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Sortir de la guerre

Les villes de Aix-les-Bains et Chambéry sont libérées fin août 1944 mais il faut attendre le printemps 1945 pour que les combats prennent fin en Haute-Maurienne et Tarentaise. À ce moment, la libération de la Savoie est complètement terminée. Le 8 mai 1945, l’Allemagne nazie capitule mettant fin aux combats en Europe. Pour autant notre pays et notre région ne sont pas entièrement sortis de la guerre qui fera sentir ses effets durant quelques années encore. Mais dans le même temps, un souffle de modernisation traverse l’époque modifiant les façons de vivre et de penser.
Le rationnement mis en place dès le début du conflit ne disparaît pas de façon magique avec la proclamation de la victoire. Dans les carnets de tickets conservés par les familles, on est surpris de voir que l’usage de ces derniers s’égrène au long des années 1946, 1947… jusqu’en 1949.

Des tickets durant quatre années de plus (archive privée)
Des tickets durant quatre années de plus (archive privée)

On eut bien de l’espoir en mai 1945 avec la suppression de la carte de pain, mais devant les difficultés économiques il fallut la rétablir au mois de décembre de la même année. Une situation qui ne va s’améliorer qu’avec la signature en 1948 du plan Marschall et l’aide américaine de 2,7 milliards de dollars accordée à notre pays. Un an plus tôt, rapporte un historien, « la ration de pain est à son plus bas niveau depuis 1940 », ce n’est plus le cas en 1949. L’aide massive venue d’Amérique joue à plein : la carte de pain est supprimée le 1er février 1949, début avril, la confiture et les pâtes sont librement disponibles, suivi quinze jours après par les produits laitiers. Début décembre, les derniers tickets disparaissent pour le sucre, l’essence et le café. Quatre ans et une aide extérieure ont été nécessaires pour que les conditions de vie s’améliorent enfin. Entre temps, il aura fallu surmonter l’état de destruction avancé de nos réseaux de transport, de nos sources d’énergie et de notre parc immobilier à Chambéry, Modane et ailleurs.
« Vous nous dites d’aller vous voir un jour », écrivent des lyonnais à leurs cousins d’Albens en octobre 1944, « mais ce n’est pas si facile… les trains ne sont pas prêts de marcher régulièrement ». Il n’y a pas que les destructions provoquées par les combats et les bombardements aériens qui freinent les déplacements, il y a aussi les difficultés qu’entraîne le manque d’essence et de caoutchouc. L’historien André Palluel-Guillard dans « La Savoie de la Révolution à nos jours » dresse ce portrait de la situation économique : « La production industrielle de 1945 est à peu près équivalente à celle de 1942, soit la moitié de celle de 1938. Si la pénurie de carburant et de pneus gêne les transports et la circulation même à bicyclette, celle de l’électricité compromet aussi bien l’éclairage que l’industrie ».

La gare de Chambéry en 1944
La gare de Chambéry en 1944

C’est pourquoi le pays va se mettre au travail pour reconstruire et moderniser comme invite une affiche et sa formule bien connue : « Retroussons nos manches, ça ira encore mieux ! ». L’Albanais n’est pas en reste dans ce domaine avec l’électrification de la ligne de chemin de fer Aix-les-Bains/Annecy. Un projet conçu dès 1943 par l’ingénieur Louis Armand. Ce dernier, explique H. Billiez dans un article en ligne, « réunissait quelques spécialistes pour envisager l’électrification des lignes de chemin de fer à réaliser après la guerre. Au cours de cette réunion est évoquée l’utilisation du courant alternatif en fréquence industrielle, celui que produisent les centrales électriques… Il fut décidé d’électrifier selon ce type de courant une ligne française et tout naturellement Louis Armand choisit « sa » ligne, celle d’Aix à Annecy. Les travaux débutèrent fin 1949 ».

Livre scolaire de 1950 : motrice électrique.
Livre scolaire de 1950 : motrice électrique.

