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Notre-Dame du Grand Retour – Albens 1946

Le photographe a saisi le moment où la grande statue de la Vierge à l’Enfant franchit le porche de l’église d’Albens. Nous sommes en 1946.

La statue de Notre Dame de Boulogne (archive Kronos)
La statue de Notre Dame de Boulogne (archive Kronos)

Toute la façade de l’église est décorée de branchages, le fronton barré d’un « Ave-Maria » en lettres majuscules, réalisé avec des fleurs soigneusement disposées. On voit au premier plan la remorque en forme de camionnette sur laquelle sera placée la grande statue blanche qui s’approche. Ce cliché et quelques autres nous plongent dans un évènement religieux appelé le « Grand Retour », c’est-à-dire la pérégrination de « Notre-Dame de Boulogne » à travers toute la France entre 1943 et 1946.

La statue – dessin réalisé à partir d'une photographie.
La statue – dessin réalisé à partir d’une photographie.

Pourquoi une « Vierge nautonière » c’est-à-dire assise sur une barque, très vénérée à Boulogne-sur-Mer, se retrouve-t-elle promenée dans toute la Savoie ? Pour quelle raison parle-t-on aussi à son sujet de « Grand Retour » ?
Tout commence au Moyen-âge lorsqu’une apparition de la Vierge Marie sur les rivages de Boulogne-sur-Mer donne naissance à un pèlerinage qui existe encore aujourd’hui. Une statue de la Vierge était alors vénérée par tous ceux et celles qui espéraient le retour d’un être cher, marin parti au large ou soldat expédié loin de chez lui par la fureur de la guerre. Durant la Seconde Guerre mondiale, quatre reproductions moulées de la Vierge nautonière furent envoyées à Lourdes. En 1943, l’Eglise catholique décida de faire circuler ces reproductions à travers la France selon quatre itinéraires remontant vers Boulogne-sur-Mer. L’un d’eux va parcourir les trois départements de l’Ain, de la Savoie et de la Haute-Savoie.
Venue du diocèse de Belley, la statue de Notre-Dame du Bon Retour va circuler dans les diocèses de Savoie du mois de mai au 15 août 1946 avant de gagner la Haute-Savoie.

La statue sur son chariot (archive Kronos)
La statue sur son chariot (archive Kronos)

De belle dimension, la statue pèse 160 kg. On la remarque de loin posée sur un chariot tiré d’une paroisse à l’autre par des hommes que suit une bonne partie de la population. La blanche silhouette, posée sur sa remorque, atteint deux mètres de haut. Elle est régulièrement repeinte afin de maintenir son aspect immaculé. Assise sur sa barque, la Vierge porte sur son bras gauche l’Enfant. Leurs couronnes sont dorées tout comme le cœur que tient dans sa main la Vierge et le globe entre les mains de l’Enfant.
L’arrivée de la statue dans la paroisse a été préparée depuis plusieurs semaines par le curé et les familles. Transportée jusqu’à la limite de la paroisse de La Biolle, le chariot portant la Vierge est pris en main par les fidèles d’Albens. Le curé fait chanter le « Salve Regina » et réciter des « Ave ». La foule grossit à mesure que l’on approche de l’église. La procession passe entre les maisons toutes décorées de fleurs, guirlandes, arches, branches de sapins, arbustes et drapeaux.

Le village décoré (archive Kronos)
Le village décoré (archive Kronos)

Arrivé devant l’église, on va déposer la statue sur une estrade fleurie à l’intérieur du chœur. Un immense « SALVE REGINA » inscrit sur une banderole traverse tout le fond de la nef. Des guirlandes tombent de la voute comme autant de vagues majestueuses. Elles entourent une belle étoile à cinq branches. Dans l’entrée, enfin, une autre banderole proclame en lettres majuscules « Chez nous soyez reine ». L’ensemble est à la hauteur de la ferveur mariale, de ce regain de foi que provoque le « Grand Retour ».

