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L’énorme chantier du dessèchement des marais d’Albens

Lorsqu’aujourd’hui promeneurs et sportifs empruntent à la sortie d’Albens le parcours de santé et les chemins de la forêt domaniale de la Deisse, ils sont loin de savoir que ces aménagements ont été rendus possibles grâce aux travaux entrepris conjointement dès 1941 par l’État Français et un syndical intercommunal nouvellement créé.
Une construction conserve le souvenir de cette période : la « maison forestière » implantée au bord de la D1201 à la sortie d’Albens en direction de Saint-Félix. Rien n’attire particulièrement l’attention, si ce n’est qu’elle est isolée, à la bordure de la forêt des « Grandes Reisses ». La construction s’inspire du style des chalets de montagne avec son toit large et débordant, ses poutres travaillées et son balcon entouré d’une rambarde imposante. C’est de là que furent lancés en 1941 les grands travaux de dessèchement des marais d’Albens.

La « maison forestière » aujourd'hui
La « maison forestière » aujourd’hui

Dans une étude parue dans la Revue de Géographie Alpine en 1944 (consultable en ligne sur le site Persée), la géographe Josette Reynaud explique : « Il a fallu la guerre de 1940 et ses conséquences pour qu’on se tournât vers l’exécution de grands travaux[…] ils ont été entrepris en 1941 avec le chantier de chômage qui comprit jusqu’à 200 personnes ; c’est ce chantier qui a creusé la dérivation de l’Albenche et effectué le travail dans la zone au nord de Braille ».
Ces travaux sont à replacer dans le contexte interventionniste de la France de Vichy et de l’État Français qui lance alors plus de cent chantiers ruraux dans la Zone sud dont ceux des marais du bas Chablais, des digues de l’Arc et de l’Albanais. Un état qui légifère et par la loi du 16 février 1941 permet l’exécution des travaux en autorisant les communes à se substituer aux propriétaires pour l’assèchement des marais. Un syndicat intercommunal est créé regroupant six communes : Bloye, Rumilly, Saint-Félix, Albens, Saint-Girod et Mognard. L’État financera à hauteur de 60%, les 40% restants étant avancés par les communes.

Le périmètre du syndicat intercommunal (archive privée)
Le périmètre du syndicat intercommunal (archive privée)

À la fin du mois de février 1941, un article du Journal du Commerce avertit les propriétaires des marais qu’ils devront rapidement prendre les dispositions suivantes : « Les travaux d’assainissement des marais de la région d’Albens vont commencer incessamment, un plan sera affiché à la Mairie donnant toutes indications utiles. Les propriétaires dont les arbres seront abattus devront les débiter et les enlever du chantier dans les quinze jours suivant l’abatage, faute de quoi l’arbre deviendra la propriété du Syndicat intercommunal qui en disposera ». Les lecteurs sont en outre informés de l’ouverture en mairie d’un « Bureau du chantier » auprès duquel ils peuvent s’adresser pour « tous renseignements complémentaires ». Les différents propriétaires ne firent pas de difficultés, à l’exception, nous indique Josette Reynaud « de quelques habitants de Brison-Saint-Innocent qui possédaient des terres seulement pour en tirer de la blache ».
Le chantier d’Albens n’est pas le seul à s’ouvrir, en effet l’État français voit dans la politique de grands travaux le moyen de résorber le chômage. C’est ainsi que dès 1941, une centaine de chantier ruraux sont ouverts dans la Zone sud par le « Commissariat à la lutte contre le chômage ».

Cérémonie au drapeau (archive privée)
Cérémonie au drapeau (archive privée)

L’ouverture du chantier d’Albens s’effectue au mois d’avril 1941. Elle donne lieu à une très officielle cérémonie de présentation dont le Journal du Commerce donne le compte-rendu suivant : « Lundi matin a eu lieu au Chantier de l’assainissement des marais en présence de nombreuses personnalités la première cérémonie de la présentation du Chantier au pavillon national. M. Arlin, ingénieur, directeur du Chantier qui présidait la cérémonie expliqua le but de cette réunion. Puis le drapeau national fut hissé par M. Bouvier, croix de guerre 39-40. Un vin d’honneur offert par le Syndicat réunit ensuite les invités et le personnel du Chantier ».

