternelle », cette Rome qui tente d’irriguer ses contrées les plus éloignées.

Le procès-verbal de la bénédiction de l’église, rédigé par le Révérend Lucien Pavy, archiprêtre et curé, attire immédiatement notre attention dès les premiers mots : « L’an 1869, le 8 décembre, en la fête de l’Immaculée Conception de la Très Sainte Vierge, Mère de Dieu, jour à jamais mémorable de l’ouverture du Saint Concile du Vatican, au milieu d’un immense concours de fidèles… »
Une célébration doublement symbolique à une date qui ne doit rien au hasard.
Face à la montée du laïcisme, de l’anticléricalisme et du scientisme qui s’apprêtaient à sacrifier toute religion sur l’autel de la « Sainte Raison » la bénédiction d’une église, quelque fut son importance, s’analysait comme une résistance à l’air du temps et un défi accompagnant la lutte de Pie IX pour faire de l’église le dernier rempart contre les principes, jugés dangereux, de la société contemporaine.

En ce jour de « fête de l’Immaculée Conception », dogme proclamé le 8 décembre 1854, le Concile Vatican I accrut le centralisme romain en soumettant l’Église à la seule autorité de Rome, l’affirmation doctrinale de l’ultramontanisme (1) s’opposant aux aspirations gallicanes (2) des églises nationales. La constitution Pastor Aeternus, clôturant le concile le 18 Juillet 1870, servit de point d’orgue, l’évêque de Rome obtenant la définition de d’infaillibilité pontificale. Un concile qui s’interprétait comme un constat de divorce, aux torts réciproques, entre l’Église et la pensée contemporaine.
C’est dans cette agitation fébrile, tempérée par le bon sens campagnard, que les Albanais accueillaient la construction de leur nouvelle église. La cloche pouvait battre à toute volée pour fêter cette naissance jusqu’à ce matin du jour des Morts 1885 où l’implacable faucheuse lui infligeait une blessure fatale.

Une remontée au pallier 1885 qui provoque quelques vagues !

Coup de sang savoyard pour Fides :

La charge de remplacer la cloche cassée incombait à la commune. Le curé Lemoine fit part à monsieur le maire, Félix Canet, du sentiment de la paroisse. Des différents entretiens, auxquels participa le président du conseil de Fabrique, monsieur Jules Rosset, intervint un accord pour une nouvelle cloche de 2000 kilos.
Le conseil de commune eut donc à délibérer sur la question, le problème essentiel consistant à choisir le fondeur. La maison Paccard, d’Annecy-le-Vieux, qui connaissait déjà une renommée internationale, semblait devoir sans discussion possible recueillir un préjugé favorable auprès des édiles albanais. La procédure suscita quelques… frémissements !
Réuni le 15 novembre 1885, le conseil écouta le rapport du premier magistrat sur les contacts qu’il avait établis avec diverses maisons de fonderie de cloche afin, à la lumière des devis, de « choisir celle de ces maisons qui offrirait les conditions les plus avantageuses tant sous le rapport de la bonne exécution du travail que sous le rapport du prix ».
À l’intention de ses collègues, Félix Canet fit circuler la correspondance échangée afin qu’ils se « forgent » une opinion.
À la lecture du registre des délibérations, cette séance se déroula sans atermoiements, ni émotion.
Les conseillers admirent que la cloche de la commune était cassée et qu’elle ne pouvait plus fonctionner. Ils constatèrent qu’à la suite du « don à titre gracieux qui » avait « été fait récemment… par messieurs les frères Perret, de Paris, d’une horloge », il convenait d’adjoindre une cloche nécessaire au bon fonctionnement de l’horloge, fonctionnement dont les habitants étaient actuellement privé ainsi que des sonneries indispensables au service du culte.
Le choix du fondeur ne donna lieu officiellement à aucun cas de conscience, le secrétaire de séance notant « qu’à la suite du dépouillement de la correspondance, il résulte que la maison Paccard, d’Annecy-le-Vieux offre les conditions les moins onéreuses avec toutes les garanties d’une bonne exécution ».
Curieux raccourci ! Et le bon Père Lemoine nous rappelle à l’ordre et à la vérité historique. Car, si on s’adressa tout naturellement aux « Messieurs Paccard », la maison Debrand de Paris, également consultée, proposa un devis nettement moins élevé. Et comme depuis la pose de l’horloge de la maison Godefroy-Strebet, Albens regardait Paris avec des yeux de Chimène, le choix s’avérait beaucoup plus cornélien. Une bataille de chiffres qui déclencha une petite « guerre de la fonte ».
Le sang savoyard des « Messieurs Paccard » » monta à ébullition et « ceux-ci humiliés qu’on s’adressa à Paris, firent un rabais, de 25 F par 100 kg, le prix se réduisant à 300 F les 100 kg ». Le coup paré, l’honneur était sauf ! Ainsi, le conseil communal décida le 15 novembre « l’acquisition d’une cloche de la maison Paccard d’un poids de 2 000 kg dont la dépense s’élèvera à la somme de 6 170 F ».