Quelques années plus tard les motrices électriques de type BB allaient circuler sur cette voie qui servira ensuite de modèle à toutes les lignes actuelles.
Le chantier du renouveau économique étant lancé, qu’en est-il du renouveau politique qu’implique aussi la Libération ? Dès l’automne 1944, la Résistance va participer très rapidement au pouvoir local. De nouveaux sigles deviennent familiers : CDL et CLL (Comité Départemental et Comité Local de Libération) ou encore FFI (Forces Françaises de l’Intérieur) sont partout présents dans la presse ou à la radio. En octobre 1944, le Journal du Commerce annonce le grand gala FFI qui se tient à Albens. Il est donné au profit des réfugiés de Maurienne fuyant les atrocités perpétrées par les troupes de l’Allemagne nazie en retraite vers l’Italie. La semaine suivante, le journal ayant relaté le succès remporté par le spectacle rajoute : « La séance se termina par une vibrante Marseillaise et la foule acclama le Général De Gaulle dont l’effigie lui fut présentée pendant l’exécution de l’Hymne National ». Mise en scène qu’il faut sans doute replacer dans la préparation de la venue du Général en Savoie et Haute-Savoie début novembre. Le pouvoir central a du mal à faire entrer dans les rails les instances issues de la résistance locale. Ces dernières ont remplacé les conseils municipaux du temps de Vichy. Fin septembre, la presse locale donne la composition des nouvelles municipalités qui viennent de s’installer à Cessens, La Biolle, Saint-Germain, Saint-Girod, La Motte-Servolex, Ruffieux, Saint-Ours, Épersy, Mognard…
Au même moment le nouveau conseil municipal de Montmélian « décide l’apposition au monument aux morts d’une plaque commémorative à la mémoire des FFI tombés le 23 août 1944 pour la libération de Montmélian ». Une nouvelle page mémorielle est ajoutée au grand livre des morts pour la France. Dans le martyrologue national, le résistant FFI prend la relève du poilu tant célébré auparavant. Bientôt les conseils municipaux élus en avril 1945 vont remplacer ceux installés dans la foulée de la Libération. « Petit à petit dès la fin de 1945 », écrit l’historien Palluel-Guillard, « les signes de rétablissement de l’ordre politique, administratif et économique se multiplient ».
Il reste encore à affronter la joie et la douleur que provoque le retour de tous les libérés des bagnes nazis, déportés, prisonniers de guerre, requis du STO.

Char des prisonniers de guerre (fête de la terre – Albens 1946) archive privée.
Char des prisonniers de guerre (fête de la terre – Albens 1946) archive privée.

Ainsi, en novembre 1945, la Haute-Savoie voit le retour de 4 200 prisonniers de guerre sur les 4 500 retenus en 1940. La moitié des 900 déportés des camps d’extermination ne reverront plus jamais Annecy. Le rapatriement des hommes du STO va se faire plus lentement (760 reviennent rapidement chez eux sur les 1 500 qui furent contraints de partir en Allemagne). Parmi les chars qui défilent en 1946 pour la fête de la terre à Albens, on peut remarquer celui qui commémore le souvenir douloureux de tous ces prisonniers. Entourées de barbelés et dominées par un mirador, on remarque les nombreuses baraques du camp. Une jeune fille, toute de blanc vêtue, ceinturée de tricolore symbolise sûrement la France combattante et victorieuse du nazisme en route vers un monde plein d’espoir en des lendemains nouveaux.

Jean-Louis Hebrard

Cuisiner au temps des restrictions (1940/1945)

La pénurie qu’entraîne à partir de 1940 le rationnement ouvre l’époque du sans sucre, sans matières grasses et du peu de farine ou de viande. Nourrir la famille devient un casse-tête quotidien pour la ménagère, la mère de famille, la maîtresse de maison. Les recettes de cuisine qui « fleurissent » alors proposent mille et une façons de substituer, remplacer, réduire tout ce qui peut l’être. Ces subterfuges culinaires s’échangent entre ménagères durant les longues files d’attente, peuvent s’entendre à la radio ou découverts dans les multiples ouvrages culinaires édités à l’époque.

Les files d'attente vues par un humoriste
Les files d’attente vues par un humoriste

Parmi les plus connus on trouve l’ouvrage d’Edouard de Pomiane, célèbre professeur à l’institut scientifique d’hygiène alimentaire, un livre édité en 1940 sous le titre « Cuisine et Restrictions ».
Sont également appréciés « La cuisine d’aujourd’hui avec ou sans tickets » sous la plume de Jacqueline Hardy, ainsi que « Comment se nourrir au temps des restrictions » rédigé par Mme F. Gay (ouvrage consultable en ligne). Ces ouvrages ont tous en commun de certes livrer des recettes mais surtout de faire accepter les contraintes du moment. La radio propose régulièrement des émissions culinaires. Ceux et celles qui captent « Radio Lausanne » peuvent suivre l’émission bi-mensuelle du journaliste Albert Muret intitulée « Plat du jour » et noter soigneusement, en juin 1942, sa recette du « gâteau aux carottes ».

