Archives par mot-clé : aqueduc

Quand l’aqueduc de la Paroy alimentait la villa de Bacuz

Nous voici de retour sur les terres de « La Paroy », entre Albens et La Biolle, pour une nouvelle plongée dans le passé romain du vicus d’Albinnum, entamée lors de précédents articles. Nos différentes publications des derniers mois contant l’histoire romaine d’Albens se sont appuyées non seulement sur les vestiges découverts au fil du temps mais également sur des témoignages d’archéologues réputés de leur époque. Parmi ceux-ci, le comte François de Mouxy de Loche, lequel indiquait, plan à l’appui, la présence d’un aqueduc romain à « la Paroy ».
Qui était donc ce comte de Mouxy de Loche ? Né en 1757 à Grésy-sur-Aix, il était un major-général de l’armée sarde, un officier militaire du Duché de Savoie, un archéologue et historien régional. Il a été membre de nombreuses sociétés savantes à Turin, Genève, Paris… et est surtout l’un des fondateurs de l’Académie des Sciences, Belles-Lettres et Arts de Savoie en 1820 dont il sera le président jusqu’à sa mort en 1837 à Chambéry. Ses recherches minutieuses ont permis de retracer l’histoire de Grésy-sur-Aix et d’Aix-les-Bains et ses écrits restent encore aujourd’hui une mine d’informations sur lesquels s’appuient de nombreux historiens ou entomologistes (spécialistes de l’étude des insectes).
Dans un manuscrit, il évoque le tracé de l’aqueduc de « La Paroy » qu’il a vu et imagine les fontaines qu’il a dû alimenter en plus de celle déjà existante dans le hameau. Il indique également une autre dérivation qui part de l’aqueduc principal en direction d’Albens. Si « l’eau de source pure », dont parlait l’historien et archéologue Charles Marteaux en 1913, est depuis des siècles la potion magique des irréductibles de l’enclave de « Parroy » (nom du hameau durant La Renaissance), quelle utilisation en faisait les romains ?
Pierre Broise, un archéologue du XXème siècle, imaginait l’aqueduc de « La Paroy » comme desservant la villa de « Bacuz », parcelle limitrophe, située au sud du vicus d’Albinnum. Des études indiquent que les noms en « y », reliés à l’ère gallo-romaine, indiquent souvent l’emplacement de « villæ » de l’époque : « La Paroy » ne semble pas échapper à cette particularité. Lorsque l’on parle de villa, il ne faut pas imaginer le sens qu’on lui donne aujourd’hui, mais celui d’une résidence principale appartenant au maître du domaine, accompagnée de bâtiments d’exploitation agricole. Ces « villæ » appartiennent souvent à des familles gauloises qui se sont romanisées et sont entourées de « casæ », des maisons aux simples murs de pierres permettant le logement de paysans pauvres travaillant dans l’exploitation.
Par aqueduc, il faut imaginer une succession de tegulæ (tuiles) romaines, alignées les unes au bord des autres et formant une canalisation permettant l’acheminement de l’eau. Vous trouverez ci-dessous un bel exemple de conduite romaine lors d’une fouille d’urgence réalisée en 2010 à Ville-en-Sallaz, en Haute-Savoie, lors de la découverte d’un complexe résidentiel romain de 1600m² avec thermes, patios, bassins et salle chaude au moment de sa destruction pour laisser place à un quartier résidentiel. Là où plusieurs mois auraient été nécessaires pour effectuer des fouilles dignes de ce nom, les archéologues n’eurent que deux semaines pour sonder le terrain avant de laisser place aux pelleteuses.

La conduite en tegulæ de Ville-en-Sallaz lors des fouilles d'urgence de 2010. Une tegula trouvée à Albens.
La conduite en tegulæ de Ville-en-Sallaz lors des fouilles d’urgence de 2010. Une tegula trouvée à Albens.

