Haute-Combe ou la vie monastique à Cessens au XIIème siècle

NDLR : l’auteur a pris la responsabilité d’écrire le nom de l’abbaye de Cessens, Haute—Combe en deux mots, afin d’éviter toute confusion avec l’actuelle abbaye d’Hautecombe, située sur les bords du lac du Bourget.

L’abbaye d’Hautecombe, lieu de recueillement pour certains et de curiosité pour d’autres, possède un passé qui nous permet, en cette fin du XXe siècle, de mieux comprendre les raisons qui poussent actuellement les moines de la communauté à quitter l’abbaye. Avant de s’établir sur les rives du Lac du Bourget, les moines, venant du Chablais, ont séjourné sur le territoire de la commune de Cessens.

Origine

La fondation de l’abbaye d’Haute-Combe se situe à une époque (fin du XIème siècle) où un mouvement pousse certains moines à revenir aux sources de leur vocation.

Ainsi, en 1075. Saint Robert fonde le Monastère de Molesme (1). C’est de là que vers 1090, deux moines partent pour s’établir dans une vallée calme du Chablais et y érigent, en 1097, l’abbaye d’Aulps. Certains documents nous apprennent que des moines, venus de l’abbaye d’Aulps, s’installèrent à Cessens, avant de gagner les rives du Lac du Bourget.

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Migration des moines à travers les Alpes

Implantation de Haute-Combe à Cessens

Les moines venus d’Aulps élevèrent l’ancien monastère d’Haute-Combe sur le plateau de Paquenôt, situé entre les hameaux actuels de Topis et des Granges.

La Haute-Combe, anciennement appelée Combe de Vandebert ou de Valpert, est située sur le territoire de la commune de Cessens, à une altitude de 675 m (2). Elle est située sur un chaînon jurassien qui s’avance dans l’avant-pays alpin. Cette montagne s’étire du Nord au Sud, sur une trentaine de kilomètres, du Val de Fier à Aix-Les-Bains, sous les noms successifs de Gros Foug (3), Clergeon, Sapenay, La Biolle et Corsuet.
Elle sépare à l’Ouest, la plaine de Chautagne et le lac du Bourget et, à l’Est, le bassin fertile de l’Albanais où se pratiquent depuis des siècles l’élevage et la culture. Il fut longtemps dénommé le grenier à blé de la Savoie.

C’est dans ce cadre, en lisière de la forêt de feuillus qui couvre la montagne, que s’établirent les moines. Cet emplacement correspond bien aux vœux de la vie monastique des religieux qui dans leur quête de solitude fuyaient les terres déjà surpeuplées.

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Abbaye de Saint Jean d’Aulps – Wikipédia / OT Vallée d’Aulps

Fondation d’Haute-Combe

C’est dans ce cadre que les moines d’Haute-Combe menèrent une vie solitaire, se séparant complètement du monde, recherchant la solitude afin de mieux suivre la règle de leur guide Saint Benoit. Ils vivaient par petits groupes dans des ermitages disséminés dans la montagne, autour du monastère.

Il n’existe pas de charte sur la fondation d’Haute-Combe : les moines restant assez indifférents aux soucis juridiques et administratifs découlant de l’incertitude sur la réussite d’une telle entreprise.
Il est donc difficile d’avancer une date concernant la fondation même du monastère. Si l’on en croit un récit anonyme du XVème siècle (document relatif aux origines d’Haute-Combe, Archives de Turin), la fondation d’Haute—Combe remonterait au début du XIIème siècle, en 1101.

« Anonyme turinois (XVème siècle). L’an 1101, quelques hommes animés de l’esprit de Dieu, désirant embrasser la vie érémitique, arrivèrent en un lieu, alors plein d’horreur et de solitude, appelé Hautecombe. Là, Ils bâtirent un oratoire et menèrent une vie sainte et solitaire jusqu’à la fin de l’année 1125 du seigneur, où, suivant les conseils de saint Bernard, qui alors passait dans cette direction, et à cause d’une lumière qui, pendant la nuit, se rendait de l’ancien monastère au lieu nommé Charaia, situé de l’autre côté du lac du Bourget, ils se transférèrent sur cette rive et l’appelèrent Hautecombe, nom du lieu qu’ils venaient d’abandonner. »