À cinq heures, Monseigneur Leuillieux gravit les quelques marches du parvis pour prendre place devant la grande porte de l’église, entouré d’un imposant clergé duquel émergeaient le vicaire général Ramaz, les chanoines Boissat, Savy, Monachon, Quai-Thévenon, les curés Pajeon, Guicher, Déprimoz, Chamousset, le supérieur du collège de Rumilly. Cette assemblée dominait une foule saisie « d’une émotion douce et joyeuse » et installée sur des bancs.
Au grand artisan de la renaissance des cloches, le curé Lemoine, revenait la tâche de prononcer le discours d’usage. Impressionné par ce parterre d’ecclésiastiques et par la solennité de l’instant, « il monta sur le marchepied et adressa la parole à cet auditoire aussi grand que distingué ». La bénédiction se déroulant en quatre cérémonies successives ; le lavement, les onctions, l’encensement et la sonnerie ; il en « interpréta le sens mystique » à l’intention des fidèles.
Fides et Spes baptisées, l’archiprêtre « pria le pontife de bénir la paroisse si généreuse pour la décoration de l’église et l’acquisition de la seconde cloche ». Les péripéties de la naissance de Spes lui revenant en mémoire, « il appela une bénédiction particulière sur les plus généreux donateurs ».
Et de citer en premier lieu, le chanoine de la cathédrale de Chambéry, Jean Boissat, le « généreux parrain » de Fides qui à l’occasion du baptême de sa filleule offrit « un si riche ostensoir en vermeil avec pierres précieuses ».
Puis la famille Canet, en la personne de son plus illustre représentant, Félix, qui en tant que maire, présida à la construction de l’église et au remplacement de la fameuse « cloche cassée », et de « Dame Elize » à qui revint la « charge » de porter Fides sur les fonts baptismaux, au titre de marraine.
Monseigneur associa au premier magistrat « Monsieur Pavy, aujourd’hui curé d’Aix » qui « connut mille difficultés » pour l’érection du prestigieux édifice, et « fit beaucoup pour son embellissement ».

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« L’acte de Baptême »

La famille Rosset, comme « la plus généreuse envers l’église et la plus connue des pauvres » reçut sa part d’éloges. Elle avait participé pour 470 F à l’achat de Spes. Jules Rosset, président de la Fabrique, fut investi de la fonction de parrain et « contribua à l’achat d’une pyxide (3) en vermeil pour 160 F ». Léon Rosset, quant à .lui figure sur « l’acte de baptême » de Fides en sa qualité de premier adjoint.
Et enfin, de rappeler les mérites de la famille Perret, « celle à qui on doit l’horloge », « Maman Justine » élevée à la dignité de marraine de Spes. Avec celle de Fides, Elize Canet, elles « donnèrent les dix chandeliers en cuivre semi-doré du maître-autel ».
La bénédiction s’acheva et « on se hâta de faire_monter les cloches ». La foule allait-elle entendre le premier « cri » des deux sœurs ? Non car « elles ne purent sonner que le lendemain à la fin de la consécration de l’église ».
cette première journée se termina par une « magnifique illumination », Monseigneur faisant « une charmante visite dans le bourg ».