À Albens, on sait grâce à une inscription présente dans l’église de Marigny-Saint-Marcel (et d’autres archives) que des thermes ont été offerts par Sennius Sabinus, préfet des ouvriers, aux habitants du vicus d’Albinnum. Lors de la construction du gymnase actuel, on a découvert (et jeté…) en très grande quantité des « pilettes » (soutien du sol de la salle chaude) qui étaient fréquemment utilisées pour maintenir la chaleur de l’eau suivant le système d’hypocauste dans les thermes romains. Cela pourrait indiquer l’emplacement des thermes desservis par l’aqueduc en provenance de Marigny-Saint-Marcel, sans certitude, ces révélations ayant été faites une fois les travaux finis.
Mais revenons à la « Villa de Bacuz », que sait-on des habitations gallo-romaines présentes sur cette colline située au sud-ouest d’Albens ? Son emplacement n’est pas localisé avec certitude mais était probablement positionné entre le lotissement de Bacchus et La Paroy. On est sûr de la présence gallo-romaine sur cette colline, riche en vestiges : les colonnes de « La Paroy » proviennent de cette zone (d’autres également, portées aujourd’hui disparues), des fragments de tuiles, de multiples amphores, des pièces de monnaie, une intaille en cornaline, une épée, etc. Au cours de l’histoire, certains ont avancé l’hypothèse de la présence sur cette colline d’un temple romain dédié à Diane (déesse de la Lumière et de la Chasse) en plus d’une villa, mais nous ne pouvons l’affirmer, faute de recherches archéologiques. Charles Marteaux, s’appuyant sur les travaux d’historiens et nobles de la fin du XVIIIème/début XIXème siècle comme Charles Despine ou Claude-Antoine Ducis, indiquait, lui, la présence « d’une étable dont il ne restait plus qu’une excavation aux parois recouvertes d’argile ».
Jusque dans les années 1950, de nombreux vestiges, fragments de poteries, briques ou tegulæ étaient découverts sur ces parcelles de « La Paroy/Bacuz » lors du labour, les champs ressortant rouge d’éclats divers : un simple ramassage de surface suffisait pour garnir les musées alentours ou les collections de passionnés. Malheureusement, la majeure partie des pierres trouvées ont été jetées par brouettes entières ou utilisées dans les drains agricoles voire dans la construction de bâtiments par méconnaissance de leur importance quant à l’histoire d’Albens. L’urbanisation d’une partie du secteur ces dernières années n’a étonnamment permis aucune nouvelle découverte.

Ramassage de surface à « La Paroy/Bacuz »: anses d'amphores, éclats de colonnes, poteries, céramiques, tegulæ, briques…
Ramassage de surface à « La Paroy/Bacuz »: anses d’amphores, éclats de colonnes, poteries, céramiques, tegulæ, briques…

« Bacuz », qui signifie « grand bassin », tient-il son nom de la réserve d’eau qu’il était peut-être pour le vicus d’Albinnum via son aqueduc ? En effet, la colline de Bacuz regorge d’eaux souterraines tout comme celle de La Paroy qui compte un aquifère et « Les Prés Rus » (et non « Les prés rue » comme indiqué en bordure de route) qui indiquent dans leur nom la présence de ruisseaux dans cette zone. Les romains, contrairement à nous autres contemporains, se seraient donc servis de la richesse aquatique de ce secteur pour alimenter Albinnum par le Sud, pas si fous ces romains !
En période de grosse sécheresse, on observe dans un champ la présence d’un cercle net. Ce cercle, déjà visible dans la même zone il y a quelques décennies, pourrait-il correspondre à un puits dont le trop-plein alimentait l’aqueduc ? Sous ce cercle, toujours en période de sécheresse, apparaît dans l’alignement du puits de La Paroy, une ligne droite qui part en pente en direction de Bacuz à travers champs. Un drain agricole positionné à l’emplacement de l’aqueduc qui circulait en direction du vicus d’Albinnum ? Simple fantasme ou réalité enfouie ? À quelques mètres de là trônent les quatre platanes du site de « Bacuz » sous lesquels se trouveraient des constructions souterraines importantes selon plusieurs témoignages d’anciens habitants du secteur qui décrivaient une cave présente à cet emplacement et utilisée il y a encore une soixantaine d’années. Qui sait si cette cave n’était pas un héritage du passage des romains sur ces terres. Faute de recherches, il est cependant difficile de l’affirmer avec certitude. « Bacuz » pourrait-il donc finalement tenir son nom de « Bacchus », Dieu de la vigne et du vin, en référence à une activité viticole sur ce terrain argileux, activité encore existante dans tout le secteur quelques décennies avant l’urbanisation ? Toutes les hypothèses sont permises et chacun est libre d’imaginer ce à quoi devait ressembler la villa de Bacuz du temps de nos ancêtres romains (présence de pressoir à vin, de vignes, de bassins, d’écuries, …).
Si Pierre Broise indiquait « Bacuz » comme l’une des zones privilégiées d’Albens du fait des importants vestiges trouvés ici, « sans profit pour l’Histoire » regrettait-il d’ailleurs amèrement, le comte François de Mouxy de Loche affirmait lui que « si l’on faisait des fouilles en règle à La Paroy, on découvrirait ici bien des antiquités ». Les vestiges gallo-romains, mérovingiens ou burgondes trouvés çà et là sur les terres d’Albens témoignent de l’ancienneté de notre territoire, façonné par nos différents ancêtres, qu’ils soient allobroges, gaulois ou romains. Chaque nouvelle urbanisation, sans se soucier de la destruction de ce patrimoine, est un coup de pelleteuse donné à notre histoire. Dans les années 1980, Pierre Broise regrettait que le site d’Albens n’ait pas été mieux considéré au cours du temps et espérait que des fouilles seraient effectuées sur cette colline de « Bacuz/La Paroy » pour devancer des travaux destructeurs à venir. Des recherches sur ce secteur semblent aujourd’hui nécessaires afin d’en apprendre davantage sur notre histoire et la sauvegarder avant que l’étalement urbain ne vienne définitivement effacer toute trace d’Albinnum la romaine.