Par contre, deux chartes en confirment l’existence ; l’une de 1121 dans laquelle, un certain Gauterin d’Aix donne à Guérin, l’abbé de Notre Dame d’Aulps (1113-1136) « la terre naguère appelée le Fornet et maintenant Hautecombe, située dans le pays de l’Albanais, sur la montagne où se trouve la château de Cessens. »

« Au nom du Seigneur. Moi, Gauterin, je donne à Dieu et à Notre-Dame et à l’église d’Aulps ainsi qu’à dom Guérin, abbé de cette église, pour le salut de mon âme et de celles de tous mes ancêtres, la terre naguère appelée le Fornet et maintenant Hautecombe, située dans le pays de l’Albanais, sur la montagne où se trouve le château de Cessens. Voici les limites de ce lieu. À l’orient, la voie qui, du château de Verdet, passe au pied de cette montagne. À l’occident, du faîte de cette montagne, le cours du ruisseau Vinan qui descend du Grand Foug qui est au sommet de la montagne. À l’aquilon, de ce sommet et du foug par la colline suivante que l’on a coutume d’appeler de Verdet jusqu’à la voie qui passe au pied de la montagne. Au midi, une ligne droite partant du sommet de la montagne où est le foug jusqu’à la voie qui passe au pied de la montagne. Le seigneur Gauterin a également accordé à ceux de ses hommes qui le voudraient de donner à cette église en libre aumône comme de leur propre alleu les terres qu’ils tiennent de lui. Ont approuvé cette donation : les fils de Gauterin, Albert et Guillaume, ainsi que son épouse Guillauma ; Rodolphe, seigneur du Château de Faucigny, ainsi que sa femme, son père et ses fils ; Aymon de Grésy et ses frères, le prêtre Didier et Aymon de Venaise ; le prêtre Borno, qui a en outre cédé des dîmes. Ont signé les témoins suivants : Gantier, vidomne de Rumilly, témoin ; Nantelme, témoin ; Amblard, témoin ; Nantelme et Hugues leur frère, neveux du seigneur Gauterin, qui ont approuvé et ont été témoins ; Pierre, fils de Gauterin, témoin ; Ulric de Mouxy, témoin ; Guillaume des Échelles, témoin ; Girard Arborerius, témoin. Moi, Amédée, comte, j’approuve et je confirme, pour le salut de mon âme et de celles de mes parents, la donation faite à Dieu et à l’église d’Aulps par Gauterin, de terres qui font partie de mon propre alleu. Fait en présence de dom Humbert, évêque de Genève ; de dom Pons, évêque de Belley ; de dom Boson, abbé de Suse. Ont signé les témoins suivants ; Boson d’Allinges, témoin ; Aymon de Briançon, témoin , Albert de Cruseilles, témoin. Et moi, Vivian, par ordre du chancelier Amaldric et sur requête du comte Amédée et du seigneur Gauterin, j’ai écrit cette charte l’an de l’incarnation du Seigneur 1121. »
(Traduction de le charte rédigée en latin en 1121)

La seconde de 1126, dans laquelle, les familles d’Aix, de Savoie et du Faucigny confirment cette donation aux frères d’Haute-Combe.

« 1126. Gauterin d’Aix a fait plusieurs donations aux frères d’Hautecombe, entre autres une terre qu’il possédait dans le pays de l’Albanais, au lieudit Combe de Vandebert et maintenant Hautecombe. Ont approuvé toutes ces donations : sa femme Guillauma, ses fils Albert, Amédée, Guillaume, Aimon et Gauterin, et sa sœur Ermengarde, le comte Amédée, Guillaume de Faucigny et son fils Rodolphe ainsi que les fils de ce dernier, et Louis, fils d’Amédée de Faucigny. Témoin Hugues de Lescheraines et d’autres, l’an du seigneur 1126. »
(Traduction de la charte rédigée en latin en 1126)

Ces chartes présentent un double intérêt :
– Le nom de Haute-Combe apparaît dans les deux, ce qui atteste une fondation antérieure à ces deux dates.
– On peut aussi noter la distinction faits entre les bénéficiaires. D’abord l’abbé d’Aulps, puis les frères d’Haute-Combe ; ce qui démontre le progrès et l’importance prise par la fondation.