Les ouvriers au travail dans le marais d'Albens (cliché P. Buffet)
Les ouvriers au travail dans le marais d’Albens (cliché P. Buffet)

M. Arlin qui dirige le chantier est un ingénieur sorti de l’Ecole Centrale des Arts et Manufactures. Il coordonne le travail des 200 travailleurs non qualifiés dont 175 manœuvres venus de toute la zone sud qui vont être employés au creusement de la Deisse, au recoupement de ses méandres, à la rectification générale de son cours. Ils vont aussi travailler dans le marais, divisé en une dizaine de zones dans lesquelles des collecteurs et des fossés vont être creusés transversalement à la pente. Sur une photographie on peut voir une de ces équipes travaillant avec des pelles et des scies pour couper la blache. Le directeur peut aussi compter sur l’appui de vingt-cinq spécialistes, de cinq chefs d’équipe auxquels se rajoutent cinq personnes pour la direction et le secrétariat.
Si la mise en activité de ce chantier donne lieu à quelques plaintes dont certaines pour vol, elle offre aussi de nombreuses opportunités comme la possibilité d’employer un ouvrier pour les travaux de l’agriculture. Le Journal du Commerce dans son édition du 27 avril détaille les conditions auxquelles une telle embauche est possible (durée de la journée de travail, prime de travail, rémunération des heures supplémentaires). Il est précisé que « l’ouvrier demandé sera détaché du chantier qui continuera à le conserver sur ses contrôles et à assurer les charges diverses[…] Les demandes écrites seront adressées au bureau du chantier rural à la Mairie d’Albens ou aux Mairies ».
Comment devait être logée cette masse de travailleurs ? Seules pour l’instant quelques lignes trouvées dans un article du Journal du Commerce permettent de s’en faire une idée. On y parle d’une « cité rurale » avec un « foyer » pour les travailleurs. Ces derniers peuvent se rassembler sur une place avec un mât pour la cérémonie des couleurs. Peut-être existe-t-il dans des archives familiales des documents sur cette cité rurale ? Dans ce cas leurs propriétaires, s’ils le souhaitent, peuvent nous contacter sur le site de Kronos. On ignore également tout de sa localisation.
Le 1er mai 1941, le chantier rural organise une importante cérémonie à l’occasion de la Fête du Travail au sujet de laquelle le Journal du Commerce consacre la semaine suivante un brève mais très informative description.
Ce texte permet en effet de se faire une idée du rôle que joue alors l’une des quatre fêtes majeures du pétainisme. Création du régime, elle s’intitule « Fête du Travail et de la Concorde nationale ». Avec le 14 juillet devenu « La cérémonie en l’honneur des Français morts pour la Patrie », le 11 novembre nommé « Cérémonie en l’honneur des morts de 14-18 et 1939-40 » et la fête des mères devenue « Journée des mères de familles françaises », la « Fête du Travail » contribue à la célébration tout au long de l’année du « Travail, Famille, Patrie », trilogie de l’État français.

À propos de la cérémonie organisée par le Chantier rural d’Albens le 1er mai, le correspondant du Journal du Commerce écrit « À 17h, le pavillon était hissé devant le personnel de Direction et les ouvriers formés en carré qui écoutèrent ensuite dans le foyer de la cité rurale à 17h30 le discours radiodiffusé du Maréchal Pétain. Après une vibrante Marseillaise la direction du chantier offrit au personnel un vin d’honneur ». On perçoit bien la manière dont cette fête contribue fortement au culte du « Maréchal » en ne négligeant aucun moyen de propagande (présence de la presse, écoute du discours de Pétain à la TSF, affiches, portrait du Maréchal).