La Consécration

Bénite le 8 décembre 1869, l’église d’Albens, au cours d’une cérémonie qualifiée de « grave et imposante », reçut la dignité suprême le 29 juillet 1885 des mains de Monseigneur Leuillieux : la Consécration.
Bâton de maréchal d’un édifice religieux, cette dédicace ne revêt aucun caractère obligatoire, la plupart des églises et même des cathédrales se « contentant » de la bénédiction.
La rareté de la cérémonie indique combien les autorités ecclésiastiques se montraient reconnaissantes à la paroisse et à la commune d’Albens de leur action « chrétienne ».
À dix-sept ans d’intervalle, la bénédiction et la consécration témoignaient de la ténacité de ce bourg rural à maintenir le culte catholique dans son expression la plus large, et récompensaient l’enthousiasme et la fermeté des clercs et des fidèles à affirmer leur attachement.
L’Archevêque suivit le rite de la consécration, élaboré des siècles avant lui, rite beaucoup plus dépouillé actuellement depuis le concile de Vatican II.
Plusieurs processions autour de l’église permirent au prélat d’asperger et de sanctifier les assises et les murailles extérieures. Gagnant l’intérieur, il opéra de la même façon sur « l’inscription, en forme de croix, des 24 lettres de l’alphabet grec et latin, sur le pavé de l’église ».
Puis il transporta depuis la cure des reliques pour les sceller dans le tombeau de l’autel. Chaque maître-autel est en effet destiné à accueillir le corps ou les reliques d’un saint homme. En l’occurrence, les reliques sont-elles celles de saint Alban ? Nul le sait.
La consécration proprement dite s’acheva par l’onction de l’autel et des douze pierres incrustées dans les murs.
« Un sermon pathétique », « une sainte messe », le TE DEUM eurent sans doute beaucoup de mal à satisfaire, malgré leur foi, les paroissiens, fascinés par une attente légitime : la sonnerie des cloches.
Et comme pour mettre un terme au supplice de leurs « géniteurs », Fides et Spes, d’un commun accord, « entonnèrent charitas » dans une « sonnerie heureuse, grandiose, harmonieuse et joyeuse ».

Et depuis ce jour, les deux sœurs, s’imposant parfois des silences monacaux, effacent de leurs « effluves matinales » les « angoisses et les tourments », ces deux vigies, entre ciel et terre, accompagnant les hommes dans leur reconquête du temps… perdu.

Alain Paget

Les plus vifs remerciements au Père Maurice Hugonnard pour la consultation des registres paroissiaux et ses précieux renseignements, ainsi qu’au secrétariat de mairie pour les archives communales.

Notes de l’auteur :

1) Ultramontanisme : ensemble des doctrines théologiques favorables au saint-siège.
2) Gallicanisme : doctrine qui a pour objet la défense des franchises ou libertés de l’Église de France (gallicane, de gallicanus = gaulois), à l’égard du saint-siège, tout en restant sincèrement attachée au dogmes catholiques.
3) Pyxide : petite boîte qui servait autrefois à contenir l’eucharistie et qui est à
l’origine du ciboire.

Article initialement paru dans Kronos N° 1, 1986

Le château de Montfalcon

C’est sur un mamelon isolé de la commune de la Biolle que s’élèvent les ruines du château de Montfalcon ; situées au sud-ouest d’Albens, cette position domine au nord le vallon de l’Albenche et à l’est, toute la vallée de l’Albanais et même au delà puisqu’au sud-est, l’on devine dans le lointain, Aix-les-Bains, Chambéry et la combe de Savoie. C’est du reste, le fait que cette position était située entre la grande route venant de Rumilly et Annecy par Albens sur Chambéry et le débouché des cols conduisant sur le lac du Bourget via la Chautagne qui lui a conféré au moyen-âge une réelle importance.

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Le fief de Montfalcon comprenait dans l’Albanais, Saint Germain, La Biolle, Albens et Saint Girod. Il entre dans l’histoire avec la famille de ce nom. En 1084, Gautier et sa femme Bulgrade fondent le prieuré de Saint Innocent sur le lac du Bourget. On retrouve Bompair, fils de Gautier, dans un acte concernant l’abbaye d’Aulps, peu avant 1113, puis Willelme, chevalier en 1149, Berlion en 1173, Girard en 1225, Gautier en 1287, etc… La première mention du château date du 12 janvier 1252, jour où la comtesse de Savoie achète tous les biens provenant de Bernard Farguil de Montfalcon. Dans son testament du 7 mai 1268, Pierre de Savoie donne à sa fille Béatrice ses biens du Genevois, sauf les droits à Seyssel et à Montfalcon. La terre et le château passent ensuite à ses nièces, filles de la comtesse de Provence, Aliénor, femme d’Henri III, roi d’Angleterre, et Marguerite, femme de Louis IX, roi de France. Mais elles déclarent le 19 juin 1275 que ces biens ont fait retour aux enfants de Thomas de Savoie, comte de Flandre.