La nef de l'église d'Albens (archive Kronos)
La nef de l’église d’Albens (archive Kronos)

Louis Pérouas, dans un article intitulé « Le grand retour de Notre-Dame de Boulogne à travers la France (1943-1948) », décrit ce qui se passe alors : « À 21 heures débute le veillée mariale. L’église se remplit de plus en plus ; il y avait longtemps qu’on n’avait vu pareille foule venue aussi des paroisses voisines… Un prédicateur dirige la prière, faisant alterner les dizaines de chapelets, les cantiques, les invocations… À minuit commence la messe. Au moment de la communion, les assistants lisent à haute voix le texte de la consécration à Marie sur le feuillet distribué et le signent ; ils viendront le déposer dans la barque… y joignant une offrande ou un simple billet intime. Après la messe les missionnaires vont dormir. Mais la garde continue toute la nuit… À 8 heures, nouvelle messe… puis c’est l’adieu. Un cortège, plus nombreux que la veille, escorte la madone jusqu’aux limites de la commune où la statue est prise en charge par une autre paroisse ». Venue de La Biolle jusqu’à Albens, la statue reprendra sa route vers Saint-Félix puis vers d’autres paroisses du diocèse de Chambéry.

Départ de la statue accompagnée par un missionnaire (archive Kronos)
Départ de la statue accompagnée par un missionnaire (archive Kronos)

Après Chambéry, la statue parcourt le diocèse de Maurienne. La Chambre accueille le cortège le 4 et 5 juillet 1946. Puis c’est le tour de Saint-Jean-de-Maurienne pour atteindre enfin Modane en ruine le 15 juillet. Le passage dans la cité meurtrie est ainsi rapporté dans un article de la « Semaine Religieuse » du moment : « Dans ce tragique décor de ruines lamentables qui commencent à peine à se relever, cette visite prend un sens nouveau et poignant pour les trois milles sinistrés revenus s’installer dans les décombres ». Comme l’écrit l’historien Louis Perouas : « On peut dire qu’après 1945, le Grand Retour reste encore favorisé par le drame de la guerre ». Souvent, rajoute-t-il, « les anciens prisonniers, déportés, requis du STO se relaient, soit pour traîner le char, soit pour monter la garde d’honneur durant la nuit ». Quant aux familles dont un homme n’est pas encore rentré, demande peut être faite à Notre-Dame du Grand retour.

Carte d'après article de L. Perouas
Carte d’après article de L. Perouas

La statue passe ensuite en Tarentaise par le Perron-des-Encombres, un véritable tour de force car on emprunte un chemin muletier. La vallée des Belleville la reçoit ensuite avant qu’elle ne parvienne dans la cité d’Albertville. La jonction avec le diocèse voisin d’Annecy se fera le 15 août à Ugine où les évêques des deux diocèses assurent la passation. La vierge nautonière entame alors un long parcours en Haute-Savoie. Une histoire qui fera l’objet d’un autre article.

Jean-Louis Hebrard

La vierge blanche sillonne la Haute-Savoie – 1946

C’est le 15 août 1946 que Notre-Dame de Boulogne arrive dans le diocèse d’Annecy après avoir soulevé la ferveur des fidèles des diocèses de Tarentaise, Maurienne et Chambéry. Posée sur un char, tiré souvent par quelques hommes, la « Madone » va parcourir des centaines de kilomètres et visiter plus de cent-quatre-vingts paroisses avec célébration d’une messe de minuit pour les unes et d’une messe de jour pour les autres. Durant près de cent jours, elle circulera sur des routes richement décorées de guirlandes faites de verdures et de fleurs, passera sous d’innombrables arcs de triomphe, recevra l’hommage des fanfares locales, sera installée au cœur d’églises richement ornées.

Source, Archives départementales de la Haute-Savoie.
Source, Archives départementales de la Haute-Savoie.

De la mi-août jusqu’au début du mois de septembre, la statue partie d’Ugine atteint Taninges après avoir visité Chamonix, Assy, le Reposoir… La statue ne peut effectuer des parcours de plus de 15 kilomètres par jour, avançant à une vitesse moyenne de 3 kilomètres à l’heure, bien moins lorsque le profil du chemin se fait plus difficile.

La vierge nautonière en route (archive Kronos)
La vierge nautonière en route (archive Kronos)

La « Semaine religieuse » rapporte les nombreuses marques de ferveur dont la statue fait l’objet. À Saint-Nicolas-la-Chapelle le cortège est reçu par le maire et son conseil municipal au complet. Durant le mois de septembre, le cortège parti des Gets avance pas à pas jusqu’à Annecy. L’entrée dans Faverges s’effectue en passant sous un magnifique arc « surmonté d’un globe où est plantée une croix pour souligner l’idée missionnaire ». Déjà Châtel avait réalisé un surprenant arc de triomphe fait de « deux grandes luges ornées d’outils agricoles ». Quittant Annecy, la vierge gagne ensuite les rives du Léman jusqu’à Saint-Gingolph. Traversant Cruseilles, ce sont deux barques, pleines d’enfants aux bras chargés de fleurs, reliées entre elles par l’inscription « AVE MARIS STELLA » sous lesquelles passe la vierge nautonière.

