« Fabrique de chaussures à semelle bois, Cathiard Lux-Alba », c’est ainsi qu’est annoncée dans l’Annuaire officiel de la Savoie, édition 1942, l’existence de cette entreprise installée à Albens. Cette dernière va connaître une intense activité durant la guerre comme on peut l’apprendre par les quelques lignes que lui consacre Josette Reynaud dans un article publié par la « Revue de géographie alpine » en 1944, intitulé « L’Albanais (Savoie), étude économique ». Avant de présenter l’entreprise, l’auteur campe le contexte économique du moment : « il faut signaler l’extension de la production des galoches, ces deux dernières années, extension due au manque de cuir ». Elle dresse ensuite ce court tableau de la fabrique Lux-Alba : « Dans le même genre de travail, il existe à Albens une entreprise qui fait travailler, depuis 1941, quarante à cinquante femmes des Bauges, pour la fabrication des dessus de semelles de bois, exécutés en crochetant du raphia. Ces chaussures sont expédiées à Chambéry, Annecy, Grenoble, Lyon, Saint-Etienne et même Paris ».
L’entreprise est installée au cœur du village, dans le carrefour central, en face de l’hôtel de France et à proximité du « bornio » (fontaine édifiée en 1836) et du magasin Montillet. Elle figure sur de nombreux clichés photographiques et cartes postales réalisés dans les années 40 et début 50.
Sur ce cliché des éditions « La Cigogne », on distingue bien la devanture du magasin et l’enseigne qui surmonte la vitrine. L’intérêt de l’emplacement est évident, à proximité de tous les commerces de l’époque, en bordure de la place où se tient le marché hebdomadaire. Un autre cliché réalisé sans doute lors du passage de « Notre Dame de Boulogne » en 1946 permet de voir l’importance du bâtiment entièrement décoré et pavoisé pour l’occasion.
Sur l’enseigne on peut parfaitement lire « Chaussures Lux-Alba gros détail ». C’est une jeune femme d’environ vingt-cinq ans en 1941 qui est à l’origine de cette entreprise si caractéristique des années de guerre et de pénurie. Lucienne Cathiard, née au Noyer, a vécu par la suite à Paris avec des parents qui travaillaient dans le cuir pour son père et dans la couture pour sa mère. On peut supposer qu’elle a dû quitter la capitale au moment de la défaite de mai/juin 40 pour venir se réfugier en Savoie, probablement au Noyer. Forte des compétences acquises au contact du monde parisien de la mode, elle se lance dans la création et la confection de chaussures, basant son entreprise à Albens en 1941.
Cette année-là précipite la France et sa population dans l’univers de la pénurie. Une pénurie orchestrée par l’Allemagne nazie qui met durement en application les conditions de l’armistice de juin 1940.
Très vite, le ravitaillement de la population en chaussures fait l’objet d’une loi établissant un système de bons d’achat par la mairie, qui donnent droit, à partir du 5 janvier 1941, à l’attribution d’une paire par personne, sans périodicité précise. Sans rire, la propagande de l’époque annonce, par voie de presse, que « Le Maréchal a fait la demande d’un bon de chaussure ». Elle pousse le cynisme jusqu’à reproduire la fiche réglementaire. La population va devoir s’adapter à l’usage de chaussures dans lesquelles les matières nobles comme le cuir vont désormais être de plus en plus absentes. L’exposition « La chaussure 1941 » qui se tient au début de l’été voit l’explosion des modèles à semelle de bois, les seuls qui peuvent être achetés sans tickets (voir cet article). C’est dans cet environnement économique que les chaussures Lux-Alba voient le jour.
La production nécessite de savoir travailler matières végétales, bois pour la semelle et raphia pour le dessus de la chaussure. Il faut trouver et former des personnes qui vont ensuite travailler à façon chez elles.
Dans l’article de la Revue de géographie alpine publié, l’auteur précise que l’entreprise fait alors travailler de nombreuses femmes des Bauges, ce qui n’est pas pour surprendre puisque la fondatrice de l’entreprise en est originaire. Il devait y avoir aussi un certain savoir-faire local dans ce domaine. En effet, dans un ouvrage de Françoise Dantzer consacré à Bellecombe-en-Bauges, l’auteur rapporte que « pendant la dernière guerre, les femmes travaillaient le raphia ». Une photographie permet de voir un modèle de chausson produit par ces travailleuses.
Tout autour d’Albens, la fabrique Lux-Alba employait aussi une quarantaine de personnes du canton. « On se formait chez Albert Viviand à Pouilly » rapporte Roger Emonet. Avec le raphia fourni par l’entreprise nous apprenions à fabriquer la semelle « constituée par une tresse enroulée et cousue dans laquelle était incorporé un talon en bois ». Nous utilisions alors « des aiguilles fabriquées à partir de baleines de parapluies sciées ». Le dessus de la chaussure était aussi réalisé en raphia travaillé au crochet. On fabriquait aussi des lacets, des pompons, des bordures tout comme des renforts pour les semelles.
Les modèles produits par Lux-Alba étaient très variés. Nous connaissons pour le moment trois sortes de chaussures fabriquées à Albens : un modèle de type galoche, des mocassins et enfin des bottines fourrées. La paire de mocassins est présentée dans une des vitrines de l’Espace patrimoine à Albens. De pointure 38, elle offre un chaussant très confortable qui surprend encore aujourd’hui. Les bottines sont également magnifiques avec une doublure fourrée en peau de lapin. Il est facile de comprendre que Lux-Alba ait pu vendre sa production dans de nombreuses villes de la zone sud et même jusqu’à Paris.
En dehors de ces modèles, l’entreprise a pu produire des sandales pour l’été ainsi que de petits sacs à main en raphia.
Après la Libération, la pénurie de matières premières ne disparaît pas immédiatement. De ce fait, l’entreprise continue à fonctionner pendant quelques années. En 1946, Lucienne Cathiard figure bien dans le recensement de la commune avec la profession de « fabricant de chaussures ». On retrouve encore mention de l’entreprise en 1950 dans l’Annuaire officiel de la Savoie. Par la suite, avec l’entrée dans la société de consommation et l’arrivée d’une forme « d’abondance », la production de chaussures en bois et raphia décline, entraînant la disparition de l’entreprise. Aujourd’hui, même son souvenir s’est effacé des mémoires. Toutefois, dans le contexte écologique contemporain, ces chaussures entièrement naturelles ne pourraient-elles pas rencontrer un nouveau public ?
Jean-Louis Hebrard
Quelle belle histoire qui résonne avec notre contexte contemporain! Serait-il possible que l’un d’entre vous nous raconte cette épopée lors de notre prochain passage à Albens à vélo (11 juillet)?