Cette fondation est certainement antérieure à 1119 car l’évêque de Genève, Guy de Faucigny (1078-1119) avait conféré à son frère Aymon, l’investiture de plusieurs villages et châteaux parmi lesquels figuraient deux monastères : Bommont et Haute-Combe. Pour vivre en milieu féodal, Haute-Combe devait être reconnue par tous ; ce qui semble le cas puisque la famille Gauterin approuve cette donation ainsi que les Faucigny, les Grésy, le comte de Genève, le comte Amédée III qui ne porte pas encore le titre de Comte de Savoie (a).

L’autorité ecclésiastique reconnaît Haute-Combe, puisque la charte de 1121 stipulait la présence d’Humbert de Gramont, évêque et seigneur de Genève, en effet, Haute-Combe dépendait à cette époque de ce diocèse.

Affiliation à l’abbaye de Clairvaux

Il est importent de revenir un peu en arrière afin de mentionner la fondation en 1098 de l’abbaye de Citeaux (4) par Robert de Molesme (5).
En 1115, Saint Bernard (6), jusque là moine à Citeaux, fonde l’abbaye de Clairvaux (7), qui lui confère l’autorité sur de nombreuses autres abbayes.

À cette époque, l’ordre cistercien est en pleine prospérité et Saint Bernard ne manque aucune occasion de lui gagner de nouvelles recrues. En janvier 1133, Saint Bernard traverse les Alpes pour répondre a l’appel du pape Innocent II. Il rendit visite aux moines d’Haute-Combe et les invita à embrasser, à son exemple, la vie cénobitique (vie communautaire). Sa parole fit impression car les moines d’Haute-Combe décidaient d’adhérer à la réforme de Citeaux. Le 14 juin 1135, Haute-Combe s’affine à Clairvaux. Durant le même été, une petits colonie de moines de Clairvaux rejoint Haute-Combe pour initier leurs frères à l’ordre cistercien. Un peu plus tard, l’abbé Vivien, ancien abbé bénédictin et premier abbé cistercien du monastère, prit le chemin de Rome, certainement afin de faire approuver par le pape l’incorporation d’Haute-Combe à l’ordre cistercien.

Cette affiliation marqua pour les moines d’Haute-Combe le début d’une vie monastique communautaire. Saint Bernard, qui recherchait la solitude pour ses monastères, la craignait pour ses moines.

Transfert d’Haute-Combe au bord du lac

Les raisons qui détermineront les moines de Cessens à s’établir au bord du lac du Bourget ne nous sont pas connues.

D’après le récit anonyme du XVème siècle, une manifestation céleste serait à l’origine de ce transfert. « Une lumière s’élevait de la Combe de Cessens et se dirigeait sur la rive occidentale du lac du Bourget ».
Il est plus vraisemblable que le transfert réponde a un besoin d’isolement plus grand.

Tout comme a Cessens, il n’existe pas de charte relative à la fondation d’Hautecombe à son nouvel emplacement, mais seulement un document qui confirme l’existence du monastère déjà installé. Il n’est donc pas possible de donner une date précise à cette migration.

La seule chose que l’on peut affirmer, c’est qu’ils baptisèrent leur nouvel emplacement du nom de celui qu’ils quittèrent : Hautecombe.

Eric Gaudiez

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« Généalogie » de Haute-Combe à Cessens

Bibliographie

– /Les Origines de l’Abbaye d’Hautecombe/ » de Romain Clair, 1984

– /Histoire de l’Abbaye d’Hautecombe en Savoie/ de Blanchard 1874

Nous remercions Monsieur le Curé d’Albens qui a bien voulu nous prêter le /Livre des Chrétiens/.

La charte du monachisme

Imitant Pacôme, Benoit sa retire à l’âge de 20 ans dans une grotte près de Subiaco et, comme lui, attire de nombreux disciples dont il doit organiser la vie. Il y fonda son premier monastère, puis vers 529 un autre au mont Cassin, en Campanie, où il demeura jusqu’à sa mort.