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Ainsi, la suzeraineté sur ce château semble avoir appartenu très tôt à la maison de Savoie. Dans l’accord entre les deux frères, le Comte Amédée et le Comte Louis, en 1286, ce dernier remet Montfalcon à Amédée. Pour compliquer le problème de la suzeraineté de ce château, nous voyons, en 1305, le Comte Amédée II de Genève en faire hommage lige à l’évêque de Genève Aimon du Quart. Comment lui était-il parvenu ? Guillaume III, comte de Genève, prête hommage de nouveau en 1313 à l’évêque Pierre de Faucigny, avec d’autres fiefs, pour ce château.

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Il y avait certainement une indivision pour la possession de ce fier car, en 1327, le dauphin de Viennois fait un accord avec Humbert de la Balme, chevalier, au sujet du château de Montfalcon et de sa juridiction, mais il s’agit ou bien d’un autre Montfalcon ou d’une des seigneuries dans le château. Les la Balle avaient en effet des biens à Montfalcon.

Pendant le début de la guerre féodale, l’évêque rapporte que Guillaume de Genève, en 1329, montant dans les Bornes, au lieu dit le « Bois Noir », vit au loin brûler à Montfalcon, le « rafour », soit le four à chaux, appartenant au comte de Savoie, incendie allumé par Hugues de Genève. Ceci se passait après la destruction du château de Genève et l’évêque déclare que le comte de Genève ne tenait pas à faire la guerre au comte de Savoie, car il s’était entendu avec lui au sujet de son château. À l’extinction des comtes de Genève et après l’acquisition du Genevois par Amédée VIII, Montfalcon revient entièrement à la maison de Savoie.

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Châteaux de l’ancien diocèse de Genève, Louis Blondel, 1956, Genève, société d’histoire et d’archéologie.

À côté de la suzeraineté comtale sur le château et son bourg, il existait plusieurs seigneuries dans ses murs. Leur histoire et leur succession forment un écheveau difficile à débrouiller. Cependant, nous voyons, et cela est prouvé par l’état des lieux, que, à côté du donjon comtal où siégeait le châtelain en A, il existait en B une tour qui, pour finir, est revenue aux Allinges, marquis de Coudrée. Cette tour était le centre de la seigneurie provenant des Montfalcon. Comme ailleurs, la famille originale avait conservé une maison forte à côté du château, siège du souverain. Les Montfalcon la possédaient déjà en 1236. Martin et Girard, frères, sont investis de ce fief en 1329, 1343 et 1346. En 1326, Aymon, damoiseau, vend des biens à Pierre de la Balme entre autres illud bastimentum, soit une construction fortifiée, laquelle devait être élevée derrière sa maison de Montfalcon.