Affiche de 1941 pour le 1er mai.
Cette fête est aussi le reflet de l’idéologie paternaliste et autoritaire du pétainisme comme le laisse transparaître la fin de l’article : « Généreusement, les ouvriers décidèrent d’offrir à M. le Commissaire à la lutte contre le chômage, pour être remis à l’œuvre de secours aux prisonniers de guerre, une partie de leur salaire de cette journée qui fut caractérisée par l’esprit de concorde, de camaraderie et d’entraide qui règne sur le chantier ». Dans la « cité rurale », on est loin désormais des années « Front populaire ». Vichy a réussi à faire du 1er Mai une fête maréchaliste. Le chantier rural va fonctionner jusqu’en 1942, date à laquelle de grandes entreprises prendront la relève pour exécuter de gros travaux. Ces années feront l’objet d’un prochain article.

Jean-Louis Hebrard

Avoir « son » pèlerinage et « sa » grotte de Lourdes

L’année 1937 est riche en « manifestations religieuses », comme on le découvre à la lecture du Journal du Commerce. Parmi celles-ci, privilégions deux évènements, le pèlerinage à la croix du Meyrieux et l’inauguration d’une réplique de la grotte de Lourdes à Albens.
Début mai, paraît un bel article illustré d’une photographie montrant le groupe des pèlerins arrivant à la croix du Meyrieux dont on distingue les bras décorés de fleurs et de branches. On devine une belle participation pour laquelle l’auteur nous livre les indications suivantes « Depuis quatre ans, la paroisse de La Biolle à laquelle se joignent les paroisses voisines, se rend, le premier dimanche de mai, à la Croix du Meyrieux ».

Cliché paru dans le Journal du Commerce en 1937
Cliché paru dans le Journal du Commerce en 1937

Au dire du rédacteur de l’article, le pèlerinage semble avoir repris de l’importance vers 1933. Une date qui s’inscrit dans le mouvement de reprise de cette pratique comme l’écrit dans « Pèlerinages en Savoie » l’historien Albert Pachoud : « les années précédant la dernière guerre vont voir un renouveau des pèlerinages le long des chemins et des sentiers. En 1938, des jeunes de la vallée des Entremonts élevèrent une croix de bois au sommet du Granier. Ce geste ne fut pas unique : à l’initiative principalement de la J.A.C, un certain nombre de croix furent dressées sur les montagnes savoyardes ».
Quant à la croix du Meyrieux, le rédacteur l’inscrit dans un passé bien plus reculé, décrivant une vieille croix de bois, noircie par les intempéries qui « aurait été plantée en 1604 ». Il ne donne pas d’autres précisions pour s’attarder plus longuement sur le pèlerinage : « En ce premier dimanche de mai, nous abandonnâmes les soucis quotidiens pour se joindre à la foule des pèlerins et faire l’ascension de la Croix. Lorsqu’après une heure de marche, dans les chemins pierreux de la montagne, nous y arrivâmes, un nombreux public était déjà massé autour de la Croix, soigneusement décorée, admirant, en attendant la cérémonie, le délicieux panorama qui s’offrait à ses yeux ». Par quelques indices on peut supposer que le pèlerinage s’inscrit dans ce que l’ethnologue Arnold Van Gennep nomme le cycle de mai avec en son début la « fête du 3 mai, strictement chrétienne… en commémoration de la découverte de la vraie croix par l’impératrice Hélène, femme de Constantin ». Dans tous les pays catholiques on la nomme aussi « Invention de la Sainte Croix ». Elle est célébrée le premier dimanche de mai comme le précise avec insistance notre rédacteur qui honore systématiquement d’une majuscule le terme de croix.
La croix a été dressée sur une sorte de belvédère d’où l’on admire « Aix-les-Bains avec son lac aux eaux bleues, la verdoyante vallée de La Biolle et de Grésy ». Le rédacteur ne fait pas référence à la tradition selon laquelle la croix marquerait l’emplacement de la séparation entre les moines restant à Cessens de ceux qui allaient fonder Hautecombe au XIIème siècle pour plutôt nous renseigner sur le déroulement de la cérémonie. Le curé Mermoz, figure religieuse de La Biolle, est accompagné de la chorale et de la « toujours dévouée fanfare » qui n’a pas hésité à gravir les 400 mètres de dénivelé afin « d’ouvrir la cérémonie par un morceau très applaudi ». Une fanfare « La Gaité » dont il fut le créateur à son arrivée en 1925 dans la paroisse. C’est ensuite la chorale qui exécute un cantique avant que l’abbé Curthelin n’évoque l’importance de « La Croix, qui ajoute une cime à la cime des montagnes ». Après les prières et pour clore la cérémonie, la fanfare donna un concert puis les pèlerins partagèrent un repas sur l’herbe « empreint de franche gaieté, qu’illuminaient de doux rayons d’un soleil printanier, tout chargé des parfums des fleurs nouvelles ». Une fin d’article qui par cette évocation bucolique nous ramène au cycle de mai évoqué plus haut, « le cycle véritable du printemps ».
En cette fin des années 30, ce pèlerinage s’inscrit dans un ensemble de pratiques plus large dans lequel le culte de la vierge tient une belle place.