C’est au mon Cassin, à mi-chemin entre Rome et Naples, que Benoit rédige sa règle. Comme d’autres moines évangélisateurs de l’époque, Benoit ne parcourut pas l’Europe, dont il devait devenir le saint patron en 1964.
Il marque pourtant l’Occident chrétien par le rayonnement de sa règle.
Celle-ci s’inspire de celles de Pacôme, Augustin, Cassien, de Césaire et d’un autre texte anonyme connu sous le nom de « Règle du Maître ». Elle trace un chemin équilibré entre la prière et l’ascèse, entre le travail et l’étude. Si la vie d’Antoine fut diffusée grâce a Athanase d’Alexandrie, la règle de Benoit devint la « charte du monachisme » grâce à l’action du premier pape bénédictin, Grégoire le Grand (540-604).

Elle a pour principe de faire de l’abbaye une vraie famille dont l’abbé est le père. Élu par ses frères, il les aide à « chercher Dieu » dans le travail et la prière. C’est d’ailleurs dans ces deux mots de la devise « Ora et Labora » que se concentra l’ensemble de l’esprit de la règle.

De toutes les règles monastiques, celle de saint Benoit est considérée comme la plus achevée. Elle n’obéit pas pour autant à un plan logique, mais s’attache à l’expérience quotidienne. Elle sa divise en 73 petits chapitres. Au chapitre 2, la description de la charge abbatiale est l’un des plus beaux morceaux de la législation monastique. Saint Benoit y ajoute une énumération de bonnes œuvres qui ne lui est pas propre. Avant de présenter son traité sur l’obéissance, il donne une longue série de vertus et de mises en garde contre les vices que l’on peut rencontrer dans le monastère. Dom Bernard Maréchaux a résumé en ces termes la règle bénédictine : « Saint Benoit présente le monastère sous trois aspects : il est, dit-il, une école du service divin, il est un atelier de bonnes œuvres, il est la maison de Dieu… Une école, on s’y instruit ; un atelier de même ne se conçoit pas sans la direction d’un chef, auquel tous sont soumis, apprentis, ouvriers, contremaîtres ; enfin, la maison de Dieu ne saurait exister sans que Dieu y ait son représentant. Ce maître, ce chef d’atelier, ce représentant de Dieu, investi de son autorité, revêtu de sa paternité, c’est l’abbé. »
(Saint Benoit, sa vie, sa règle, sa doctrine spirituelle, Paris, 1928).

La règle de saint Benoit ne s’applique pas seulement aux hommes. Au pied du mont Cassin, la propre sœur de Benoit, Scholastique, fonde un monastère de femmes. Un peu partout on voit se développer des monastères jumelés. Des exemples existent encore aujourd’hui.

Extrait du Livre des Chrétiens – Tome 6 – Édition Hachette

(1) Abbaye bourguignonne
(2) Le village de Cessens s’érigeait à l’époque plus près du sommet de la montagne à proximité du château qui commandait le passage du col de Cessens. Les ruines subsistent encore, dénommées maladroitement « Tours de César ».
(3) Sur la montagne se dressait un hêtre (du latin fagus : hêtre). Il servait de repère et marquait la limite entre les terres des seigneurs de Cessens et de Châtillon en Chautagne.
(4) Abbaye de Citeaux (Côte d’Or) fondée en 1098 par Robert de Molesme. Ordre de Citeaux (cistercien). Saint Robert fonde Citeaux pour revenir à la règle de Saint Benoit (pauvreté, uniformité, travaux des champs).
(5) Robert de Molesme, moine et réformateur bénédictin, fondateur de l’abbaye de Molesme et de Citeaux.
(6) Saint Bernard : moine de Citeaux, fondateur de l’abbaye de Clairvaux.
(7) Abbaye de Clairvaux (Aube) : abbaye fondée par Saint Bernard en 1115, « sœur jumelle » des abbayes de La Ferté, Pontigny, Morimond

Article initialement paru dans Kronos n°3, 1988

(a) La maison de Savoie possède le titre de Comte dès 1003, mais n’y accolera pas l’indication géographique « de Savoie » avant la deuxième moitié du XIIè siècle.

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