Cet acte est approuvé par Pierre de la Ravoyre, Châtelain de Montfalcon, pour Pierre de Savoie, archevêque de Lyon et seigneur dudit Montfalcon. On voit donc que le château dans son ensemble était devenu un apanage dévolu à divers membres de la famille de Savoie. On retrouve dans la région, des Montfalcon avec des biens et maisons fortes jusqu’au XVIe siècle ; il n’est pas certain que toutes ces maisons étaient situées dans le château même. Le sommaire des fiefs indique que le baron de Montfalcon et Antoine, son frère instituent le duc Charles comme héritier en 1504. Aux Montfalcon succèdent les Mouxy qui avaient déjà une maison dans le château à la fin du XIVe siècle (1392). Les d’Orlier possédaient aussi un fief en 1344 et 1447 avec maison forte dans « les closures » du château et au « molard » de Montfalcon, mais il n’est pas certain que cela soit le même que celui des Mouxy. Le fief principal, semble t-il, est inféodé ensuite le 24 mai 1488 à Anselme de Miolans, seigneur de Montfort, comte de Montmayeur, en échange avec Cusy. Dès ce moment, il y eut des indivisions qui causèrent dans la suite d’interminables procès, car les Miolans auraient cédé en 1525 ce fief à Louis de Gallier, seigneur de Breyssieu, et n’auraient été remis en possession du château qu’en 1536, trouvant cependant « la porte de la tour close ». Ce qui est certain, c’est que Louis Odinet, baron de Montfort, comte de Montréal, fut investi de ce fief vendu par le duc le 24 avril 1566 (inféodations en 1566 et 1571). Par héritage, ce fief passa à Georges de Mouxy en 1583, puis, par Jeanne-Gasparine de Mouxy, à son mari Louis de Seyssel de la Chambre en 1629 et par Enriette de Seyssel à son mari Jacques d’Allinges, marquis de Coudrée en 1655. Le marquis Joseph d’Allinges consigne ce fief en 1753. Les dates varient suivant les auteurs, car il y a des différences considérables entre la date des inféodations et la consignation des fiefs. Cette seigneurie concerne la parcelle de la tour B et non de la tour comtale A qu’on appelait peut-être la « tour des prisonniers ». Pour la tour A, nous savons qu’au XVIIIe siècle elle appartenait à Guillaume-Joseph d’Oncieu, comte de Douvres, son grand-père François, au XVIIe siècle, avait déjà une maison-forte à Montfalcon ainsi que son oncle Rd. Adrien, mort en 1675, qui y possédait des rentes. Il nous semble probable qu’ils l’ont eue par les Mouxy et les Odinets et qu’au XVIe siècle, les ducs de Savoie ayant remis à ces familles cette seigneurie, celle-ci a été divisée en deux parties avec les deux tours distinctes. Il n’y a aucun renseignement sur la destruction du château et du bourg. Mais il est vraisemblable que cette destruction a eu lieu au XVIIe siècle par les armées françaises. Près du Château il y avait une chapelle dédiée à Saint-Antoine.
Montfalcon dépendait d’Albens au point de vue paroissial, la Biolle n’étant qu’une filiale d’Albens.

L’enceinte générale, très visible et haute de plusieurs mètres à l’est, est reconnaissable sur tout le pourtour, sauf une partie au nord. Elle dessine un polygone irrégulier suivant le haut des déclivités de ce mamelon, de forme ovalaire. Les pentes ne sont rapides qu’à l’ouest, point culminant de la position. On distingue bien une tour ronde, face à Albens, avec la trace des fossés. L’entrée est au haut du chemin venant du hameau de Montfalcon, dans l’angle méridional, mais la porte a disparu. Il y avait deux divisions dans la partie basse, le bourg, plus exactement le plain-château, car on ne parle jamais de bourg, et dans la partie haute, l’enclos du château, comprenant le donjon, avec le logis comtal « A », et l’ancienne tour des Montfalcon en « B ». En haut de la position, il existait encore une tour « C » qui peut être inféodée à une famille seigneuriale. L’entrée du château avait lieu par un passage au nord du donjon.

La grande tour A ou donjon, en partie conservée, sauf une large brèche au levant, présente une construction importante avec deux étages sur rez-de-chaussée. Ses dimensions sont de 11,10 m sur 11,10 m. Ses murs montrent de nombreuses réfections, avec parements en molasse à partir du second étage. Ce revêtement n’a été effectué qu’aux faces extérieures, excepté au couchant, du côté du logis, maintenant détruit. Les assiettes inférieures en appareil petit à moyen, de 0,15 m à 0,30 m, sont de tradition romane, de la fin du XIIe siècle, plus probablement du début du XIIIe siècle. On remarque au sud une fenêtre en plein cintre. À l’angle nord-ouest, il y avait une très petite tourelle en saillie, sans doute pour une échelle ; aucune voûte, les étages reposant sur des planchers.

inscription

On a trouvé des inscriptions romaines et des pierres antiques réemployées, elles proviennent certainement d’Albens.

La tour B des seigneurs devait être moins importante, environ 8 mètres sur 10 mètres ; il n’en reste que quelques murs. On distingue mal le plan de la tour « C » effondrée et couverte de végétations. Avec le bourg contenant des maisons seigneuriales, le donjon comtal s’élevant au centre, ce château de Montfalcon devait avoir un aspect important.

Article initialement paru dans Kronos N° 1, 1986

Un mégalithe à Albens

Le témoin d’une occupation humaine très ancienne

Circonstances de la découverte

En mars 1978, lors des travaux de construction du collège Jacques Prévert à Albens, entre la R.N. « 510 » et la voie ferrée, les engins mécaniques mettaient à jour une pierre à cupules profondément enfouie dans le sol.
Sa découverte par des engins de terrassement causa quelques dommages à la partie inférieure, ainsi que des stries profondes sur la face gravée.
Elle fut alors transportée hors du chantier et se trouve actuellement sur une pelouse du collège, face à l’entrée principale.