Benjamin Berthod

À La Paroy, on boit encore l’eau des romains

Notre voyage au temps des romains, débuté au cours d’articles précédents, passe une nouvelle fois par l’enclave de « La Paroy », entre Albens et La Biolle. Après ses colonnes romaines et quelques uns de ses vestiges disparus, nous évoquerons aujourd’hui son réseau hydraulique.

Du Vicus d’Albinnum, on connaît les inscriptions de Marigny-Saint-Marcel, présentes dans le mur de l’église de cette commune, qui indiquent un don de Caius Sennius Sabinus, riche citoyen romain, aux habitants d’Albens, afin que ceux-ci disposent de bains publics. Un aqueduc romain au départ de la source de la Bourbaz, aujourd’hui tarie, se chargeait de conduire l’eau à travers les marais jusqu’à Albinnum. Par aqueduc, il ne faut pas s’imaginer un monument comme le Pont du Gard mais plutôt une canalisation réalisée à base de tegulae (tuiles) et permettant l’acheminement de l’eau. Si cet aqueduc est le plus connu lorsque l’on évoque le passé romain d’Albens, d’autres théories évoquent un second aqueduc, à La Paroy.

La fontaine du village: son bassin antique et le saule centenaire
La fontaine du village: son bassin antique et le saule centenaire

C’est François de Mouxy de Loche, officier savoyard et historien régional connu, qui signale cet aqueduc le premier au début du XIXème siècle. Il indique, plan à l’appui : « … on a découvert en fouillant un champ les restes d’un bel aqueduc souterrain […] le morceau d’aqueduc qui a été découvert a 130 pieds de longueur (40 mètres) en ligne droite, sa direction est d’à peu près Nord/Est et sa pente paraît se diriger vers la ville d’Albens. Ce morceau d’aqueduc parait avoir fourni de l’eau à une et même deux fontaines sur le sol même […] ». Ce document, qui comprend bien d’autres indications, est beaucoup trop précis pour avoir été inventé. C’est également l’avis de Pierre Broise, archéologue du XXème siècle, qui admet l’hypothèse de deux aqueducs distincts : l’un au Nord, en provenance de Marigny-Saint-Marcel et alimentant le vicus d’Albinnum ; un second au Sud, à La Paroy, desservant la villa de Bacuz.