Almanach de la légion française des combattants (archive privée)
Almanach de la légion française des combattants (archive privée)

Ces recettes peuvent être classées en fonction des recommandations de l’époque. Une première catégorie pourrait s’intituler « ne pas perdre une miette ». Le pain est l’objet d’une particulière attention. Il doit être coupé en tranches fines comme le proclame une célèbre affiche de ces temps de pénurie. L’image rappelle aussi la rareté d’un aliment que l’on ne peut acheter sans tickets de rationnement et enjoint le « consommateur » d’utiliser « toutes les croûtes pour les soupes ». Une recette de « potage aux miettes de pain » débute par cette série de conseils pratiques : « Les miettes de pain représentent un agent de liaison excellent. Il faut recueillir soigneusement dans une boite toutes les miettes provenant de pain coupé, de dessertes, etc. On peut les conserver au naturel ou après les avoir fait sécher au four. Elles constituent un élément précieux de la confection des soupes et des puddings comme des hachis ». La recette proposée ensuite est celle d’un potage provençal qui tient sans doute son appellation du fait que l’on y incorpore de l’huile et de l’ail. En voici le détail : « Dans une cuillerée d’huile d’olive, faites dorer une tasse à thé de miettes de pain ainsi qu’une tête d’ail hachée que vous pouvez remplacer par un oignon. Mouiller avec un litre d’eau chaude dans lequel vous mettez une pointe de safran et un brin de thym. Laissez bouillir à petit feu pendant une vingtaine de minutes. Si vous disposez au lieu d’eau d’une eau de cuisson de poissons ce potage deviendra délicieux ». La fin de cette recette contient une autre recommandation essentielle pour l’époque, l’eau de cuisson est un bien précieux. « Ne la laissons pas perdre », recommande dans son ouvrage Mme F. Gay : « Les légumes cuits à l’eau communiquent à cette eau une partie notable de leurs sels minéraux. On utilisera l’eau de cuisson des légumes, celle des nouilles et céréales pour les potages qui n’en seront que meilleurs. Les courts-bouillons de poissons serviront également pour nos soupes ».

Cahier de recettes (archive familiale)
Cahier de recettes (archive familiale)

Dans les menus que proposent les livres de cuisines, les salades tiennent une place importante. Mais comment assaisonner endives, laitues, pissenlits et autres scaroles quand se pose en permanence le remplacement des corps gras. Edouard de Pomiane n’est pas à court de solution en proposant de « fausses huiles » réalisées avec du beurre si on en dispose, avec de la fécule ou encore à la graisse de cheval. Pour réaliser cette dernière : « Faites fondre, à petit feu, 125 grammes de graisse de cheval, dans une casserole moyenne. Éloignez la casserole du feu. Ajoutez un jaune d’œuf cru. Mélangez au fouet. Ajoutez le jus d’un demi-citron. Mélangez. Par petite portions, ajoutez 1 litre d’eau bouillie et refroidie, en mélangeant au fouet. Vous obtenez un liquide crémeux, jaune, ressemblant à de l’huile figée. Versez dans une bouteille. Avant d’assaisonner la salade, agitez fortement la bouteille ». C’est le temps de la contrefaçon et du remplacement permanent, pour la mayonnaise, les confitures sans sucre ou les entremets. La saccharine, le salicylate de soude en petite quantité permettent de remplacer le sucre. On emploie aussi la springaline, poudre jaune verdâtre destinée à remplacer plutôt mal que bien le fromage manquant. L’ersatz, produit de consommation de moindre qualité destiné à en remplacer un autre devenu rare, règne alors en maître.
Pour améliorer le quotidien, étoffer les menus il y a tous les produits du jardin. Un témoin rapporte : « Pour compléter nos portions congrues, chaque espace de terrain autour des maisons était transformé en potager ». Sur une photographie aérienne du centre d’Albens prise peu après la guerre, on distingue bien l’importance des surfaces consacrées aux jardins potagers.

Carte postale des éditions Combier (collection particulière)
Carte postale des éditions Combier (collection particulière)

Ils forment une large bande de part et d’autre de l’église. Ils procurent tout ce qui entre dans la composition du célèbre bouillon aux herbes que propose alors une affiche de la Croix Rouge : « Dans un litre d’eau, 60 grammes d’oseille, 60 grammes de cerfeuil, 60 grammes de cresson, 60 grammes de laitue. Salez le tout ; nutritif et sain ».
Ces jardins permettent aussi un petit élevage de poules et de lapins. Les vaillantes pondeuses procurent les œufs indispensables aux recettes du moment comme cette omelette avantageuse : « Prenez deux œufs, battez en neige les blancs, ajoutez de la mie de pain trempée dans du lait écrémé. Bien battre cette composition, salez, poivrez. Cuire comme à l’habitude. Économique. Les œufs sont rares ». Parmi les nombreux moyens employés pour leur conservation il y a le « combiné Barral » évoqué par Nicole Buffetaut dans son excellent livre de souvenirs « Cuisinons sous l’occupation » aux éditions Ysec.
Aujourd’hui, les stratégies alimentaires de ces temps difficiles, économes et parcimonieux, pourraient redevenir source d’inspiration pour tous ceux que les évolutions environnementales préoccupent !

Jean-Louis Hebrard