Description du mégalithe

La pierre de forme allongée, a une longueur de 2,30 m pour une largeur maximale de 1,10 m. Son épaisseur varie entre 0,50 et 0,60 m.
Elle présente sur sa face supérieure une arête longitudinale (voir croquis).
Cette face est recouverte d’une patine brune, très foncée par endroit, qui tranche avec la teinte verte de la roche visible dans les parties endommagées.
Ce bloc de micaschiste verdâtre n’est pas une roche fréquente dans une commune entourée de montagnes calcaires, où les sols correspondent surtout à des moraines glaciaires et à des alluvions modernes.
Ce mégalithe présente sur la plus grande partie de sa face supérieure pas moins de 130 cupules de toutes dimensions.
Ces cupules sont regroupées plus particulièrement sur la moitié de la face supérieure et sur tout un côté (côté A.).
Certaines sont disposées de façon intentionnelle, en couronne autour d’une cupule centrale : c’est très net pour un ensemble du côté A.

croquisA
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Leurs dimensions sont variables :
– La plus importante a une profondeur de 1,5 à 2 cm pour un diamètre de 7 cm.
– Quelques unes, de même profondeur, ont un diamètre de 5 à 6 cm.
– La majorité d’entre elles sont plus petites, très rapprochées surtout dans la moitié de la face supérieure.

Les pierres à cupules en Savoie : localisation ; datation

Les pierres à cupules sont assez répandues en Savoie , ces vestiges sont « abondants en Maurienne, Tarentaise, Bugey et Chablais ». (1)
Mais si on regarde une carte de la répartition des mégalithes (2), on constate qu’aucune découverte n’a été signalée à ce jour dans l’Albanais, jouxtant il est vrai le Bugey savoyard.

carteB
Répartition des mégalithes
Régions à pierres à cupules nombreuses : 1) Chablais, 2) Bugey savoyard, 3) Maurienne et Tarentaise, 4) Régions à dolmens

Les pierres à cupules sont en général, surtout en Maurienne, située à une altitude supérieure à 1 500 m, celle d’Albens est sise dans une région de faible altitude (350m) loin des zones montagneuses. Une comparaison est peut-être à faire avec celle découverte sur le site des Marches, fouillé par le G.R.A.C.S. (3)
Là aussi, comme à Albens, une telle roche voisine avec une implantation romaine : céramique sigillée, mortier signé ATTIUS, à Albens.
Mais à Albens, il convient de signaler que lors des fouilles de juillet 1978, une lamelle de silex et un fragment de molette ont été découverts à quelques dizaines de mètres de ce mégalithe. Il faut y ajouter un éclat de silex retouché, découvert en 1984 (voir croquis).
Sans parler du problème de la destination d’un tel vestige, se pose celui de la datation, « de la fin du Paléolithique à la fin de l’antiquité ? » (4).
Si l’on accepte les conclusions du GERSAR, tendant à situer plus précisément ces gravures « au Néolithique final et surtout à l’âge des métaux » (5), on serait alors en présence à Albens d’une implantation humaine remontant à la fin de la Préhistoire.

Jean-Louis Hebrard

1) J. Prieur ; la Savoie antique : recueil de documents, p. 32.
2) Archéologia n° 121, article de A. Bocquet, p. 13.
3) Archéologia n° 128, article de J.M. Ferber, p. 65.
4) J. Prieur : la Savoie antique, p. 32.
5) Archéologia n°121, article du « Groupe d’études, de recherches et de sauvegarde de l’art rupestre », p. 42.

megalithe
megalithe2
Cette pierre à cupules, découverte lors des travaux de terrassement du collège, se trouve maintenant sur la pelouse d’entrée.

pierre3
Détail du côté A : on distingue bien la disposition des cupules en couronne autour d’une cupule centrale, et certaines détériorations subies par le mégalithe.

Attius
Céramique signée ATTIUS, découverte à proximité de la pierre à cupules.

Industrie lithique à Albens

croquisC1
Fragment de lamelle retouchée. Lamelle de silex : élément de faucille ?

croquisC2
Éclat de silex retouché. 1984, découverte de surface.

croquisC3
Fragment de molette découverte en fouille (1978).
Les molettes servaient à broyer les grains.

Article initialement paru dans Kronos N° 1, 1986