Au début du XXème siècle, un autre archéologue, Charles Marteaux, dans une étude de la voie romaine entre Seyssel et Aix-les-Bains en 1913, évoque « le village de Paron, au sud-ouest d’Albens, où s’élevait une belle villa à mi-côte, connue pour ses nombreuses substructions, ses colonnes, ses pierres taillées, ses inscriptions, ses vases rouges et noirs datant du Ier siècle (portant les inscriptions « SEVVOFE » et « OFEBRIIV »), sept amphores trouvées en 1882 (dont trois vendues immédiatement), ses monnaies, son étable, etc. ; elle jouissait d’une vue agréable sur le vicus et sur la plaine et était pourvue d’une source pure », ce que confirme une étude géologique et hydrogéologique effectuée en 1992 qui met en évidence la présence d’un aquifère et d’une eau de source riche en sels minéraux sur le secteur de La Paroy. Cette eau de source a été régulièrement utilisée par les habitants du hameau jusque dans les années 1990. Charles Marteaux, dans son étude, ajoute à propos des vestiges, qu’il « se peut que la pierre tumulaire du préfet de la Corse, L. Vibrius Punicus, ait été transportée plus tard de là au château de Montfalcon ».

Petit aparté concernant le nom de la Paroy : le lieu-dit s’appelait « Parroy » au XVIème siècle puis on le retrouve sous le nom de « Paron », « Paroir » et enfin « La Paroy » ou « La Parroy » dans les actes jusqu’à la seconde partie du XXème siècle. Une coïncidence surprenante concernant le terme de « Paron » : c’est le nom d’une petite commune de l’Yonne, d’origine romaine et qui possède des vestiges d’aqueduc, des murs gallo-romains et un site d’atelier métallurgique. Le nom qui a évolué au fil du temps découlerait du terme « Paroy » dont quelques villages alentours portent encore ce nom et viendrait du latin « paries » (la muraille). Sa signification serait « le lieu pierreux ou la paroi au pied de la colline ». Ailleurs, on indique que le terme « Paroy », viendrait du latin « petra » (la masse de pierre escarpée) et pourrait correspondre à des éléments de voie romaine lorsque le contexte permet de les situer dans un ensemble signifiant. Dans son manuscrit, De Mouxy de Loche indique que « cet aqueduc est à environ 300 pas au-dessous de l’ancienne route de Rumilly, soit la voie romaine ». De nos jours, une erreur orthographique commise sur le cadastre, « la Paroie », apparaît.

Mais revenons au témoignage de Charles Marteaux, outre l’intérêt pour les vestiges qu’il répertorie, qu’en est-il aujourd’hui de cette « source pure » ou de cet « aqueduc souterrain » dont nous parlaient les archéologues d’alors ?

Le village de La Paroy comprend deux puits antiques : l’un de section rectangulaire de plus de six mètres de profondeur, alimenté par un canal en pierres qui amène l’eau qui semble issue de la nappe phréatique des Marais du Parc. Le second puits fait également six mètres de profondeur ; à la sortie de celui-ci en direction de la fontaine du village, le canal est obturé par une plaque de plomb (40 x 40 cm environ) perforée par de nombreux trous circulaires. Cela rappelle sensiblement la plaque en plomb répertoriée d’époque romaine à Marigny-Saint-Marcel au niveau de la source de la Bourbaz et de l’aqueduc « officiel » d’Albens.

Les deux puits de La Paroy
Les deux puits de La Paroy

L’origine du bassin antique du village dans lequel se déverse l’eau du puits n’a jamais été établie. Cependant, des racines du saule centenaire de la fontaine obstruant l’arrivée d’eau, des travaux pour réparer le canal dans les années 1990 mirent en évidence une conduite en tegulae – cassée par les racines – alimentant le bassin en eau. C’est fort probablement la dérivation de l’aqueduc romain dont nous parlait De Mouxy de Loche. À noter la présence d’un second bassin répertorié romain au sein du village.

Malgré tous ces faits, aucune recherche archéologique n’a jamais été effectuée sur le secteur pour étudier les puits du village et son réseau hydraulique. Dans les années 1990, on indiquait pourtant que si l’aqueduc romain était confirmé, celui-ci serait le seul en Savoie encore en état de fonctionnement ! De la fin du XVIIIème siècle jusqu’aux années 1950, un simple labour des champs alentours avec des outils archaïques suivi de fouilles de surface permettait la découverte de nombreux vestiges. Ces trente dernières années, le secteur de Bacuz, malgré l’urbanisation, n’a, semble-t-il, permis aucune nouvelle découverte répertoriée. Il apparaît cependant nécessaire d’effectuer des recherches dans la zone La Paroy/Bacuz avant que l’étalement urbain ne vienne complètement recouvrir ces terres.

Benjamin Berthod