La grotte de Bloye (archive Kronos)
La grotte de Bloye (archive Kronos)

Depuis la fin du XIXème siècle, la paroisse de Bloye possédait une réplique de la grotte de Lourdes construite sur un terrain donné par une paroissienne de retour d’un pèlerinage à Lourdes. Quarante-cinq ans plus tard, c’est la paroisse d’Albens qui inaugure sa réplique. Sur la genèse du projet, vous pouvez consulter dans le numéro 30 de la revue Kronos l’article que lui consacre Ivan Boccon-Perroud.
À l’époque, les pèlerinages organisés à destination de Lourdes sont peu nombreux en Savoie, à peine dix entre 1921 et 1947 pour 8200 participants, nous apprend l’historien Christian Sorrel dans un article intitulé « Grottes sacrées ». C’est pourquoi, précise-t-il « il n’est donc pas étonnant que les fidèles se tournent vers des substituts ». Les paroissiens d’Albens au milieu des années 30 vont particulièrement soigner leur projet. Cela commence par le choix du site, sur un terrain offert par la famille de Charles Philippe à la paroisse, proche du centre du village, de l’église et surtout placé au bord de l’Albenche, la rivière qui traverse le bourg.

Emplacement de la grotte (plan modifié)
Emplacement de la grotte (plan modifié)

La conception de l’édifice va bénéficier des compétences de l’architecte Jean-Marie Montillet et du savoir-faire de l’entreprise de maçonnerie Simonetti. Elle aurait fait « acheminer un wagon entier de ciment, livré directement en gare d’Albens par les cimenteries Chiron de Chambéry » lit-on dans le numéro 30 de Kronos. Au final, un ouvrage que le Journal du Commerce qualifie « de véritable chef-d’œuvre » dans un article du 20 septembre 1937. Toute une colonne est consacrée à la cérémonie qui se déroule ce jour là en présence du « nouvel archevêque de Chambéry ».

Fréquentation de la grotte en 1938 (archive Kronos)
Fréquentation de la grotte en 1938 (archive Kronos)

Très vite, la grotte va devenir un lieu de culte et de prière fréquenté par de nombreux paroissiens.
Quatre-vingts ans plus tard, la fonction cultuelle de la croix du Meyrieux tout comme celle de la grotte d’Albens s’estompe devant le tout patrimonial ou touristique.  « Meyrieux, lieu de pèlerinage, mais aussi lieu rêvé des touristes » concluait en 1937 le Journal du Commerce. Chaque week-end, les amateurs de VTT et les randonneurs ont aujourd’hui pris le pas sur les pèlerins d’autrefois.

Jean-Louis Hébrard