Sanctuaire de La Bénite-Fontaine (collection privée)
Sanctuaire de La Bénite-Fontaine (collection privée)

C’est au sanctuaire marial de La Bénite Fontaine près de la Roche-sur-Foron que la ferveur est à son sommet. « La cérémonie du 11 octobre 1946 », écrit l’historienne E. Deloche dans son ouvrage sur le diocèse d’Annecy, « semble véritablement marquer les dix mille pèlerins présents ». Et de préciser que la « Revue du diocèse d’Annecy » estime qu’il s’agit là d’une « journée historique qui mérite de prendre place dans les annales ».

Dans bien d’autres paroisses, rapporte l’historienne, « les cérémonies réunissent des foules très importantes, tel est le cas dans la vallée de Thones, où les églises – pourtant d’une grande capacité – ne peuvent accueillir tous les fidèles qui se massent pour venir saluer et remercier Notre-Dame ».
Fin octobre, la statue entre dans Saint-Julien-en-Genevois avant de poursuivre son périple vers le sud du diocèse. Comme ailleurs, la traversée de l’Albanais mobilise les mêmes foules de fidèles solidement encadrées par le clergé en grande pompe. De nombreux clichés pris à Rumilly donnent à voir l’importance de ces cortèges. Les fidèles passent en rangs serrés devant le photographe qui s’est installé sur le pont enjambant la Néphaz. Il a saisi le moment où des religieuses en cornette passent devant l’appareil, suivies d’un grand nombre de femmes et d’hommes en chapeau. Tous défilent en ouvrant les bras. On peut imaginer qu’ils chantent ou récitent des prières. Ainsi cadré, le cliché permet aussi d’apprécier l’importance du cortège qui s’étire sans discontinuer jusqu’au fond de la rue. La procession est photographiée tout au long de son parcours, Grande rue, place Croisollet, rue de Montpelaz jusqu’à l’église Sainte-Agathe où un important clergé règle la cérémonie au milieu des familles et des enfants.
La vierge à la barque quittera le diocèse d’Annecy par Collonges pour à nouveau parcourir celui de Belley fin novembre. Au cours des trois mois durant lesquels la « Vierge blanche » sillonne les paroisses de Haute-Savoie, bien d’autres évènements agitent le France et le monde. Pour la seconde fois depuis 1945, une assemblée nationale constituante est élue en France en juin 1946. Son travail soutenu va déboucher sur l’adoption d’une constitution fin septembre 1946. Le mois suivant, par référendum, les électeurs l’approuvent : la IVe République vient de naître. Au même moment, un évènement culturel anime la Côte d’Azur, appelé à devenir bientôt un moment essentiel pour le « planète cinéma ». Le 20 septembre 1946 s’ouvre le premier festival de Cannes. En Allemagne, le verdict du Tribunal de Nuremberg tombe le 1er octobre. Les principaux dignitaires nazis viennent d’être condamnés à la peine capitale pour crime contre la paix, crime de guerre et crime contre l’humanité. Notre-Dame de Boulogne traverse encore le diocèse de Belley quand en décembre l’Unicef est créé et qu’en Indochine débute une des deux guerres coloniales qui va affecter notre pays.

Patrouille en Indochine (archive privée)
Patrouille en Indochine (archive privée)

Ce regain du culte marial que provoque le passage de la vierge nautonière ne doit pas faire illusion en donnant à penser qu’une « relative réconciliation des Français s’amorce ». Si « au nom de la solidarité, née pendant la Résistance, les conflits semblent s’apaiser un temps », écrit l’historienne E. Deloche dans son ouvrage « Le diocèse d’Annecy de la Séparation à Vatican II » (consultable en ligne), « rapidement l’installation du monde dans un système bipolaire avec la Guerre froide fait renaître les rancœurs ». L’illusion d’un retour à la « ferveur d’antan » doit aussi être levée. Le périple de la vierge blanche ferme une époque pour une société qui entre dans la modernité avec le désenchantement du monde qui l’accompagne.

Jean-Louis Hebrard